CHAPITRE 34.2 * JAMES
J.L.C.
♪♫ ... ♪♫
Autour de nous, le Jardin Royal déploie ses splendeurs automnales. Les platanes majestueux, les cèdres du Liban, les chênes, et autres essences remarquables et séculaires habillent les allées de feuillages flamboyants, oscillant entre le des teintes mordoré, pourpre et orangé, tandis que les feuilles se laissent emporter par la brise légère. Ce jardin à l'anglaise, rénové dans le style Second Empire, comme me l'explique Victoria, avec ses cheminx sinueux, ses recoins ombragés, ses bancs, rambardes, fontaines et réverbères en fer forgé, invitent à la rêverie. Pas étonnant que ma petite ingénue le préfère aux deux autres parcs avoisinants — celui du Grand-Rond et le Jardin des Plantes —, tant l'ambiance est ici à son image, romantique, bucolique et délicieusement mélancolique.
Chemin faisant jusqu’au lieu choisi pour notre pique-nique, Victoria et moi sommes passés devant l’admirable sculpture en bronze d’Antoine de Saint-Exupery et son célèbre Petit-Prince, un conte que Vi affectionne beaucoup. Quant à moi, j'ai d’autant plus apprécié la statue en pierre blanche dédié à Déodat de Séverac, un compositeur toulousain dont le nom et l'oeuvre m’étaient inconnus, qu'elle semblait faire écho à la femme fabuleuse qui se tenait à mes côtés : une figure éthérée à peine voilée tenant deux bambins par la main comme une mère guidant ses enfants, ou, comme une future enseignante menant ses élèves sur la voie de l'apprentissage, lui ai-je fait remarqué.
On est assis à même le sol, sur un parterre gazonné qui offre une vue sur la cabane à oiseaux édifié au centre d’un plan d’eau. Le soleil radieux brille haut dans le ciel, réchauffant l’air avec une douceur inattendue pour un mois de novembre. Les reflets scintillants du bassin des cygnes — où plutôt de la mares aux canards, uniques locataires des lieux en ce jour — créent une atmosphère apaisante, presque magique. En t-shirt, je savoure la chaleur du soleil sur ma peau et observe les rayons qui jouent sur le visage et le buste de Victoria, avec son petit pull noir, simple, mais élégant, qui met si bien son décolleté en valeur.
Je lui tends un morceau de saucisson aux noix, nos doigts se frôlent brièvement, et un frisson agréable me parcourt. Chaque son, du murmure de l’eau à celui des feuilles froissées, compose une mélodie naturelle qui accompagne notre moment de partage et notre conversation qui dévie vers divers sujets plaisants.
Je m’efforce de capturer chaque détail, de les garder en mémoire en attendant qu’elle me revienne : la façon dont ses yeux s’illuminent, les traits délicats de son visage, le grain soyeux de ses mains lorsqu’elle prend un raisin, ou encore la tendresse de son sourire radieux.
A un moment, Victoria revient piquer là où ça fait déjà mal.
— “Et tu as prévu quoi dans les prochains jours ?”
Apparemment, me languir à mort… Au pire me saouler en poireautant. Au mieux me queuter en pensant à toi.
Mais hors de question que je lui traduise ça… A la place, je lui expose mon programme, qui, si on devait comparer, face à la perspective volée de moments ensemble, m’ennuie déjà à mourir :
— “Et bien pour tout te dire, les prochains jours, et même semaines, vont être sacrément chargés.”
Je m'accoude pour mieux me plonger dans mes propres réflexions et dérouler l’interminable listing de choses à faire.
— “Côté perso, j’ai des visites d'appartement...”
Je laisse traîner ma phrase, observant sa réaction du coin de l'œil. Hier, elle m’a proposé de m’accompagner pour des visite jeudi après-midi. Mais voilà, elle ne sera même pas sur Toulouse… A croire que je vais me retrouver devant l'agent immobilier avec un air d’orphelin abandonné… Autant dire que l’ambiance sera… mémorablement triste, digne d’un film d’art et essai bien trop conceptuel.
Victoria, attentive, réagit au quart de tour :
— “Oh... Je... J'avais complètement oublié que je serai chez mes parents jeudi... Je suis désolée...”, souffle-t-elle.
Son intonation hésitante est empreinte de sincérité mais aussi d'un peu de gêne, comme si elle s'en voulait déjà d’avoir manqué à sa parole. Elle ne l'a pas fait exprès, bien sûr, et il n’y a vraiment pas de quoi lui en vouloir.
— “Pas grave.”
Je lui offre un sourire rassurant, effleurant sa main du bout des doigts. Ses traits s'adoucissent un peu, mais je peux voir dans ses yeux une pointe de regret, presque une petite ombre sur son visage habituellement si lumineux. Elle baisse brièvement la tête. Je décide de balayer l’atmosphère légère de gêne en changeant de sujet, mon regard se perdant un instant dans la douceur du jardin autour de nous.
— “Côté boulot par contre, c’est là que ça se corse… Je dois aller m'entretenir avec mes différents fournisseurs pour discuter des contrats et des conditions de livraison. Certains d'entre eux ne sont même pas dans la région toulousaine, ce qui promet de longs trajets en voiture que j’appréhende déjà. Je peux déjà imaginer le bitume qui défile sous mes roues, les heures passées à écouter de la musique et à fumer, parce qu'il n’y a rien d’autre à faire quand on roule seul. Mais bon, je n'ai pas le choix. Il faut que je vérifie les prix des matières premières et m'assure que la qualité est au rendez-vous. La provenance de chaque ingrédient est super importante ; je veux que notre whisky ait cette authenticité, cette âme. Après, j’aime bien faire ça, aller à la rencontre des agriculteurs et des artisans. Leur passion pour leur produit me motive. Mais, c'est la route qui est fatigante.”
Je ne cherche pas à me lamenter, mais je préfère largement conduire sur des itinéraires que je connais bien. Des axes déserts où j'ai la liberté d'accélérer ou de ralentir, de profiter des paysages que j'aime, comme en Écosse. Là-bas, passer des heures à serpenter entre les monts et les vallées sur ma Yamaha YZD-R3 était un véritable plaisir. Avant que… Bref, la moto, c’est fini pour moi.
— “J'te comprends.”, dit Victoria m'arrachant de justesse à un souvenir auquel je refuse de penser. “Mais cette solitude peut aussi être un bon moment pour réfléchir à tes objectifs, non ? Ou même rêvasser ? Ça peut être libérateur.”
Oui, ou fantasmer sur toi. Je me tourne légèrement vers elle.
— “En Écosse, rouler, c’est du pur bonheur. Mais ici, ces autoroutes rectilignes, c’est un vrai somnifère. Et avec mon sens de l’orientation qui frôle le zéro, même le GPS devient un partenaire de jeu un peu trop ironique. C'est plus galère qu'autre chose.”, je renchéris.
Victoria me sourit tendrement.
— “Ne pas te confier le volant, je prends note.”
— "Pourquoi crois-tu que je t’ai laissé nous conduire à Biarritz ? Et nous ramener ?”
Un instant de silence s'installe alors qu'elle fronce les sourcils et prend le temps de réfléchir à ma confession. Elle secoue la tête, comme si elle balayait une pensée.
— “Moi qui pensais que tu voulais avoir le beau rôle : dormir tranquillou et me peloter à l'occasion.”
— "T’as adoré...”
— "Non, justement. Je trouvais ça ô combien dangereux. Et toi, tu crois que je nous ai arrêtés sur cette aire d'autoroute parce que j'avais trop envie de toi, peut-être ?”
— “Tu avais envie de moi...”
— "Non James ! Enfin si, mais ce n’était pas la raison première. Je me suis dit que satisfaire ton petit caprice nous sauverait sûrement la vie. Parce qu’à côté de ça, je préférais éviter de finir dans le décor à cause de tes mains baladeuses.”
— “Et de ma bouche aussi…”, je précise d’un air taquin.
Putain, ce qu'on a fait — ce qu'elle m’a fait dans cette voiture — c’était fantastique !
Victoria roule des yeux, un mélange d’exaspération et de divertissement s’imprime sur son visage. Elle se laisse aller à un léger rire, secouant à nouveau sa somptueuse crinière blonde comme si elle ne savait pas s'il fallait être agacée ou amusée par mon audace.
— "James ! On est en pleine discussion sérieuse et tu ne peux pas t’empêcher de ramener tout à ça ?"
En vrai, ça ne fait qu'attiser mon envie de jouer avec elle. Et de toute manière, je sais qu'elle apprécie nos petites provocations. Mais elle a raison, après tout. J'étais très content de discourir avec elle de mon projet de start-up. Je ne sais pas pourquoi, mais avoir son aval et son soutien me semble primordial. Après tout, si elle accepte que je fasse partie intégrante de sa vie, elle y sera confronté au quotidien : mes déplacements, mes soirées, mes longues heures au bureau, ou plutôt à la distillerie.
Je prends une gorgée de bière, savourant la fraîcheur, puis je pioche un samosa croustillant, le goût épicé éveillant mes sens. Il est temps de revenir à notre conversation.
— "Bon, trêve de plaisanteries. Comme je te le disais, c'est un peu épuisant, mais assez excitant. Je passe des heures à négocier, à jongler avec des chiffres, des délais, et je dois garder un œil sur chaque détail. Chaque décision peut avoir un impact énorme sur notre projet, et je ne peux pas me permettre de me tromper."
Je la scrute, espérant qu’elle comprenne l’enjeu que cela représente pour moi.
— “Tu t'y connais en compta alors ?”, me sonde-t-elle.
— “Non, justement. Il va falloir que j’engage quelqu’un pour ça, parce que les chiffres ça me... fatigue.”
Victoria rit doucement, et j’aime ce son, léger et naturel.
— “Voilà, un nouveau point commun entre nous. Les chiffres, pas la fatigue”, s’empresse-t-elle de préciser.
C’est bien la littéraire qui parle. Je souris à ma petite bibliovore. Elle, entourée de ses bouquins et de ces mots, qu'elle manipule avec délicatesse et clarté, et moi, naviguant entre la paperasse et les bouteilles. Quoique, dans le marketing et la pub, l’art de manier le langage a aussi son importance. Je me demande si la qualité de nos joutes verbales vient de là. Si notre aisance à jouer les équilibristes linguistiques fait partie de ce qui rend notre complicité si grisante.
— “J’ai toujours pensé que la créativité et l’organisation allaient de pair”, ajoute-t-elle, un éclat malicieux dans les yeux. “Peut-être que je pourrais t’aider un peu, si tu as besoin de conseils pour ta com’.”
Je fronce les sourcils, amusé.
— “Tu vas me dire que je devrais changer mon logo pour le troquer pour des fleurs ou des trucs dans le genre ? Parce que pour dire vrai, j'ai eu une petite inspiration hier...”
— “Ah oui ? Laquelle ?”
Prépare-toi mon ange, tu vas adorer. Je pioche dans le pot d'olives, mes doigts effleurant les fruits ronds et brillants, et m’installe plus confortablement, sentant l’excitation grandir.
Annotations