CHAPITRE 35.1 * JAMES
L'EGERIE
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J.L.C
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Mes doigts fouillent le pot d’olives, pincent les fruits ronds et brillants avant d’en porter un à ma bouche.
— J’ai réfléchi à un concept pour la nouvelle campagne de Lochranach, lancè-je, le goût mordant du sel piquant mes papilles.
Victoria est assise en face de moi, ses jambes croisées sous elle. Une boucle échappée de son chignon vient lui chatouiller la joue jusqu’à ce qu’elle la chasse d’un geste absent.
— Une promo ? Avec quoi, des fûts de chêne et des montagnes brumeuses à perte de vue ?
Cette mèche récalcitrante m’obsède presque autant que son scepticisme, et ses lèvres railleuses davantage encore.
— Pas cette fois, avouè-je avec un sourire en coin. Une campagne sous le signe de la séduction, du raffinement, de l’hédonisme. Avec une égérie vibrante, pas juste une belle femme — quelqu’un qui respire l’esprit de la marque.
La brise fraîche du début novembre, mêlée aux effluves de terre humide et de feuilles mortes, picote mes bras nus. Je m’appuie sur un coude pour m’installer plus confortablement. Elle attrape la grappe de raisin, détache un fruit du bout des doigts et le porte lentement à ses dents, sans me quitter des yeux.
— Comme une pub pour un parfum, ou de la joaillerie, mais version whisky, précisé-je.
Elle opine, signe tacite d’encouragement. Je reprends, les mots roulant sur ma langue avec soin.
— Une femme au tempérament sauvage, à la frontière du désir et de la passion. La force incarnée, drapée d’une sensualité à fleur de peau. Intemporelle. Insaisissable. Inoubliable.
Ses paupières se frangent, l’amusement flirtant avec la curiosité. Ses lèvres se délient à peine, prêtes à libérer une question encore diffuse.
— Hmm… Et à quoi elle ressemblerait ? Laisse-moi deviner : Gal Gadot ? Eva Green ? Charlize Theron ?
Intéressantes suggestions, mais, elle est loin du compte. Une pause calculée, un jeu de suspense, et le silence plane avant d’être brisé.
— Des cheveux dorés comme des champs d’orge au soleil. Des yeux ambrés aussi riches et ardents qu’un whisky patiné par les années.
Son hilarité éclabousse l’atmosphère tranquille du parc, éparpillant des éclats de joie autour de nous.
— Forcément, glisse-t-elle, ses prunelles toujours accrochées aux miennes.
L’herbe froide s’écrase sous ma peau, tandis que je me réajuste après avoir chapardé du saucisson. Une fébrilité délicieuse grimpe le long de mon dos. Chaque fibre de mon être sait que c’est elle, bien que son nom n’a pas encore quitté mes lèvres.
— Ça ne te rappelle personne ? Peut-être… un modèle qui se trouve, comment dire, à portée de main… ou de vue.
Un battement. Une fraction d’instant où ses pupilles s’arrondissent, un éclair de surprise traverse ses traits et ses joues se teintent d’un rose plus vif.
— Rassure-moi, t’es pas en train de penser à… moi ? s’étonne-t-elle, l’air abasourdi.
Mon sourire gagne du terrain, aussi inévitable qu’une marée montante.
— Évidemment que je pense à toi.
Mes paroles s’égarent telles des flèches décochées avec précision. Chaque syllabe trouve sa cible. Mon regard descend lentement vers ses lèvres, un rictus taquin, mais sincère, encore accroché aux miennes, tandis que mes doigts jouent avec une brindille entre nous.
— Tu plaisantes… n’est-ce pas ? me demande-t-elle, toujours médusée.
Ses mots trébuchent, sa voix vacille. Sa légèreté s’effrite, remplacée par une nervosité palpable. J’esquisse un non de la tête.
Elle se raidit, puis se défait dix secondes plus tard dans un éclat de rire étouffé qui secoue ses épaules. Son expression, adoucie, balance entre l’embarras et la joie.
— Hier, mes lèvres t’ont inspiré un whisky, et, aujourd’hui, tu me vois comme un modèle publicitaire ? s’exclame-t-elle, son intonation grimpant dans les aigus. Tu me prêtes trop d’importance, James, et des qualités que je n’ai même pas.
Je claque ma langue gentiment.
— S’inspirer, ce n’est pas seulement regarder, c’est ressentir, vibrer. Et avec toi, c’est ce que je vis à chaque seconde.
La chaleur pulse dans ma poitrine, envahissant chaque battement de mon cœur, tandis que mes pensées butent contre la limite du langage. Comment traduire des sentiments trop vastes, trop intenses pour être contenu dans des phrases ?
J’avise ma bière, bois une gorgée rapide, puis la repose sans y prêter attention. Cette sensation, celle de me sentir en harmonie avec elle, de la percevoir au-delà des apparences, génère un doux frisson dans la nuque.
— Ne sois pas ridicule, souffle-t-elle en repoussant des miettes imaginaires sur son pantalon.
Ah, cette modestie… un masque fragile qui dissimule une lionne sous des airs de tendre chaton. Chaque regard, chaque sourire qu’elle m’offre est une griffe caressante, une morsure subtile, des marques invisibles que je ressens jusque dans ma chair. Je dois lui démontrer qu’elle incarne à la perfection l’idéal que je cherche à créer. Parfois, je me demande si elle joue avec moi pour jauger mes réactions, ou si elle se voile vraiment la face. Dans tous les cas, c’est irrésistible.
Je replace une mèche derrière son oreille. Mes doigts frôlent la soie tiède de sa peau. Le léger picotement qui parcourt mes phalanges suffit à me rappeler que chaque contact avec elle redessine la frontière entre rêve et réalité.
— Vi, au risque de me répéter : tu ne te rends pas compte de l’impact que tu as sur les autres. Tu brûles d’une lumière intérieure. Tu dégages une aura naturelle, magnétique, un vrai rayon de soleil.
— Tu me regardes à travers un prisme biaisé, James, proteste-t-elle en battant ses cils.
L’amour tord les lignes du réel, altère les contours de la perception, je le sais. Que le prisme se fissure ou explose en mille morceaux, elle continuera de m’éblouir. Peu importe les angles, cette femme brillera toujours à mes yeux.
— Peut-être, ou peut-être que c’est toi qui refuses de te considérer à ta juste valeur.
Les secondes se déploient, scellent le poids de mes paroles pour que mes mots se frayent un chemin en elle. Je la tiens. Chaque haussement de sourcils, chaque réplique sarcastique, m’encourage davantage. C’est presque excitant de la voir résister. J’enchaîne sans lui laisser le temps d’argumenter.
— T’as un talent incroyable pour minimiser l’évidence. Je devrais peut-être rédiger une thèse sur le phénomène…
Ce silence qui s’installe… c’est parfait. Elle va réagir, je la connais. Jamais de retraite stratégique face à un assaut verbal. Chaque instant d’incertitude chez elle représente une petite victoire pour moi.
— Si tu veux traiter un cas, commence par toi-même. Ton égo mérite bien une thèse à lui seul. Mais, je devrais m’estimer heureuse d’être ton sujet d’étude. Ça paye combien, la gloire académique ?
Elle écarte mes compliments comme si ça pouvait les rendre moins vrais. Sauf que, moi aussi, je joue pour conquérir.
— T’es libre de nier, mais chaque mise que je fais sur toi est un pari gagné d’avance… Et crois-moi, c’est un sacré investissement.
— C’est mignon, ce côté optimiste, me chambre-t-elle de sa voix mielleuse.
Elle se figure peut-être que je vais me laisser déstabiliser, mais l’intensité de mon regard n’a pas faibli d’un iota. Ma fixation est inébranlable, mes pensées aussi limpides qu’un cristal.
— Mignon ? T’as pas d’autres qualificatifs qui te viennent à l’esprit ? Genre : irrésistible au point de te faire perdre la tête ou séduisant à en oublier de respirer ?
Elle pouffe et s’étire, son t-shirt se tend sur ses courbes. La ligne noire de son soutien-gorge sous le coton blanc ? Impossible de la rater. Un détail qu’elle aurait sûrement préféré cacher mais qui, à cet instant, m’échappe difficilement. Je déglutis.
— Peut-être « un défi pour mes nerfs » ou « une distraction trop agréable pour mon propre bien », suggère-t-elle.
Carrément ! J’étais à fond dans mon argumentaire, dans ma résolution à la convaincre ou la faire fléchir, et voilà que d’un simple mouvement, elle sape toute ma concentration, me propulsant au rang d’adorateur de ses charmes. Surtout les deux sphères galbées dont ma bouche connait chaque millimètre. Bon sang, cette fille sait comment faire vaciller les limites de ma patience, et elle ne le fait même pas exprès. Allez, il est temps de plier l’affaire, parce que je sens que mon cerveau du bas est en pleine remontada. Recentrons-nous.
— Ah, tu vois quand tu veux. J’en ai quelques-uns pour toi moi-aussi : la vivacité de ton esprit, la sensualité de ton allure et l’intensité de ta présence feraient de toi l’égérie parfaite.
Ses lèvres se pincent, esquissant un pli qui trahit une retenue mesurée, un sourire contrarié, mais ses yeux… Ah, ses yeux rient d’un éclat de tendresse. Elle n’est pas dupe, elle joue juste à me faire croire qu’elle est imperméable — un leurre si délicieusement transparent.
— Voilà, tu recommences… soupire-t-elle, entre lassitude et perplexité, prisonnière d’un piège qu’elle prétend redouter, mais auquel elle se livre toujours.
Oh, je le sais, elle me l’a répété : pas de piédestal, pas de socle doré. Plus facile à dire qu’à faire : je suis raide dingue de cette fille. Pas moyen d’y résister.
La séduire ne suffit pas. Je veux qu’elle se regarde à travers mes yeux, qu’elle saisisse enfin cette part d’elle-même qu’elle refuse d’affronter. Qu’elle comprenne que mon monde l’attend, qu’elle en est la pièce manquante. Qu’elle devine à quel point mes rêves l’enferment, qu’elle s’y glisse, qu’elle s’y incruste, qu’elle en devienne le cœur battant, d’une manière ou d’une autre. Bien sûr que je veux être son tout, mais, si elle n’est pas prête à s’engager, au moins l’aurais-je prêt de moi comme partenaire professionnelle. Je me contenterai des miettes — collaborer, partager des heures, n’importe quoi pour la garder à mes côtés. À quel point suis-je pitoyable ?
Ruser, feindre la patience, la mater en douce à chaque instant — la discrétion, tu parles ! La dévorer des yeux constituera mon passe-temps favori. Tout sauf renoncer. La vérité ? J’alignerai des faux-semblants. Je me persuaderai qu’attendre, c’est faire preuve de maîtrise, que mon sang-froid correspond à celui d’un stratège en pleine conquête. Mais, soyons honnêtes, je serai juste un type accro. Un gamin qui se croit malin en jouant la montre. Super, James. Là, t’es en train de te convaincre d’être à la fois le génie créatif et le prince charmant… ou plutôt l’obsédé de service, avec un ego un peu trop volumineux pour passer par la porte.
Un soupir m’échappe, un regard fuyant, un mouvement de tête pour chasser la pensée, mais elle revient. Minable. Ça ne marchera jamais. Pourtant, je n’ai pas le courage d’abandonner. L’espoir constitue ma seule ressource pour rester à flot. Alors je m’accroche à cette illusion comme à un dernier souffle avant le vide.
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