CHAPITRE 36.1 * JAMES
LE GOUT AVENIR
* *
*
J.L.C
♪♫ ... ♪♫
Le temps s'enroule sur lui-même. Son regard me foudroie sur place, un défi silencieux, une invitation subtile. Ses mèches folles, soufflées par un courant d’air discret, flânent sur mon épaule. Leur senteur tourbillonne en vagues légères, éveillant un vertige nostalgique. Plus qu’un centimètre. Un soupir et je sombre dans la chaleur de sa bouche. Un frôlement. Puis un second, plus appuyé, et un troisième, irrépressible. La douceur, puis l’urgence d’un besoin. Ma paume trouve le chemin de sa mâchoire, y trace une caresse avant de la retenir pour le baiser suivant. Cette fois, je décide.
Victoria rit, ses lèvres s’étirent en un sourire canaille qui titille mon envie. Elle tente de se dérober, ébauche un mouvement de repli — incitation ou esquive, ça m'est égal. Je ne cède pas. Mon attaque jaillit dans un éclat de spontanéité. Une seconde suffit pour que je me redresse et l'attire sur moi, désireux de sentir ses courbes épouser les miennes. Je bascule son poids sur mon torse en lui enserrant la taille et lui occasionne un fou rire incontrôlable lorsque mes doigts tutoient son corps dans un enchevêtrement de chatouilles bien placées. Mon prénom fuse dans l'air, ses supplications aussi, mais sa voix se perd dans l'euphorie. Mes mains courent sous ses aisselles, longent ses côtes, inspectent chaque creux, chaque pli, à la recherche des points faibles. Je les déniche sans peine.
Je poursuis mon assaut une minute durant, implacable. Chaque caresse provoque une torsion plus violente. Sa paume s’écrase sur ma poitrine pour me repousser. En vain. Je la tiens d’une poigne sûre, savourant le moment, ivre de sa chaleur et du bonheur qu’elle dégage.
Puis, lentement, je diminue l’intensité. Mes doigts se font paresseux. Je la libère et m’écroule en arrière, mon dos heurtant le sol dans un soupir de contentement. Bras écartés, jambes croisées, je m’étire comme un chat rassasié.
Victoria, haletante, se relève légèrement, le flanc toujours pressé contre le mien. Ses mains s’attardent sur mon buste. Elle reste là, un sourire en embuscade, le regard mi-tempétueux, mi-enfiévré.
— T’as de la chance que je sois d’humeur clémente, exhale-t-elle.
Ma satisfaction dessine une ligne paisible au coin de ma bouche, une réflexion impudique éclaire mon visage lorsque je ferme les yeux.
— Mmh. Peut-être que je devrais sonder d’autres territoires encore inexplorés… juste pour voir où tu caches tes derniers secrets. Approche toi que je vérifie.
— Tu rêves, murmure-t-elle.
— OK, je vais donc garder cette image de toi pour les jours de pluie. Un remède infaillible contre l’ennui.
Elle souffle puis se dérobe en silence. La chaleur de son corps contre le mien me manque immédiatement. Un frisson me parcourt à l'instant même où cette proximité se dissipe. J'entrouvre un œil : Victoria remet de l'ordre dans nos affaires éparpillées, vestiges muets de ma petite offensive chatouilleuse.
— Bon, avec tout ça, je croyais que tu m'avais invitée à un pique-nique, pas à un entretien d'embauche.
Je lâche un soupir et m'affale davantage contre le sol, les bras derrière ma tête, adoptant une posture de détente.
— Je t’ai bel et bien invité à un pique-nique, confirmè-je d'un ton léger. Plus, si affinité, bien sûr....
Victoria me chamaille en me pinçant la hanche. Je me laisse faire sans broncher. Qu’elle me morde ou me griffe comme bon lui semble. Tout contact avec elle est plus que bienvenu.
— Juste, penses-y. Je suis vraiment sérieux. Sinon, il faudra que je demande à ma diva de sœur, et avec ça, vive les caprices de stars et le salaire astronomique !
— Ah, oui, tiens, voilà un sujet qu'on n’a pas abordé toi et moi, me lance-t-elle sur un ton désinvolte. Je te préviens, mes exigences pourraient vite te mettre à sec.
À sec ? Moi ? La blague. Je tourne mon visage vers le soleil en croisant mes jambes. Mes paupières se ferment et ma voix s'élève douce et tranquille :
— Pas de risque, je sais que tu accepteras le paiement en nature...
Soudain, un projectile rebondit sur mon front, puis un autre atterrit sur mon torse. Je souris de toutes mes dents, ravi de ma boutade.
Quelques secondes plus tard, un léger pschitt se fait entendre. Je pivote pour découvrir Victoria presser le goulot de sa limonade contre ses lèvres. Tout à fait captivantes, absolument indécentes. En buvant, elle laisse échapper un petit soupir de satisfaction, comme si chaque gorgée était un véritable délice. Ce simple geste, empli d’une sensualité à couper le souffle, est une preuve de plus que cette femme magnifique serait la personnification parfaite de la séduction.
Je secoue la tête, à la fois impressionné et fasciné par le pouvoir qu’elle détient sur moi.
Victoria m'épie avec une expression torve.
— Qu'est-ce qu'il y a encore ? s’enquiert-elle, une note de défi dans la voix.
Je lui décoche un rictus sarcastique, le genre qui en dit long.
— Rien de grave, juste je tente de comprendre pourquoi tu persistes à te considérer comme une simple mortelle alors que t’es une déesse vivante.
— Rohhh... Arrête ton baratin, ça me donne des démangeaisons ! s’écrit Madame Déesse Vivante.
Non, je m'éclate. Je me tourne sur le flanc, toujours accoudé dans l'herbe.
— Sérieusement, tu t'es jamais demandé pourquoi même les miroirs ont du mal à capturer toute ta splendeur ?
Victoria, agacée, mais intéressée malgré tout, plisse ces petits sourcils.
— Si tu ne me redescends pas tout de suite de ce piédestal, tu vas voir où je vais te le mettre ! me menace-t-elle, faussement sévère.
Je me redresse un peu, feignant l’indifférence.
— Minute, j’ai encore quelques cartouches. Que penses-tu de celle-ci : à côté de toi, les diamants...
À peine ai-je commencé ma sérénade que, déjà, elle me coupe le sifflet. Ses yeux sont maintenant deux billes écarquillées de surprise et d’avertissement.
— Ah non, je te préviens, gronde-t-elle, son doigt pointant droit vers moi. Si tu me sors une tirade de dragueur de bas étage, tu peux dire adieu à ma patience, ma bonne humeur, mon indulgence et même à mon envie de rester dans les parages !
Dans un éclat de joie, je lève les paumes en signe de reddition. Manquerait plus qu’elle me condamne à l’exil sans procès ou qu'elle me menotte pour trahison. Quoique des menottes... l'idée n'est pas dénuée de charme. Je serais curieux d'en tester l'usage sous un autre prétexte. Il est temps que je change mon fusil d’épaule et que j'adopte une tactique plus... tactile.
— D’accord, d’accord, j’abandonne les phrases toutes faites... mais laisse-moi essayer un autre registre.
Voyant que m’apprête à la rejoindre, Victoria me stoppe d’un regard intraitable :
— C’est bon, je suis convaincue. Inutile de me faire une démonstration. Avec toi, les mots sont dérisoires comparés aux prouesses de tes mains ou de ta bouche.
Ma tête explose de rire, mon cœur effectue un saut périlleux, mais je me garde de le montrer. Elle touche en plein dans le mille. Enfin, je croise surtout les doigts pour que mes paroles l’atteignent ne serait-ce qu’un peu. Si elle me classe dans la catégorie des joueurs ou des manipulateurs, la douleur me ferait bien plus mal que je ne suis prêt à reconnaître.
Pas le temps de m'attarder là-dessus, je vais plutôt faire semblant d’être totalement innocent.
— Quoi ? Mais, pas du tout. J'avais l'intention... d'attraper le dernier samosa. J'ai un petit creux.
Victoria, plus rapide que mes envies, m'escamote la bouchée sous le nez avec la ruse d’une voleuse aguerrie, et y plante ses dents avec un plaisir non dissimulé. En guise de cesser le feu, elle brandit le saucisson aux noix, sachant bien qu’elle manie l’arme d’une capitulation assurée. La chipie joue ses cartes avec la désinvolture de celle qui connaît mes péchés mignons par cœur.
Sous son regard amusé, je me charge des miettes : j'engloutis le reste de salade aux poivrons et aux pois chiches laissée pour compte, j'attaque la dernière tranche de saumon à l’ail des ours et fleurs de bleuets — plus savoureuse encore que la précédente — et picore olives et raisins.Quant à Victoria, elle se jette sur le second Rocamadour avec gourmandise : elle ne mentait pas en déclarant qu’elle en raffolait.
Non loin, des voix fusent autour d’une bouteille de vin. Un bambin, chevauchant sa draisienne tel un conquérant miniature, fait trembler le sentier de ses éclats de rire cristallins. Moi aussi, je m'amuserai comme un fou sur un engin pareil. À sa suite, une fillette trottine, agile et concentrée, une baguette à bulles à la main. Les petites sphères iridescentes s’élèvent, scintillent sous le soleil. Victoria m'assure que ce joujou fait toujours sensation auprès des enfants et je lui promets de lui en offrir un si ça me permet de voir la joie éclore dans ses yeux.
Repu et alourdi par la satiété, j'éprouve une torpeur douce qui m'attire vers l'herbe accueillante. Victoria agite l’idée des desserts mais je repousse cette tentation à plus tard. Son sourire, franc et lumineux, m'invite sans équivoque : venir me lover dans ses bras, laisser l’instant nous bercer ensemble. J’accepte volontiers, avec un empressement digne d’un gosse qui se glisse sous une couverture chaude en plein hiver. Mon corps se coule contre elle, avec une fluidité instinctive, la terre fraîche sous mon dos, la nuque nichée sur sa cuisse, chaque muscle enfin à l’aise.
Sous les ramures complices, nos mots se fondent dans la rumeur vivante et conviviale de ce jardin animé. Le contraste est saisissant, à l’opposé du milieu dans lequel j'ai navigué dernièrement : le fracas des clubs, le martèlement sourd des nuits blanches sans sommeil, la lumière hachurée des néons, les visages flous des rencontres éphémères, la gorge sèche et les veines glacées, le frisson illusoire de l’adrénaline. Au bout du compte, une spirale où drogue, vertige, vide m'attendaient toujours.
Ici, tout respire autrement. L’air caresse mes tempes endolories, une étreinte invisible qui défait les nœuds de mes pensées. Les rayons filtrés esquissent des ombres légères, et les rires s’élèvent en notes tranquilles. Étrange sensation que ce calme, mais bienvenue. Un repli du monde, un îlot secret de quiétude où je peux relâcher mes épaules et cesser le combat. Plus que jamais, c’est ici, contre elle, que je trouve mon axe, une justesse presque oubliée. Comme cet été fugace dans ses bras, où la liberté battait dans mes veines, telle une promesse trop brève.
Ses doigts, aériens, errent, dansent dans mes mèches, dessinent des cercles apaisants sur mon cuir chevelu. Blotti dans ce creux intime, je deviens un puzzle assemblé. Ma désunion intérieure se dissout. L’instant m’absorbe tout entier, serein et parfait, un écrin chaleureux où le monde semble loin, très loin, plus loin que les nuits et le jour.
Les pieds dans l’eau, le vent dans les cheveux, savourer la nature brute et sauvage qui me tire toujours vers l'infini, un territoire sans contours, hors de moi-même. Voilà ce qui me libère de mes chaînes, mes démons, les échecs de mon passé, mes fractures d'idéal. Ces panoramas vastes, où la houle brise le silence intérieur, étaient mon seul refuge. Si on omet la drogue. Je suis fatigué des bruits du monde, soucieux de renouer avec une tranquilité d'âme, une paix réparatrice. Et aujourd'hui cette paix a un visage, un sourire, un regard, des mains douces qui apaisent mes ombres. Victoria.
La sensation qu’elle m’offre est similaire — même souffle de liberté, même ivresse d’abandon. Elle est mon océan, la plage où je m'échoue, le sable tiède où je dépose mes tourments. Plus besoin d’horizons lointains ni de vagues furieuses — sa présence suffit. Avec elle, je n’ai plus à m’évader pour me sentir vivant. Comment pourrais-je envisager être ailleurs, quand ici, tout semble enfin possible ? La sérénité que je désire n’est pas une halte ; c’est un sentier clairsemé, une marche vers l’essence, un fleuve tranquille, une rivière qui creuse son lit au creux de mon âme. Et je veux tout parcourir à ses côtés.
Annotations