CHAPITRE 36.2 * JAMES
J.L.C
♪♫ ... ♪♫
Victoria murmure une plaisanterie sur ma capacité légendaire à m’assoupir n’importe où, et je m’autorise un sourire à moitié endormi. Si elle savait combien de nuits blanches je traîne derrière moi, à fixer le plafond. À quel point le sommeil me fuit, me laissant seul avec mes démons et les tremblements du sevrage. Que chaque heure d’insomnie fait rôder le passé, et que chaque battement de paupière clos est un combat arraché de force. Fermer les yeux n’a jamais signifié s’évader, mais affronter des ténèbres peuplées de mes erreurs et de mes manques.
Alors, je prends chaque rare répit comme une bénédiction. Ici, dans le giron de ses bras, bercé par ses doigts qui papillonnent sur ma peau et dans mes cheveux, je suis aux anges. Un naufragé enfin porté par une mer calme. Il y a cette étincelle, ce sentiment que la vie ne demande rien de plus que d’être vécue ainsi. Une partie de moi, la plus sombre, siffle un avertissement. Le bonheur, surtout quand il est pur et inattendu, a le goût dangereux des trésors fragiles. Mais aujourd’hui, je refuse de me battre contre mes propres démons. Je les laisse dormir, pour une fois.
Le ciel au-dessus de nous déploie un bleu marmoréen, constellé d'éclats dorés du soleil d’après-midi. Victoria, la voix feutrée et l'esprit voyageur, me questionne sur l’Écosse, curieuse de savoir comment l’automne se dévoile là-bas.
— Il est… magique, à sa manière, racontè-je, mes doigts entrelacés aux siens.
Je lui décris les collines qui se parent d’une palette d’ocre, d’orangés et de bruns, comme si la terre prenait feu. Je lui parle de l'air vif, avec cette odeur de bruyère et de tourbe humide qui flotte dans l’atmosphère. Ou encore ce vent — un tiraillement, une claque de froid brut, qui te rappelle que la nature ne connaît pas de douceur.
— Pas cette brise agréable qui effleure la peau, non. C’est un vent rustre, puissant, qui s’insinue jusque dans les moindres recoins, te fait frissonner et grincer des dents, surtout si la pluie s'en mêle. Je ne plaisantais pas ce matin quand je te disais que le climat y était rude.
La nature elle-même a forgé la robustesse et la résilience de nos ancêtres. La brume et l'acier. Ce n'est pas pour rien que nous autres Écossais sommes réputés pour notre endurance et notre obstination — on apprend à se tenir debout contre les bourrasques qui veulent vous coucher, à défier le déluge glacial avec amusement et détermination. Car s'il corrode nos rêves, jamais il ne les noie.
— Mon grand-père dit toujours que le soleil en Écosse, c'est comme l'espoir : parfois fragile et fugitif, mais un seul rayon peut transformer tout un paysage.
Quand il perce à travers les nuages, c’est comme un éclair. Les lochs deviennent argentés, et les montagnes, elles, semblent encore plus imposantes sous ces cieux tourmentés.
— On se réveille le matin sous un ciel dégagé et deux heures plus tard, il pleut des cordes. Des jours durant. Des trombes d'eau sans fin.
— L’Écosse vous tolère, mais sous ses conditions, résume-t-elle.
Elle a tout compris. L’esprit même de cette lande farouche et imprévisible, à l'instar d'un amour indompté qu’on ne peut apprivoiser, mais auquel on apprend à s’adapter. Exactement comme elle. Ma Victoria. Toujours insaisissable, mais si intensément là quand je la touche.
Je remonte lentement mes doigts le long de son bras, caressant sa peau douce, m’inondant dans cette chaleur qui n’a rien de fragile. Mes mains trouvent la courbe de son cou, là où palpite son pouls — un rythme calme, solide, reflet parfait de sa présence à mes côtés. Je perçois son sourire contre ma paume, et tout en moi s’illumine.
Victoria sur mes terres. Un rêve qui se déploie sous mes yeux. Mon esprit s’envole, se perd dans les méandres d’un tableau imaginaire. À chaque pensée d’elle, le désir se renforce, tel l'écho du vent qui souffle sur les Highlands. Et là dans cette brise fraîche, je la vois. Postée devant le château de Kilchurn, emmitouflée dans un manteau de laine avec un joli petit bonnet à pompon, face aux lueurs miroitantes du loch Awe, le regard pétillant d'émerveillement. Je suis sûr qu'elle voudra absolument que je l'y emmène, elle qui est si mordue d’histoire. Ce lieu emblématique, symbole de ma région, est le gardien muet des contes et légendes qui imprègnent ma culture. Voilà une escapade romantique que je me projette parfaitement.
Et à cette image s'en substitue une autre. En été, cette fois. Enfin, l’idée qu’on se fait d’un été en Écosse. Chez nous, la saison estivale s’apparente plutôt à un printemps continental.
— Les températures ne montent jamais vraiment très haut, et pas de longues semaines de soleil brûlant en vue. Mais ça a son charme aussi. Même en juillet, il y a toujours cette humidité qui colle à la peau. Parfois, on a droit à de belles journées baignées de lumière, mais le ciel est capricieux. Les nuages reviennent vite, surtout en bord de mer. On apprend à apprécier le moindre rayon, comme aujourd'hui.
Victoria me sourit. Ses doigts dans mes cheveux me précipitent lentement vers un état de détente absolue. Mes yeux se voilent et mon subconscient me submergent d'images idylliques.
Ma petite fée déambule parmi les prairies de bruyère, une couronne de fleurs champêtre ornant ses boucles blondes. Sa robe légère flotte au gré du vent, et le tissu, tantôt beige, tantôt rose, capture le halo doré du soleil. Son sourire radieux éclaire l'univers. Elle m’appelle, m’embrasse, me dit qu’elle m’aime et m’entraine vers le sol moelleux pour un moment hors du temps. Lui faire l’amour au milieu de la nature sauvage, voilà un autre de mes désirs secrets.
Cette femme. Chacune de nos saisons lui irait à merveille.
Au printemps, je l'emmènerais chevaucher sur les sentiers côtiers que je connais par cœur. L’air serait frais et vivifiant, embaumerait des premiers pétales timides éclatant après la rigueur des grands froids. On poserait pied sur une plage déserte, l’écume viendrait lécher le sable nacré, et je l’observerais, marcher au ras l’eau, le regard perdu dans l’infini bleu de l’océan. Je l’enlacerai et on resterait là, bercés par le souffle marin, tournée vers l’avenir.
Et en hiver… Enveloppée dans un tartan épais, elle se tiendrait devant la cheminée en pierre de ma chambre d'enfance. Ses iris caramel se planterait dans les miens, elle me sourirait, un éclair de malice au fond des pupilles, avant que la laine s'échappe lentement, dévalant le long de ses formes avec une sensualité qui me bouleverserait. La lueur des flammes danserait sur sa peau nue, chaque courbe de sa silhouette de rêve, chaque ombre qui valserait sur ses traits, la rendrait mystérieuse et ensorcelante. La chaleur de la pièce s’intensifierait, la température grimperait dans mes veines, comme un volcan prêt à déchaîner sa lave et je la...
Ah non ! Victoria me tire de ma rêverie, sa voix perçant l’air, et l’instant éphémère s’évapore comme un songe au matin, me ramenant à la réalité. Mais je ne suis pas prêt à le laisser filer si facilement.
D'un mouvement fluide, je me relève et me retourne vers elle. Ma paume se faufile dans ses cheveux, et, sans un mot, ma bouche déferle sur la sienne. Elle sursaute, surprise, ses doigts se referment autour de mon poignet, mais au lieu de m'arrêter, elle m'emporte avec elle, s’abandonnant totalement à la fièvre de notre baiser aussi impétueux qu’exalté. Nos langues se rencontrent, frénétiques, affamées, glissant dans un ballet sauvage et sans retenue. Cette femme me déchire, me consume. Ma tête se vide de tout. Sauf d'elle.
Quand je finis par me détacher, son regard est voilé par le désir, et ses lèvres, gonflées, humides, portent encore la trace brûlante de notre passion. Un sourire énigmatique étire cette jolie bouche qui a le pouvoir de me propulser au seuil de l’ivresse. Légèrement essoufflée, elle me lance sans détour :
— C'est en quel honneur ?
Son ton joue sur le fil du défi et de la curiosité. Elle tente de percer le mystère de mon impulsion soudaine. Si elle savait… Autant lui dire.
— Je pensais à toi. Nue. Sous mon tartan.
Elle écarquille les yeux, médusée par mon aveu direct, puis un éclat de rire fend l’air. L'étincelle dans ses prunelles devient flamme, un feu auquel je ne peux — et ne veux — résister.
— Vraiment ? murmure-t-elle, sa voix plus basse, son corps se rapprochant imperceptiblement du mien. Tu avais raison, je n'aurais pas dû te mettre cette idée dans la tête.
Sa main s'éternise le long de mon bras, avec une légèreté délibérée, chatouilleuse, provocante. Elle suit les arabesques de mon tatouage, traçant lentement chaque courbe, chaque ombre d’encre. Poussera-t-elle le jeu jusqu’à l’extrême, ou se retirera-t-elle, triomphante, comme elle sait si bien le faire ? Je prends les devants, j’attrape son menton et fusionne nos regards.
— Tu te rappelles ce que je t’ai dit en quittant le marché ? demandè-je à la femme responsable de la folie qui s’empare de moi.
— Oui. Tu m’as promis une dégustation. Quel était le mot déjà ?
— Mémorable.
J’ébauche le chemin de sa gorge du dos de mes phalanges, effleure le satin de sa peau avant d’atteindre le galbe ensorcelant de ses seins. Ses lèvres pulpeuses s’entrouvrent — prédiction ou bravade, un piège où je me perds volontiers. Sur le point de capturer sa muqueuse entre mes dents, un raisin atterrit dans ma paume, diffère mon offensive. Son sourire se fait fauve, une courbe affamée qui échappe de justesse à mon propre appétit.
— Alors, montre-moi ce qu’une dégustation mémorable signifie..., me défie l’insolente créature.
Sans attendre ma réponse, elle cueille un second raisin et le porte à ma bouche. L'évidence s'impose. Je capitule. Si elle exigeait que je m’arrache le cœur de la poitrine pour le lui livrer, je le ferais sans la moindre hésitation. Qu’elle le dévore ou l’ignore, je ne sentirais que l’extase d’être possédé par sa cruauté exquise, incapable d'éprouver autre chose que l’envie de lui appartenir entièrement.
Je m'empare du fruit qui roule, indocile, sur ma langue suffocante de désir. Le nectar s'épanche en une onde sucrée qui envahit mes papilles lorsque je le croque. Victoria humecte et mordille sa lèvre, pure tentation diabolique. Bordel, ce jeu est une descente irrémédiable vers l'enfer. Tant pis, je suis prêt à brûler.
Je m’installe face à elle et récupère la grappe vermillon. À mon tour, je guide une bille au coeur de son palais. Elle la happe puis ses paupières se ferment, sa tête bascule en arrière, pour dévoiler la ligne sensuelle et vulnérable de sa gorge. Sa beauté me rend fou. Je l'attire d'un mouvement ferme, mon visage se nichant dans la courbe de son cou. Si la raison veut ma résistance, elle devra patienter un moment — peut-être pour l’éternité. Miel, chaleur, frissons, feulement. Son rire fleurit et sa paume se crispe sur ma nuque. Le self-control ? Une relique. Mon destin est scellé. Ses doigts sont des chaînes, et je suis déjà esclave consentant.
Notre petit jeu gourmand se prolonge. Le plaisir s’étire et la grappe se vide, un raisin après l’autre. Nos bouches sont comblées, non seulement par cette fringale fruitée, mais aussi par les baisers qui ont accompagné chaque morsure.
Dans la complicité de cet instant, nul besoin de grandeur ni d'exploits ni de discours ou promesses. Tout ce que j’ai voulu fuir, tout ce qui m’a terrifié, je le désire à nouveau entièrement. Une vie simple, une vie pleine. Une vie avec elle.
Annotations