CHAPITRE 35.2 * JAMES

9 minutes de lecture

J.L.C

♪♫ ... ♪♫

Tandis que l’heure tourne et nous rapproche inévitablement du moment où Victoria devra se rendre au club, je suis allongé sur l’herbe, un bras replié sous ma tête, mes doigts entrelacés avec les siens. Les conversations s’enchainent avec fluidité et écoute réciproque. Victoria me pose des questions, certaines innocentes, d’autres, en revanche, me paraissent plus orientées. On discute de tout et de rien, mais nos riens sont truffés de sous-entendus tacites. On se jauge à travers des sujets d’apparence anodine, chacun sondant les projections de l'autre. À chaque échange, la tension monte subtilement, une danse délicate entre curiosité et appréhension. Un mot ici, une question là, tout est prétexte à explorer les limites de notre avenir. Nos choix semblent légers, mais je sens que derrière chaque réponse, il y a un désir de mieux comprendre l’autre, de découvrir ce qui fait vibrer nos âmes. Mais en vérité, Victoria est toujours la même jeune femme pétillante et dynamique, passionné et ambitieuse que j'ai appris à connaître l’été dernier. La même femme dont je suis tombé amoureux.

Moi, par contre, j'ai beaucoup a rattrapé. Toutes les ombres qui m’accompagnent lui sont maintenant révélés. Enfin presque toutes. Certaines sont si profondes et enracinés que les déloger s’apparente à une quête impossible. D’ailleurs, il y a une cicatrice, dont je refuse de me séparer, qui suinte encore à la surface, mais qui fait partie de moi pour toujours. Elle entrave mon chemin vers l’avant depuis des années, me maintient dans des souvenirs passés douloureux, me rappelle que le monde a perdue l’occasion de voir s’épanouir le bonheur d’une famille.

Chaque fois que je réalise à quel point ma vie a pris un tournant désastreux, cette colère sourde envers moi-même renaît. Je m’en veux de continuer à boussiler mes chances. Mon dieu, si j’en avais le pouvoir, je reviendrais huit ans en arrière pour échanger ma place avec la sienne. Cette pensée me hante plus que tout autre.

Et aujourd’hui, je me tiens au seuil de mon destin. Ouvrir mon cœur à Victoria pourrait m’aider à expier ma rage d'être encore en vie. Mais une fois de plus, partager mon affliction avec elle serait ajouter un pierre à un fardeau qui doit rester le mien. Je lui ai caché mes doutes, mes ambitions broyées sous le poids de mes choix passés, et la peur de ne pas être à la hauteur de ses attentes. Car je suis loin de répondre aux idéaux auxquels j’aspire et à l’héritage qu’il m’aurait confié. L'ombre de ses rêves écrasés pèse sur mes épaules, un rappel cruel de mes insuffisances. Et alors que j’observe Victoria, je me dis que mon devoir pourrait enfin s’accomplir. Je dois me jetter à l’eau.

Elle connait mes sentiments. Ce serait me bercer d’illusions que de croire que ça pourrait suffire. Non, elle attend des preuves auxquelles raccrocher ses propres desseins. Les mots d'amour ne garantissent pas un retour d’affection. Sans des actes qui les accompagnent, des gages qui les pérénnisent, les “je t’aime” sont dérisoires, les promesses sont vaines et les coeurs sont défaillants.

Alors je continue à détailler à Victoria mes plans à court, moyen et long terme. Professionnellement parlant. C’est le seul wagon clair auquel je peux me rattacher pour le moment.

Comme toujours, elle me donne l’impression — non, c'est plus qu’une impression —, elle est intriguée, curieuse, encourageante même. Il y a quelque chose dans son regard, dans la façon dont elle capte chaque mot, qui me fait comprendre qu'elle ne se contente pas de simplement m'écouter par politesse. Elle est vraiment là, présente, absorbée par ce que je lui raconte.

J’aimerais qu’elle oublie un instant, celui que je ne veux plus être. Parce que depuis la veille, à n’en pas douter, l’image qu’elle a de moi est indiscutable : le salopard accro à la drogue — et accessoirement au sexe —, qui l’a plantée, trompée et fait souffrir… J’ai envie qu’elle voit le James que je tend à devenir, celui qui bâtit quelque chose de durable, pas l’autre. Pas celui qui détruit tout sur son passage.

Ma main, posé sur son sternum, se soulève au rytme de ses respirations. Je m’allonge totalement contre elle, tête contre tête, et je soupire longuement.

— "Tu vois, trouver un local pour commencer, lancer les travaux d’aménagement, et centraliser toutes les opérations, ce qui veux dire : délocaliser la distellerie du domaine de La Clastre Raissac à Toulouse. Ensuite, le démarchage, les planifiactions des dégustations et des events, dont le marché de Noel au Capitole, les visites aux fournisseurs. Sans compter recruter des collaborateurs, parce que je vais pas pouvoir tout gérer seul.”

Je soupire à nouveau.

— “Je te raconte tout ça et je me dis que c’est un véritable casse-tête. La roulette russe de l'entrepreunariat. Est-ce que je suis en train de me bâtir un empire ou est-ce que j’embarque dans une course folle vers le désastre. Peut-être que je devrais acheter un ticket de loterie à la place ; c’est moins risqué.”

Victoria se redresse en venant se lover dans mes bras. Posté au-dessus de moi, elle trace des lignes invisibles sur mon torse. Elle semble réfléchir, peser ses mots. Je suis pendu à son verdict comme un gosse attendant son bulletin. Si la note est mauvaise, non pire, si l'appréciation n’est pas bonne, je suis prêt à tout plaquer, à lâcher l’affaire. Peut-être que je me reconvertirai en prof de surf à Malibu, au moins là-bas, le soleil brille et les vagues sont toujours au rendez-vous.

— “Écoute, chaque grand projet commence par des doutes. Mais rappelle-toi, ceux qui réussissent sont souvent ceux qui osent prendre des risques. Et tu as cette vision. Tu as la passion, le talent, l'ambition et la hargne. Tu as déjà beaucoup accompli et tu es sur la bonne voie. Si tu continues à avancer étape par étape, je suis convaincue que tu vas créer quelque chose d’incroyable. Je crois vraiment en toi et en ce que tu es en train de créer.”

Ses mots m’atteignent en plein cœur, comme une flèche bien tirée. Une vague d’adrénaline parcourt mes veines, réveillant une détermination enfouie. La manière dont elle me dévisage, comme si je détenais déjà la clé du succès, me pousse à envisager mes rêves avec une nouvelle intensité. Dans une étreinte plus forte, je l’attire contre moi, presque désespéré d’absorber son énergie. Je ressens un nouvel élan, une conviction brûlante que je peux braver tous les défis qui m’attendent.

Mais la proximité soudaine de son corps couplé à ses paroles confiantes et son regard à la fois tendre et admiratif agit en moi comme un catalyseur. L’exaltation intense qui monte en moi est presque incontrôlable.

Putain, c’est la femme qu’il me faut. La femme de ma vie.

Cette révélation m’ébranle tellement que j'ai une irrésistible envie de la prendre ici, tout de suite, sans penser aux conséquences. Ma queue n'a que faire qu’on soit dans un putain de lieu public ! Mon cerveau lui m'envoit des signaux d’alerte et je croirais presque entendre des sirènes tonitruantes striduler dans ma tête. Il faut que je me canalise d’urgence.

Je me relève d’un bond, en veillant, bien sûr, à ne pas brusquer Victoria au passage. Je dois me ressaisir vite. Pour faire diversion, je fais mine de vouloir encore me rationner en saucisson et m’empiffre des derniers restes, tout en saisissant ma bière que je finis d'une traite. Le goût amer et pétillant me permet de retrouver un semblant de calme. Pour deux secondes, putain !

Victoria se lève à son tour, commence à rassembler les sachets et les contenants éparpillés autour de nous. Je l’observe, fasciné par la détermination qui se lit sur son visage. Ses yeux brillent alors qu'elle s'investit dans l'organisation du désordre ambiant. Même là, j'ai encore foutrement envie d’elle. Merde...

Pour encourager mon cerveau à se focaliser sur autre chose et éloigner de plus belle mes pensées un peu trop torrides pour un après-midi en plein air au milieu de badauds qui déambulente paisiblement, je lui prête main forte, et à mesure que je me concentre sur cette tâche, je sens mon excitation refluer. Enfin !

Mes yeux dérivant sur la surface irrisée du bassin devant moi, je plonge dans les pensées que Victoria me livre.Je me souviens de ses rêves, des discussions passionnées que nous avons eues par le passé en tête à tête ou en distanciel. Mais je veux en savoir plus sur sa vision du futur. Je décide de l’interroger, de savoir où elle en est, de laisser sa voix douce anesthésier les pulsions qui me dévorent de l’intérieur.

Elle me narre les mois écoulés. Sa rentrée, ses premiers cours, ses galères pour convaincre l’inspecteur académique de l’autoriser à effectuer son stage dans l’école de son choix. Elle évoque la frustration de devoir se rendre dans un établissement à trente minutes de chez elle, sans ligne de transport à proximité. Cette contrainte la contrarie particulièrement. Elle devra se résoudre à prendre sa voiture, qui refuse de se mettre en marche une fois sur trois à cause d’un “fichu” démarreur. Il va falloir qu’elle la répare, ou, au mieux qu’elle la remplace : je suis d'accord. Elle n’a pas les moyens pour le moment : moi oui, je pense. Elle doit d’abord se constituer des économies : où je pourrais lui en filer, ce serait plus rapide. Mais, je ne pipe mot.

Pour moi, l’argent n'est pas un problème, je pourrais y remédier en un claquement de doigts, mais je m'abstiens. Victoria sait très bien d'où je viens, elle connaît mon confort matériel, mes privilèges. Il faur dire ce qui est.

Depuis des générations, ma famille possède un vaste domaine dans l’Argyll, qui se transmet de génération en génération. Aujourd’hui Isla et moi en sommes les principaux héritiers et je sais qu’un jour, ce sera mon tour de prendre le flambeau. Nos terres s’étendent sur des kilomètres. La majeure partie est consacré à l'élevage des célèbres bovins des Highlands, des créatures robustes, parfaitement adaptées au climat rigoureux de ma région. Nous cultivons également de l’orge, l’ingrédient de base du whisky écossais. On peut donc dire que je suis tombé dedans dès le berceau.

Mon arrière grand-père, dont je porte le prénom, visionnaire, a developpé l'exploitation de nos forêts en replantant des hectares de pins sylvestres et de sapins, qui, aujourd'hui encore, alimentent nos scieries locales, symbole de notre prospérité. Mon grand-père Graham a poursuivi son œuvre en diversifiant nos activités, notamment en créant un réseau de fermes partenaires qui valorisent nos terres et garantissent l'autosuffisance du domaine. Mon père, lui, a ajouté une touche moderne à cet héritage, lançant un haras pour l’élevage de chevaux de course, une passion devenue source de fierté et de renommée dans la famille.

Mais je sais pertinnament que l’argent n’est pas tombé du ciel. Et de toute manière, cet héritage n’est pas à moi. Pas encore. Et même s’il l’était, je n’ai jamais été de ceux qui se reposent sur leurs lauriers. Le travail, la gestion et la persévérance sont des valeurs que je partage avec les miens, et je comprends parfaitement le sens des efforts et des sacrifices.

Alors, j’écoute Victoria parler de sa voiture capricieuse, et je réfléchis à cette différence, qui en réalité, n’en est pas une. Oui, je pourrais régler son souci en deux temps trois mouvements. Un simple virement suffirait à lui offrir un véhicule flambant neuf, sans que mes finances s’en voient affecté. Une berline élégante lui irait à ravir, un coupé sportif serait audacieux, un SUV compact correspondrait bien à sa vie active et à ses envies d’escapades. Oui, je pense qu'elle pencherait pour ce dernier modèle : pratique, polyvalent, confortable et robuste, parfait pour elle.

Pourtant, lui proposer de le faire, serait déplacé. Elle serait probablement gênée, mal à l’aise. Pas de là à se sentir insultée. Elle comprendrait, dans un sens. Mais, elle me dirait, qu'après tout, ces trente minutes de transport ne sont pas un obstacle si terrible, et qu’elle a affronté pire comme épreuve. Je la connais. Elle brandira la carte métro ou vélo. Oui, je trouverais ça absurde : si je peux lui faciliter la vie autrement et lui épargner des désagréments, pourquoi m'en priver ? Mais, je ne pourrais que souscrire à son raisonnement. Il y a toujours des options, et l’argent ne doit pas être la réponse aux difficultés. Au pire, je lui proposerai de l’y emmener ou de la récupérer moi-même lorsque je le pourrais.

Cette pensée me réchauffe étrangement le cœur. Même si je ne tend à rien d’autre qu’à effacer les difficultés qu’elle rencontre, je me contente de lui prêter une oreille attentive, laissant ses mots et ses préoccupations me toucher sans précipiter les choses.

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