CHAPITRE 36.3 * JAMES

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J.L.C

♪♫ ... ♪♫



Tandis que l’heure tourne et nous rapproche inévitablement du moment où Victoria devra se rendre au club, je m’étends dans l’herbe, ma tête calée contre son sac, mes doigts entrelacés avec les siens. Les conversations s’enchainent avec fluidité et écoute réciproque. Victoria me pose des questions, certaines innocentes, d’autres, en revanche, me paraissent plus orientées. On discute de tout et de rien, mais nos riens sont truffés de sous-entendus tacites. On se jauge à travers des sujets d’apparence anodine, chacun sondant les projections de l’autre. À chaque échange, la tension monte subtilement, une danse délicate entre curiosité et appréhension. Un mot ici, une interrogation là, tout est prétexte à explorer les limites de notre avenir. Nos choix semblent légers, et pourtant, derrière chaque réponse, un désir de mieux comprendre l’autre, de découvrir ce qui fait vibrer nos âmes se cache. Mais en vérité, Victoria est toujours la même jeune femme pétillante et dynamique, passionnée et ambitieuse que j’ai appris à connaître l’été dernier. Celle dont je suis tombé amoureux.


Moi, par contre, j’ai beaucoup à rattraper. Toutes les ombres qui m’accompagnent lui sont maintenant révélées. Enfin, presque toutes. Certaines blessures sont si profondes et enracinées que les déloger s’apparente à une quête impossible. D’ailleurs, une cicatrice — dont je refuse de me séparer — suinte encore à la surface, mais fait partie de moi pour toujours. Elle entrave mon chemin vers l’avant depuis des années, me maintient dans des souvenirs passés douloureux, me rappelle que le monde a perdu l’occasion de voir s’épanouir le bonheur d’une famille.


Chaque fois que je réalise l’étendue du désastre qu’est devenue mon existence, cette colère sourde envers moi-même renaît. Je me maudis de piétiner les rares opportunités qui s’offrent à moi, de bousiller encore et toujours mes chances. Mon Dieu, si j’en avais le pouvoir, je reviendrais quatre ans en arrière et donnerais ma vie à la place de la sienne. Rien ne pèse autant sur mes nuits que cette idée fixe, véritable spectre qui ronge mon âme jour après jour.


Aujourd’hui, je me trouve face à cette ligne invisible où tout peut basculer : le seuil de mon destin. Ouvrir mon cœur à Victoria pourrait m’aider à expier cette rage que j’éprouve de respirer encore, alors que lui n’est plus. Mais une fois de plus, déverser mon chagrin sur elle serait ajouter une pierre à un fardeau qui doit rester le mien.


Mes doutes, mes ambitions broyées sous le poids de mes choix passés, la peur de ne pas être à la hauteur des attentes, j’ai tout dissimulé. Car je suis loin de répondre aux idéaux auxquels j’aspire et à mille lieues d’honorer l’héritage que Connor m’aurait confié. L’ombre de ses rêves écrasés pèse sur mes épaules, un rappel cruel de mes insuffisances. Et tandis que j’observe Victoria, l’évidence frappe : c’est à travers elle que je pourrai peut-être trouver ma rédemption. Je dois franchir cette barrière invisible, je dois me jeter à l’eau.


Elle connait l’étendue de mes sentiments. Pourtant, je ne suis pas naïf : ce serait me bercer d’illusions que de croire que ça pourrait suffire. Non, Victoria attend des preuves, des fondations auxquelles raccrocher ses propres desseins. Les déclarations d’amour ne garantissent pas un retour d’affection. Privés d’actes pour les renforcer, de gage pour les entériner, les « je t’aime » sont dérisoires, les promesses vaines et les coeurs défaillants.


Alors, je m’en tiens à ce que je maîtrise, me concentre sur ce que je peux contrôler et m’attèle à la convaincre en lui détaillant mes plans à court, moyen et long terme. Je lui expose ma feuille de route professionnelle, étape par étape. C’est le seul wagon clair auquel je peux me rattacher pour le moment et l’unique caution que j’ai à lui offrir.


Comme toujours, elle me donne l’impression — non, c’est plus qu’une impression —, elle est intriguée, curieuse, encourageante même. Quelque chose dans son regard, dans la façon dont elle capte chaque mot, me fait comprendre qu’elle ne se contente pas de simplement m’écouter par politesse. Elle est vraiment là, présente, absorbée par ce que je lui raconte.


J’aimerais qu’elle oublie un instant, celui que je ne veux plus être. Depuis la veille, à n’en pas douter, l’image qu’elle se fait de moi doit être indiscutable : le salopard accro à la poudre — et, accessoirement, au sexe —, qui l’a plantée, trompée et fait souffrir… J’ai envie qu’elle voie le James que je tends à devenir, celui qui bâtit du durable, pas l’autre. Pas celui qui sème ruines et regrets sur son passage.


Ma main, posée sur son sternum, se soulève au rythme de sa respiration. Je m’allonge totalement contre elle, tête contre tête, et laisse échapper un soupir aussi lourd qu’un aveu.


— Ce projet, il faut l’ancrer quelque part. Trouver un local pour commencer, lancer les travaux d’aménagement pour pouvoir centraliser toutes les opérations, ce qui veut dire : transférer la distillerie du domaine de La Clastre Raissac à Toulouse. Ensuite viennent les rencontres avec les partenaires, les planifications des dégustations et des évents, dont le marché de Noël au Capitole, les visites aux fournisseurs. Sans compter, recruter. J’ai besoin de m’entourer de collaborateurs, parce que gérer tout ça en solo, c’est impossible. Je ne tiendrai pas la cadence seul.


Encore un soupir, presque mécanique, comme si l’air manquait pour faire le point. Fatigue ou appréhension ? Les deux. Heureusement, la motivation est revenue.


— Je te raconte tout ça et je me dis que c’est un véritable casse-tête. La roulette russe de l’entrepreneuriat. Est-ce que je suis en train de me bâtir un empire ou est-ce que j’embarque dans une course folle vers le désastre ? À ce rythme, un billet de loterie serait un meilleur investissement, comparé à cette folie organisée.


Victoria se redresse, se love dans mes bras, le coude au travers de mon torse. À demi penchée, elle trace des contours imaginaires sur mon T-shirt. Elle semble réfléchir, trier ses pensées. Je suis pendu à son verdict comme un gosse attendant son bulletin. Si la note est mauvaise, non pire, si l’appréciation n’est pas bonne, je suis prêt à tout plaquer, à lâcher l’affaire. Peut-être que je me reconvertirai en prof de surf à Malibu. Au moins, là-bas, le soleil brille et les vagues sont toujours au rendez-vous.


— Écoute, ce sont les doutes qui forgent les grandes réussites, pas les certitudes. Rappelle-toi, seuls ceux qui embrassent le risque peuvent toucher les étoiles. Tu as cette vision. Tu as la passion, le talent, l’ambition et la hargne qui fait bouger des montagnes. Regarde tout ce que tu as déjà construit ; c’est la preuve que tu avances dans la bonne direction. Chaque étape te rapproche d’un chef-d’œuvre qui portera ta signature. Je crois vraiment en toi et en tout ce que tu es en train de créer.


Ses mots m’atteignent en plein cœur, une flèche qui vise juste, droit dans l’âme. Une vague d’adrénaline parcourt mes veines, réveillant une détermination enfouie. La manière dont elle me dévisage, comme si je détenais déjà la clé du succès… Sa confiance me fait entrevoir mes rêves sous un jour nouveau plus éclatant, plus tangible. Je la serre contre moi, presque désespéré d’absorber son énergie. Un feu s’allume dans mes entrailles, une conviction ardente que rien n’est insurmontable, que je peux braver tous les défis. D’autant plus, si elle reste auprès de moi…


La proximité soudaine de son corps couplé à ses paroles encourageantes et son regard à la fois tendre et admiratif agit en moi comme un catalyseur. L’exaltation intense qui monte en moi est presque incontrôlable. Bon sag, c’est la femme qu’il me faut. La femme de ma vie.


Cette révélation m’ébranle tellement que j’ai une irrésistible envie de la prendre ici, tout de suite, sans penser aux conséquences. Ma queue n’a que faire qu’on soit dans un putain de lieu public ! Mon cerveau, lui, sonne l’alerte rouge à grand renfort de sirènes tonitruantes qui stridulent dans ma tête. Il faut que je me canalise, d’urgence.


Je bondis en avant, en veillant, bien sûr, à ne pas brusquer Victoria au passage. Je dois me ressaisir vite. Pour faire diversion, je fais mine de vouloir encore me rationner en saucisson, m’empiffre des derniers restes, descends ma bière cul sec. Le goût amer et pétillant me permet de retrouver un semblant de calme. Pour deux secondes, putain !


Victoria se lève à son tour, commence à rassembler les sachets et les contenants éparpillés autour de nous. Je la dévore du regard, fasciné par la détermination qui se lit sur son visage. Ses pupilles étincellent alors qu’elle s’investit dans l’organisation du désordre environnant. Malgré la banalité de la scène, elle dégage une sensualité brutale qui me prend à la gorge. Merde, j’ai encore foutrement envie d’elle…


Pour encourager mon cerveau à se focaliser ailleurs et éloigner de plus belle mes pensées bien trop torrides pour un après-midi en plein air au milieu de badauds qui déambulent paisiblement, je lui prête main forte. À mesure que je me concentre sur cette tâche, je trouve mon salut dans l’effort et mon excitation reflue. Enfin !


Je m’assois dans l’herbe, lui glisse ma veste sur les épaules — elle frissonne, maintenant que le soleil s’est éclipsé quelque peu. Je l’installe dans mes bras, de part et d’autre de mes jambes, son dos contre mon torse, mes mains dans le creux de son ventre. Mes yeux dérivent sur la surface irisée du bassin devant nous, tandis que je m’abîme dans les confidences qu’elle me livre.


Je me souviens de ses rêves, des discussions passionnées qu’on a eues par le passé, en tête à tête ou en distanciel. Mais ce n’est pas assez. Je veux plonger plus profondément, toucher du doigt cette vision du futur qu’elle a encore en elle. Je décide de l’interroger, de savoir où elle en est, de laisser sa voix douce anesthésier les pulsions qui me dévorent de l’intérieur.


Elle me narre les mois écoulés. Sa rentrée, ses premiers cours, ses galères pour convaincre l’inspecteur académique de l’autoriser à effectuer son stage dans l’école de son choix. Elle évoque la frustration de devoir parcourir ces trente minutes interminables jusqu’à un établissement mal desservi par les transports. Cette contrainte l’ennuie particulièrement. Elle devra se résigner à prendre sa voiture qui refuse de se mettre en marche une fois sur trois à cause du « fichu » démarreur.


Réparer, remplacer… Peu importe la solution, elle doit faire face à ce contretemps. Je suis d’accord. C’est une question d’argent, et elle ne l’a pas, m’explique-t-elle. Moi j’en ai, mais je ne m’impose pas. Elle me dit qu’elle économise depuis des mois. Je pourrais lui filer les fonds, ce serait plus rapide. Je n’ose pas lui proposer. Rien ne sort de mes lèvres, bien que tout me pousse à agir autrement. Pour moi, l’argent n’est pas un problème, je pourrais tout régler en un claquement de doigts. Je me fais violence. Victoria sait très bien d’où je viens, elle connait mon confort matériel, mes privilèges. Il faut dire ce qui est.


Depuis plusieurs générations, avant même Culloden, ma famille possède un vaste domaine dans l’Argyll, transmis de main en main, au gré des époques. Aujourd’hui, Isla et moi en sommes les principaux héritiers et je sais que, plus tard, ce sera mon tour de reprendre le flambeau. Des kilomètres de landes s’étendent sous nos pieds, un territoire qui semble sans fin, ancré dans la terre de nos ancêtres. La majeure partie est consacrée à l’élevage des fameux bovins des Highlands, des bêtes robustes, parfaitement adaptées au climat austère de ma région. Nous cultivons également des champs d’orge, l’ingrédient essentiel à la fabrication du whisky écossais, un pilier de notre économie locale. On peut donc dire que je suis tombé dedans dès le berceau.


Mon arrière-grand-père, dont je porte le prénom, visionnaire avant l’heure, a développé le reboisement de nos forêts en replantant des hectares de pins sylvestres et de sapins calédoniens, qui, aujourd’hui, alimentent les scieries Cameron, présentes partout dans les Hautes-Terres, symbole de notre prospérité. Mon grand-père Graham a poursuivi son œuvre en réinvestissant à son tour dans le bois, mais aussi en diversifiant nos activités, notamment en créant un réseau de fermes partenaires qui valorisent nos terres et garantissent l’autosuffisance de nos propriétés. Mon père, lui, a ajouté une touche plus moderne à cet héritage, fondant un haras dédié à l’élevage de chevaux de course, une passion qui nous a apporté fierté et reconnaissance.


Les femmes de ma lignée, loin de demeurer dans l’ombre, ont chacune laissé leur empreinte indélébile. Mon arrière-grand-mère Gwendoline, que mon aïeul a rencontrée et épousée en France pendant la Seconde Guerre mondiale, était une figure de résilience. Remarquable, combative, généreuse, elle a mis sa détermination au service du domaine et pris en charge la construction d’écoles pour les enfants de fermiers.


Granny Ceciia a consacré sa vie à préserver notre patrimoine. Sous son impulsion directive, plusieurs édifices emblématiques ont été sauvés de l’oubli. Elle a supervisé la réhabilitation de l’ancien pont de pierre de Kilmarin, restauré la chapelle d’Invercain, datant du XIIIe siècle, transformé une bâtisse paroissiale à l’abandon en un centre communautaire vibrant. Enfin, elle s’est attelée à la rénovation du pavillon de chasse du XVIIIe siècle, en le métamorphosant en un charmant gîte qui accueille aujourd’hui des voyageurs de passage dans les Highlands.


Quant à ma mère, Maeve, issue d’une famille irlandaise modeste et militante, elle a embrassé une carrière d’avocate engagée, dévouée au droit rural et social, avec pour credo la défense des ouvriers agricoles, la promotion de la justice pour les petites collectivités, et un soutien sans faille pour les causes environnementales.


Les batailles, qu’elles soient tangibles ou symboliques, ont toujours fait partie de l’ADN de mon clan. Une lignée forgée dans l’adversité. À mon tour, je rêve plus que d’une simple succession. Une contribution à l’œuvre familiale, voilà ce que je cherche à pérenniser. Je veux apporter ma pierre à l’édifice. Je suis pleinement conscient que cet argent, cet héritage, n’est pas une faveur du destin. Et de toute manière, il ne m’appartient pas, du moins pas encore. Même s’il l’était, je n’ai jamais été de ceux qui se reposent sur leurs lauriers. Le travail acharné, la rigueur dans la gestion, la persévérance sont des valeurs que je partage avec les miens, et je comprends parfaitement le sens des efforts et des sacrifices.


Alors, j’écoute Victoria parler de sa voiture capricieuse, et je réfléchis à cette différence, qui, en réalité, n’en est pas une. Oui, je pourrais régler son souci en deux temps, trois mouvements. Un simple virement suffirait pour qu’elle se retrouve au volant d’un véhicule flambant neuf, sans que mes finances s’en voient affectées. Une berline élégante lui irait à ravir. Un coupé sportif serait audacieux. Mais un SUV compact correspondrait bien à sa vie active et à ses envies d’escapades. Elle pencherait sûrement pour ce modèle : pratique, polyvalent, confortable et robuste, parfait pour elle.


Pourtant, lui offrir une voiture serait déplacé. Trop intrusif. Presque malvenu. Elle serait probablement gênée, mal à l’aise. Pas au point de se sentir insultée toutefois. Elle comprendrait, dans un sens. Mais, avec sa façon de raisonner, elle me rétorquerait sans doute que ces trente minutes sont un mal mineur, une bagatelle parmi tant d’autres qu’elle a déjà affrontées. Je la connais trop bien. Elle brandirait la carte métro ou vélo. Oui, je trouverais ça absurde : si je peux lui simplifier la vie et lui épargner des désagréments, pourquoi m’en priver ? Néanmoins, je ne pourrais que souscrire à son point de vue. Il y a toujours une alternative et l’argent ne doit pas être la clé de tout. Au pire, je lui offrirais de l’accompagner, de l’y conduire, ou de l’attendre pour la ramener, dès que l’occasion se présentera. Je jouerais les taxis et je serais fier d’elle. Parce qu’elle est indépendante, souveraine.


Cette pensée me réchauffe étrangement le cœur. Même si mon seul désir est d’effacer les entraves de son quotidien, je me tiens là, patient. Je me contente de lui prêter une oreille attentive, laissant ses mots et ses préoccupations me toucher sans précipiter les choses.


Je lui dépose un baiser sur la tempe, discrètement, tandis qu’elle me raconte une anecdote sur un de ses cours à la fac. Elle parle, et j’écoute, avec une assiduité qui frôle l’adoration. Elle a sa propre manière de surmonter les difficultés. Peut-être qu’un jour, je l’aiderai à vaincre ses petites galères. Mais, pour l’heure, savoir qu’elle parvient à se débrouiller seule me suffit. Moi, je serai toujours présent, en arrière-plan, à l’affût d’une opportunité pour lui offrir un peu de cette facilité qu’elle mérite, sans jamais la priver de ce qu’elle incarne.

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