CHAPITRE 37.1 * JAMES

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LA STAR-UP

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J.L.C

♪♫ ... ♪♫

Peu de temps s’écoule avant que Victoria m’interroge de nouveau sur ma start-up, ce projet enfoui dans l’ombre de mes ambitions secrètes.

Étendue sur le dos, les cheveux déployés comme une rivière d’or en fusion, elle semble abandonner son corps à ce tapis végétal qui nous accueille. Le soleil danse sur ses paupières mi-closes, accentue la courbe délicate de sa mâchoire jusqu’à s’évanouir à l’abri de son sourire.

Ma Star-up… Sa question réveille en moi un mélange d’excitation et d’appréhension. Sur quel fil tirer pour délier ce labyrinthe d’idées et de nuits sans sommeil ?

— J’y mets toute mon énergie depuis des mois, lui indiquè-je.

Mon coude s’enfonce dans la verdure moelleuse à hauteur de son épaule, mes doigts effleurent l’herbe fraîche. Mes yeux, ces aimants à problème, s’égarent une minute de trop sur la lente montée et descente de sa poitrine, limpide telle une marée douce.

Au départ, prisonniers d’un marécage intérieur, les mots restent coincés, embourbés. J’hésite, triturant mentalement mes pensées pour leur octroyer un sens, cherchant une formulation qui traduise fidèlement ce que je m’échine à construire. Pour m’aider, ou peut-être pour me donner le temps de rassembler mes idées, ma main se pose sur son ventre. Ses lèvres s’entrouvrent dans un soupir tranquille, dessinant une promesse de plaisir paisible. Du bout des ongles, j’esquisse des arabesques, des lignes paresseuses et sinueuses, guidé par une impulsion à me distraire et m’apaiser.

— C’est un peu comme ces cercles, dis-je en crayonnant des spirales sur le tissu cotonneux de son T-shirt. Chaque projet part d’un point central, minuscule, mais chargé de potentiel. Au début, c’est flou et confus, ça tourne en rond. Petit à petit, ça s’élargit, ça prend forme. Jusqu’au jour où tout s’imbrique, où les trajectoires se croisent et s’entrelacent. C’est ce que j’essaie de bâtir.

Ma voix s’éteint presque, son expression m’assure son écoute. Ses doigts recouvrent mes phalanges en réponse silencieuse.

— Continue, murmure-t-elle, avec une douceur désarmante.

Tandis qu’elle se fond dans cette quiétude pastorale, des éclairs d’idéaux et des nœuds de doutes me traversent. Je lui parle de mon ambition, des écueils rencontrés, mes horizons pour l’avenir. Mes phrases affluent par vagues, hésitantes parfois, mais chaque mot s’ajuste, porté par la confiance qu’elle m’inspire.

— Donc, tu veux définitivement quitté le monde du marketing ? me demande-t-elle finalement.

Sa question me fait sourire. Quitter, oui, mais pas sans emporter dans mes bagages tout ce que j’y ai appris.

— Mes études étaient censées me préparer à reprendre les rênes du domaine. Gestion, commerce, stratégie… des piliers solides, sûrs.

Je marque une pause, mon index suit le pourtour de sa main, une manière d’enraciner mes pensées dans l’instant.

— Et puis, il y a eu Berkeley. J’y ai découvert l’entrepreneuriat. Mon esprit s’est emballé : j’ai commencé à rêver d’un projet bien à moi, comme mon arrière-grand-père avec l’exploitation forestière et la scierie ou mon père avec le haras. Je ne voulais pas me limiter à l’héritage familial, défricher mes propres terres, tu vois ? Ajouter ma pierre au socle de notre patrimoine.

— C’est là que le whisky est arrivé dans l’équation ?

Je hoche la tête.

— Mon expérience en Californie a fait plus que m’inspirer. Des modèles comme la Napa Valley, où tradition et innovation se croisent, ça m’a ouvert les yeux sur l’importance de l’authenticité et du terroir, mais aussi sur la nécessité de moderniser nos approches. Faire perdurer, c’est bien. Réinventer, renouveler, rendre vivant, actuel, c’est se connecter aux attentes d’aujourd’hui, s’inscrire dans le mouvement, insuffler une dynamique tournée vers l’avenir.

Elle me fixe, le regard chargé d’une curiosité nouvelle.

— J’ai réfléchi à comment mêler mon héritage à quelque chose qui me ressemble. Le whisky était tout trouvé, je baigne dedans depuis l’enfance. C’est mon grand-père Graham qui m’a initié, m’a enseigné à voir au-delà de la simple boisson, à en comprendre l’âme.

Des éclats de mémoire m’envahissent, fugaces et irréels. Toutes ces heures passées en sa compagnie dans sa distillerie artisanale, abritée au cœur du domaine, non loin de l’ancienne scierie. Une clairière entourée de pins, au bord de la rivière, avec le bruit constant de l’eau qui coule.

— Quand j’étais gosse, il déposait une goutte sur mon doigt et me demandait de distinguer les arômes. Une fois, je lui avais dit que ça sentait « Noël au coin du feu ». Il m’avait expliqué que c’était ça, la magie du whisky : un souvenir, une émotion capturés en liquide. De là est née cette envie de raconter des histoires à travers des saveurs.

L’alambic cuivré, imposant et brillant, dominait le lieu. L’odeur âcre du malt en fermentation embaumait l’espace. La vieille balance, aux rouages usés, côtoyait des outils marqués par le temps, éparpillés sur les fûts de chêne et la table en bois massif. Ses secrets de fabrication, soigneusement consignés dans des carnets de cuir patiné, leurs pages pleines de recettes manuscrites : des notes détaillant les profils aromatiques, les différentes essences utilisées, les blends expérimentaux. Les étagères brutes, garnies de bouteilles et de fioles étiquetées à la main : « Essai d’abricot », « 1986 — Doux et tourbé », des fragments de compositions en quête de perfection..

Je me relève en m’accoudant près d’elle et plonge dans ses pupilles limpides, telles des gouttes de whisky single malt dans son écrin doré.

— Si je te demande de me décrire un whisky en quelques mots, lesquels te viendraient en tête ?

Un sourire énigmatique anime son visage, avant qu’elle ne détourne un instant son regard vers le ciel, se mordillant la lèvre d’un air absorbé.

— Eh bien… du caractère, de la puissance. Un corps dense et complexe. Rebelle, mais noble. Une sorte d’intimité aussi. Un feu qui reste en bouche.

Est-elle en train de jouer avec moi ? Je scrute ses traits, mais n’y décèle que concentration et sérieux. Nulle malice dans ses iris ambrés. Le double sens n’est clairement pas raisonné ou peut-être qu’elle m’abuse. L’envie de la titiller est trop forte pour que je m’en prive.

— Vi, je t’ai demandé de me décrire un whisky pas… moi.

Elle cligne des paupières, fronce les sourcils et tourne son joli minois vers moi, un brin perplexe. Puis, d’un geste taquin, elle me met un coup de coude, son sourire s’étirant légèrement.


— Oh, je vois… tu cherches les compliments en fait. Très bien. Écossais, brut et viril, voici trois nouveaux qualificatifs. Tu crois que je me parle de toi ou de ton cher whisky ?

Amusé, je hausse les épaules avant de répliquer sur un ton de défi :

— Aucune idée… Mais cette histoire de « feu qui reste en bouche » m’intrigue. J’aimerais bien que tu développes un peu.

Victoria maintient son regard sur moi, sans ciller, mesurant sans doute chaque syllabe provocante qu’elle m’assène alors.

— Tu préfères la pratique ou la théorie ? susurre-t-elle, pleine de sous-entendus, cette fois-ci en battant ces jolis cils. Tu as deux secondes pour faire ton choix, James.

Je me fige. Un rapide coup d’œil vers ses lèvres suaves. Pas besoin de réfléchir davantage. D’ailleurs, celui qui hésite regrette souvent. Je me penche, la tension s’épaissit entre nos corps.

Le monde se réduit à ce frisson fulgurant qui parcourt ma peau lorsque nos bouches s’unissent. Le contact caressant de sa langue se transforme en un enchevêtrement ardent et profond. Un baiser tout en subtilité, puis en intensité. Ses doigts s’engouffrent dans mes cheveux, les miens traquent la courbe de sa gorge.

Dans un mouvement délicatement maîtrisé, Victoria ralentit notre fougue pour me défier :

— Alors, Monsieur le connaisseur, qu’as-tu à dire de notre saveur ?

D’un sourire, je me retire, effleurant sa mâchoire du bout du pouce.

— Une douceur envoûtante, sucrée comme le miel. Une brûlure agréable, épicée, qui enflamme discrètement le palais.

— Un soupçon de sel, poursuit-elle, en saisissant sa muqueuse entre ses dents.

— Un arrière-goût de chocolat noir aussi, complétè-je encore.

Victoria arque ses sourcils châtains. Ses paumes longent mon torse.

— Ah bon ? me glisse-t-elle de sa voix cristalline. J’ai pas eu le temps de la remarquer, je crois…

Diabolique tentatrice… Je m’approche à nouveau de son visage, nos souffles se précipitent.

— Moi, par contre, j’ai bien apprécié la touche fromagère.

Son rire résonne, mais ma petite épicurienne m’attire à elle par la nuque et m’entraîne dans un nouveau ballet des sens. Chaque nuance de notre échange me fait perdre pied. Je l’embrasserai jusqu’à ce qu’elle admette que je suis le meilleur sommelier de ce genre de dégustation…

Le baiser s’éteint petit à petit, tel un feu qui s’amenuise, et nos respirations, encore hâtives, se synchronisent. Mes doigts gourmands, qui s’étaient faufilés sous son T-shirt jusqu’à son nombril, caressent sa hanche, sa texture douce et sa forme pleine me rappellent qu’un monde existe au-delà de cet instant brûlant.

— Tu sais, tu m’as bien eu, Vi. Mais peut-être qu’il est temps de revenir sur terre, à moins que tu veuilles qu’on explore d’autres arômes ensemble… Chez toi peut-être ? 

Elle soutient mon regard, radieuse, son sourire toujours espiègle, mais ses yeux trahissent une lueur de curiosité. Elle se réinstalle, comme une chatte qui, après avoir joué avec sa proie, regagne une position plus souveraine.

— T'as déjà eu droit à la deuxième étape ce matin, James...


—  Donc, on a déjà fait le plein pour la journée, hein ? On verra si tu tiens le même discours plus tard.


— Je vois que tu fais de grandes projections…


— Sache que je suis prêt pour le prochain round...


Sa bonne humeur se répercute sur mes côtes quand elle rit. 


— Je n'en doute pas... Mais avant de repartir en mission soldat...


Elle s'étend plus confortablement, ses prunelles absorbées par les nuages dansants dans le ciel.


— Si on profitait encore un peu de cette après-midi ensoleillée ? Ça fait un bail que je n’ai pas fait une pause comme ça.


Elle a raison. Le soleil, complice de ses pensées, joue dans ses cheveux, et cette petite moue de satisfaction sur ses lèvres annonce des heures radieuses, une promesse de bonheur à venir. Oh oui, je rêve de l’allonger sur son lit et de lui faire l'amour toute la nuit. Si elle part demain, autant me repaître de son corps le plus lontemps possible pour que son odeur vanillée, l'écho de ses gémissements, la texture de sa peau laiteuse et la vue de ses courbes divines m'accompagnent durant mes trois jours de diète imposée.


— Alors, ce whisky… dis-moi, où en es-tu dans la distillation de tes idées ? me relance-t-elle.

Je me laisse à nouveau écroulé dans l’herbe, mais cette fois-ci, je lui demande la permission d’appuyer ma tête contre son ventre. Une seule envie me taraude : que ses doigts s’échouent sur mon cuir chevelu, amadouant mon esprit et déliant ce flot de mots qui me brûle les lèvres. Je pousse un soupir d’aise quand ils débarquent sur mon crâne et m’emportent vers des sommets tranquilles. Alors, apaisé, je reprends la parole.

— Lochranach… C’est devenu mon projet de cœur, mais au début, uniquement en parallèle. Un brasier entretenu en marge de mes études. Il a fallu que je rencontre Antoine pour dénicher un filon exploitable et novateur. En conjuguant nos compétences et nos visions, la distillerie a pris vie. Les premières bouteilles ont trouvé leur place ici et à Paris. Un whisky 100 % français, avec un caractère bien à lui, et une signature distincte. Tracer une voie hors des sentiers battus, concevoir un produit qui reflète mon identité et pas seulement mes origines, voilà ce qui me motive.

— Mais pourquoi ton incursion dans le luxe, alors ? Pourquoi tu ne t'es pas directement lancé après ton MBA à Cambridge ?


Ah, ça... Je pourrais tout lui dire maintenant, éviter les malentendus plus tard. Mais… est-ce que je veux que le nom d’Amy se glisse entre nous ? La légèreté de cette après-midi, son rire, le frisson de ses doigts dans mes cheveux… Entacher tout ça, encore ?


Je me contente du strict minimum.


— Parce qu’après mon stage chez Vanthorne Group, le PDG, Henry Ashcroft m’a offert un poste de responsable marketing.


Amy avait, sans aucun doute, poussé la proposition de son père, mais je savais que mes capacités seules justifiaient l’embauche, pas juste le piston. Ashford était impitoyable, il n’aurait pas voulu de moi s’il n’avait pas détecté mon potentiel. Que je couche avec sa fille ou pas.

— Ce job représentait une chance, une opportunité de faire mes preuves, de m’imposer dans un environnement ultra compétitif qui tolère seulement l’excellence. Je souhaitais établir ma légitimité, accumuler de l’expérience avant de me jeter corps et âme dans mon propre projet.

Je prends une pause, respire.

— Créer ma marque de whisky c’était mon rêve, mais il avait besoin de temps, de maturation, comme une bonne cuvée. En attendant, ce job chez Vanthorne me permettait de me bâtir une réputation, d’apprendre à jongler avec des enjeux complexes, de me constituer un réseau solide. Ma présence ne s’avérait pas encore nécessaire au domaine. Mon père et mon grand-père ont les rênes bien en main. Alors, je suis resté à Londres.

— Je comprends. Tu as capitalisé sur ton expertise sans précipiter les choses. Mais à quel moment tu as su que c’était le bon timing pour tout quitter ?

Merde. C’est maintenant que je vais devoir me jeter à l’eau. Je lui ai promis l’honnêteté. Cette étape de ma vie a forgé celui que je suis aujourd’hui. Il est temps que je lâche la bombe.

— Quand j’ai rompu mes fiançailles avec Amy. Le PDG de la boîte, Ashford, est son père.

Ses doigts, qui jouaient dans mes cheveux avec une aisance douce, s’arrêtent net. Le silence s’installe, bien plus lourd que je ne l’avais prévu. Je sens son ventre se contracter sous ma nuque. Elle retient son souffle. Nul doute que son regard est braqué sur mon crâne, mais je n’ose pas lever les yeux pour vérifier ce qu’il exprime. La vérité flotte entre nous, crue, sans détour.

L’attente devient insupportable. Je songe à meubler ce vide, à reprendre la parole pour désamorcer l’atmosphère, mais les mots me désertent. Que dire de plus ? Que veut-elle savoir surtout ? Et puis, finalement, ses doigts se remettent en quête, doucement, presque comme si de rien n’était.

— Ça n’a pas dû être évident, murmure-t-elle, d’un ton presque absent. Qu’as-tu fait après ?

— Je suis retourné vivre à Edimbourg.

Et je me suis roulé dans la fange, aveuglé par la recherche de tout ce qui pouvait me faire oublier. Drogue, sexe, un tourbillon d’excès.

— La suite, tu la connais.

Le silence s’étend à nouveau. Le genre où les pensées s’affrontent, où le poids des non-dits devient presque plus fort que tout ce qu’on a déjà partagé. Ses mains continuent de jouer distraitement avec mes mèches, mais quelque chose dans son geste paraît différent maintenant. Plus mesuré. Plus distant.

— Je ne suis pas fier de cette époque, confessè-je.

Je me déteste pour ce que j’étais.

— Mais le passé est immuable. Je ne peux pas revenir en arrière, juste… le regretter.

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