CHAPITRE 35.3 * JAMES
J.L.C
♪♫ ... ♪♫
Alors que la conversation s'étire, chaque mot prononcé par Victoria me plonge davantage dans mes pensées. Ses ambitions, son parcours académique, ses projets professionnels, ses envies de voyage, d'évasion, tout ça concorde parfaitement avec ce que j'aimerais qu'on devienne. C’est un ping-pong ravissant entre nos aspirations respectives qui façonne un peu plus le possible imbriquage de nos vies.
Dans moins de deux ans, Victoria sera dîplomée et, grâce au concours qu'elle a déjà commencé à préparer, elle pourra embrasser la carrière d’enseignante dans laquelle elle souhaite s’engager. Elle raccrochera sa casquette d'organisatrice d’évènements, ou seulement en partie, car pour le moment ce métier lui confère un épanouissement professionnel salutaire qu'elle souhaite faire perdurer aussi longtemps que nécessaire.
Et tandis qu'elle me fait cette confession, j'admire sa détermination, son énergie, son envie de se battre pour ses rêves. Elle est prête à relever tous les défis pour construire un avenir qui lui ressemble.
La passion qui l'anime résonne en moi. Notre discussion bifurque à nouveau vers mes projets.
— "Après il y a les concepts auxquels je réfléchis. J’aimerais offrir plus qu’une simple vente de produits. La distillerie, je me vois bien la transformer en un bar, comme tu l'as déjà évoqué mais en allant encore plus loin.”
Je marque une pause, songeur, laissant mon regard se perdre dans le paysage autour de nous. J'occupe mes mains tantôt en caressant l'herbe sous mes doigts, tantôt la peau radieuse de Victoria. Je m'imprègne de cette nature environnante qui semble étrangement propice à l’aveu de ma plus grande ambition.
— “"Une sorte de vitrine sur le monde du whisky," j’ajoute, les idées se bousculant dans mon esprit. "Un espace où les visiteurs ne se contentent pas de déguster, mais où ils découvrent les coulisses de fabrication. Je pense à des visites guidées, des ateliers pratiques, des rencontres avec les artisans, pour que chaque client reparte avec non seulement une bouteille, mais surtout un aperçu des savoir-faire et des secrets qui font l’identité du Lochranach. Ce serait... plus qu'une vente ou un verre, ce serait une immersion."
Elle m’écoute attentivement, une lueur perceptible au fond des yeux. Elle pose doucement une main sur mon bras, son contact, bien que léger, m’ancre dans cet instant.
— “Et ta place dans tout ça ?”, s’enquiert-elle, la voix empreinte de sincérité, comme si elle voyait enfin où je voulais en venir.
Je prends une inspiration, prêt à mettre des mots sur cet idéal.
— “Une fois que l’entreprise sera bien ancrée”, je commence, mon regard se fixant au loin comme si je pouvais déjà voir ma marque devenir un pilier du secteur, “que les bénéfices seront assurés, j’aimerais déléguer la gestion quotidienne. Faire de Lochranach une référence c’est mon leitmotiv. Mais, si j'y parviens, après, j’ai envie de me recentrer sur l’essentiel : la création, la recherche des saveurs, l’art de l’assemblage. Revenir à la source, à ce qui m’a donné envie de me lancer dans l’aventure.”
Elle incline la tête, pensive, comme si elle pesait mes mots.
— “Donc tu te vois plus comme un artisan qu’un PDG ?”.
Je hoche la tête, un sourire naissant sur mes lèvres.
— “C'est tout à fait ça”, admets-je enfin, mes yeux brillants de cette vision qui se matérialise, si proche. “Ce ne sont pas la logistique, le management, le marketing, les stats ou les chiffres qui m’animent vraiment. Ce qui me fait vibrer, c’est… créer, innover, perfectionner, avoir entre les mains quelque chose de singulier, une recette unique, une histoire à raconter… en vérité, c’est la recherche d’un goût, une saveur capable d’évoquer une résonnace, une émotion chez chacun, qui me m'inspire.”
Victoria serre doucement ma main, ses yeux ne quittant pas les miens. Dans son regard, je lis la compréhension et l’encouragement, mais je ressens aussi le poids de ce aspiration que je poursuis. Il ne s’agit plus seulement de prospérer, de me faire un nom, de marcher sur les traces de ma famille, qui, chacun à sa manière, a su construire un héritage durable. Au fond, ce que je veux, c’est atteindre ce sommet pour pouvoir ensuite m’en détacher, vivre de ma passion sans contraintes, et, un jour peut-être, connaître la stabilité et la tranquillité nécessaires pour fonder ma propre famille. Je rêve de profiter de chaque instant, de me laisser porter par les années, heureux et comblé et surtout je rêve que cette femme extraordinaire soit ma force continue, la complice de mon bonheur, le ciment de mes aspirations, celle qui me soutiendra dans chaque pas de ce périple d’une vie.
— "T’as combien de produits différents dans ta gamme aujourd'hui ?", me demande-t-elle encore.
— “Trois. Sans compter les éditions spéciales. Au départ, j'ai lancé Lochranach, Essence du temps, un single malt classique qui a été le fondement de la marque. Puis, j'ai introduit Audace & Alliance, un scotch premium, puis le bourbon Révélation. Chaque whisky est le résultat des feedbacks que j'ai reçus et des expériences que j'ai créées. C’est ce qui nous permet de garantir que chaque expériance soit à la hauteur des attentes. C’est grâce à l'avis des consommateurs que j'ai développé la gamme.
Je sens l'excitation monter en moi et j'agrippe le bras de Victoria qui caresse paresseusement mon torse. Je pose un baiser sur sa main et elle me sourit tendrement.
Au fond, je veux qu’elle voie que tout ça, ce n’est pas juste une entreprise pour moi, mais une vision. Peut-être, celle qui me sauvera. Et la sentir s’imprègner de mon univers, comme si elle y cherchait sa place, ou du moins tentait de comprendre ce qui m’y rattache, ça me touche particulièrement. La surprendre, lui offrir une meilleure version de moi-même, celle d’un homme qui s’accroche à quelque chose de concret, de solide, devient une nécessité.
— “J’ambitionne de sortir une nouvelle bouteille l’année prochaine. Antoine essaye de me convaincre de tenter une approche contemporaine : un whisky sans alcool. Si je te dis la vérité, je ne suis pas convaincu”.
Victoria prend la parole.
— “Un whisky sans alcool ? Ce serait un crime pour les puristes comme toi. Mais qui sait, peut-être que tu pourrais séduire une toute nouvelle clientèle. Les curieux, les aventuriers... ceux qui veulent goûter sans risquer d’y laisser leur tête.”
Elle rit doucement, son regard plongé dans le mien, puis elle ajoute, plus sérieuse :
— “Mais je comprends. Ton whisky, c’est ton héritage, ta fierté. Ça doit rester authentique, fidèle à tes racines. Si tu n’y crois pas, ce ne sera jamais la même chose.”
Ses doigts se remettent à tracer des cercles lents sur mon torse, et je sens son soutien palpable derrière ses mots.
— “Non, en vrai, pourquoi pas. Je reconnais qu'il y a du potentiel commercial derrière, donc je vais me laisser porter par l'idée. Mais, pas avant de mettre au point le... Victoire. C’est une bonne appellation, non ? Qu’est-ce que tu en penses ?”
La victoire en question lève les yeux au ciel avant de m’enguirlander d’un ton enjoué :
— “Ah donc tu plaisantes pas avec ça ! Tu veux vraiment que tout le monde pense à moi à chaque gorgée ?”
Elle marque un point.
— "Ouais, t’as raison. Je ne tiens pas à ce que mes clients — en plus de fantasmer sur ma superbe égérie — se mette en tête qu'ils sont en train de te goûter en sirotant mon whisky... Ce privilège, il est à moi. D’ailleurs, en parlant de ça… que dirais-tu d’un petit échantillon exclusif, histoire de m’aider à peaufiner la recette ?”, je lui souffle, avec un sourire taquin.
Le regard de Victoria est pétillant de malice lorsque sa bouche se pose sur la mienne. Ses lèvres fraîches et sucrés — parce qu’elle vient de prendre une longue gorgée de limonade citronnée — chatouillent mes sens. Je sens mon cœur s’emballer à nouveau. Aucun répit avec cette femme !
Nos lèvres se cherchent, se retrouvent, tandis que mes mains glissent dans son dos, la rapprochant encore. Le temps semble se suspendre, chaque baiser est tendre, mais sage compte tenu de notre présence dans ce joli parc public. Malgré notre retenue apparente, une tension discrète s’installe, alimentée par la manière dont Victoria glisse subtilement ses doigts sous mon t-shirt, comme pour explorer ma peau sans en avoir l’air. Je sens alors une vague d'excitation me traverser, d’autant plus que mes propres mains, pas en reste, se permettent de frôler discrètement des zones sensibles sur son corps, savourant ce jeu d’audace cachée.
Nous restons dans ce flirt, entre équilibre et provocation, alors que chaque geste, aussi discret soit-il, devient un secret partagé, amplifiant cette complicité et cette ferveur qui ne cessent de grandir entre nous.
J’aimerais faire durer ce nouveau baiser une éternité, mais Victoria finit par se redresser.
Je grogne gentiment pour manifester mon désaccord et tente de la faire revenir. Elle rit avant de me lancer :
— “Je veux mon macaron !”
D'un bond, je me lève à mon tour, fouille les sacs à la recherche des précieux petits gâteaux.
— “Bonne idée !”
Je lui tends le paquet et en profite pour m'abreuver. Même si l’automne est déjà bien installé, la chaleur du soleil de novembre caresse encore nos visages, créant une illusion d'été qui réchauffe l'air frais autour de nous.
Alors que je m'apprête à déguster mon macaron au chocolat, et Vi, celui à la framboise, deux enfants déboulent à toute vitesse à côté de nous, riant aux éclats. Ils sont suivis de près par deux femmes, qui les appellent d'une voix bienveillante, mais ferme en leur rappelant d’être prudents et de faire attention à la mare. Les petits, un garçon et une fille d'environ six ans, insouciants et espiègles, ne semblent pas vouloir écouter.
Je les observe avec un sourire, me rappelant la légèreté de l'enfance, tandis que Victoria se tourne vers moi, amusée.
— “Regarde-les ! Ils vivent leur meilleur moment, comme nous,” dit-elle en les désignant.
Je hoche la tête.
Je hoche la tête et croque enfin dans le petit biscuit moeleux aux amandes. Mon attention se reporte à nouveau vers les deux femmes qui les accompagnent, leurs mères si je comprends bien, et je ne peux empêcher mon esprit de se projeter. La manière dont elles observent leur progéniture, avec une tendresse mêlée d’une inquiétude subtile, me rappelle à quel point l'amour maternel peut être puissant.
Je m’imagine moi-même dans quelques années, entouré de mes propres enfants, les contemplant courir avec cette même admiration et envie de les protéger. Victoria se glisse naturellement dans ce tableau.
Je la vois si bien pencher au-dessus d’une petite tête blonde pour l’aider à faire ses devoirs, ses sourcils légèrement froncés par la concentration. Ou dans une salle de bain en pagaille, tentant désespérément de tresser les cheveux d’une petite puce qui refuse de se brosser les dents. Non, j’ai mieux : changeant la couche d’un nourrisson avant de me tendre le précieux paquet bien remplie comme si c'était un trophée.
Et quand je me tourne vers elle à l'instant, alors qu'elle est agenouillée sur l’herbe en train de grignoter un deuxième macaron cette fois-ci jaune — certainement celui au citron —, j’arrive presque à discerner une ribambelle de marmots grimper sur elle en braillant tandis qu’elle les rouspète gentiment avant de rire aux éclats en se laissant transformer en trampoline vivant.
— “Tu en veux un autre ?”
Je tends ma main vers le coffret en papier qu’elle me présente et choisis celui au café. En relevant la tête, je m’aperçois que Victoria fixe quelque chose derrière moi. Je me détourne dans la même direction pour découvrir une tignasse brune en pleurs. Apparemment, le gamin a chuté dans l’escalier un peu plus loin. Déjà, l’une des mères se précipite vers lui pour l'assister. Victoria attentive a toute la scène se lève doucement et sans un mot récupére une pochette pailletée dans son sac.
— “Attends, je reviens”, m’annonce-t-elle.
Alors qu’elle s’éloigne, je suis tout d'abord captivé par le roulement discret de ses hanches et le balancement de ses mèches blondes qui dansent en cascade dans son dos. Sa démarche est légère, mais déterminé. Perplexe, je ne peux m'empêcher de me questionner quant à ses intentions. Mais lorsque je comprends qu’elle se dirige vers la petite famille, une drôle d'intuition me gagne.
Même à distance, ses gestes sont clairs : elle ouvre sa trousse bleue et en sort de petits objets que je ne distingue pas, mais que j’identifie pourtant. Elle en donne un premier à la femme brune, fouille à nouveau dans ses affaires, puis en tend un autre. Une douce étreinte enrobe mon cœur et une chaleur agréable se diffuse dans mon corps. Elle s’accroupit de concert avec la mère du petit toujours en pleurs et se met à le consoler le blessé. Ma corde sensible se tend à l’extrême jusqu’à ce qu’une bouffée d’admiration et de fierté m’assaille et la fasse vibre comme des milliers d’ailes qui s’envolent vers l’horizon des possibles.
Cette femme est exceptionnelle !
Un instinct primal s'éveille en moi, comme si mon côté Cro-Magnon prenait le dessus : Je veux lui faire des enfants !
L'image de notre famille se dessine dans mon esprit, si puissante et si sauvage que je sens mes palpitations bourdonnaient à mes oreilles. C'est elle ! Je la veux. Pour la protéger, l'honorer, la combler, bâtir un avenir, ancrer notre héritage dans la terre, faire jaillir la vie de notre amour.
Elle est là, derrière mes rétines, au fond de mes entrailles. Victoria assise dans un fauteuil suspendu, un nourrisson aux cheveux clairs blotti contre sa poitrine dénudée. Elle le berce tendrement tout en lui murmurant des mots apaisants, son regard plongé dans celui de pupilles aussi bleues que les miennes. Elle m’attrape la main, me sourit, ses yeux sont emplis d’amour, de dévotion et de joie.
La vague de sensations merveilleuses qui m’envahit me fait sourire comme un benêt. Quand tout à coup, sans prévenir, cette pensée est balayée, non fracassée contre un mur de noirceur. Ce rêve d’un bonheur partagé s’enchevêtre avec le cauchemar qui a zébré ma nuit. La lame glaciale de l’angoisse se plante dans mon cœur. L’appel chaotique de mon passé se heurte à cette promesse d'avenir, créant une tempête d'émotions que je ne sais plus comment apaiser. J’ai l’impression de suffoquer.
Soudain, un tremblement parcourt mon corps. Mes mains deviennent moites, et l’air me semble plus lourd, comme si j'étais pris au piège dans un étau. L'ombre de mes vieux démons rôde, sournoise, prête à frapper. D’un bond, je me lève.
Le mouvement me sort de cette spirale, mais mes battements se précipitent dans une cadence irrégulière et menaçante. Mes jambes semblent avoir pris leur propre décision, avançant vers Victoria, vers ce moment de tendresse qu’elle crée, vers cette lumière qu’elle porte en elle et dont j’ai tellement besoin. Je dois lui parler, avant que l'ombre ne prenne le dessus.
En m’approchant d’elle, je me force à repousser coûte que coûte les voix qui chuchotent à mon esprit, leur murmure venimeux résonnant toujours plus fort. Je salue poliment la petite famille d’un faible signe de tête, que j'accompagne d’un sourire apathique qui masque ma détresse et de quelques mots mécaniques et sans vie. Les mères m’adressent un regard de sympathie, puis se confondent en remerciements chaleureux auprès de Victoria, toujours aussi souriante et charmante. Celle-ci caresse ensuite d’un mouvement affectueux les cheveux bruns du petit garçon et serre avec un cérémonial déguisé la main de sa jeune sœur, avant de se tourner vers moi. D’un geste fluide et naturel, elle vient se réfugier contre moi, passant son bras derrière mon dos, comme si c’était sa place.
Je sens la chaleur de son contact m’envelopper, et un élan instinctif me pousse à lui répondre. Pourtant, mes doigts se crispent un peu trop fermement sur son biceps quand je l’enlace à mon tour, comme si j’essayais de me raccrocher à elle pour ne pas sombrer. Et trop tard… Victoria tourne son attention vers moi et plonge son regard dans le mien. Je vois une lueur d'inquiétude dans ses yeux, et je m'en veux de l'arracher ainsi à ce moment de légèreté, elle qui semble si épanouie et sereine. Je baisse les yeux, et me perds dans la contemplation de mes bottes, penaud, les dents serrés pour contenir l’erruption qui semble vouloir surgir de mes entrailles. Je tente de camoufler le chaos derrière mon mutisme, mais le contraste entre sa douceur et ma tension devient de plus en plus flagrant. J’aimerais lui sourire, murmurer que tout va bien, mais les mots s'étranglent dans ma gorge. Mon cœur se serre sous le poids de mes propres tourments. Elle mérite tellement mieux que ces ombres qui me suivent, mieux que cette lutte incessante que je mène en silence.
Son regard continue de chercher, tentant de comprendre ce qui me ronge, et je me rends compte que je suis prisonnier de mes propres démons.C’est dans des moments semblables que je crains de ne jamais réussir à atteindre le bout du tunnel. Parce que là tout de suite, si une putain de dose de crack atterrit dans mes mains, je sais que n'arriverai pas à me contrôler. Le manque — ce mal insidieux et implacable — revient à la charge. Il rampe, se coagule dans mes veines et infiltre chaque recoin de mon esprit en berne, à deux doigts de poser les armes. Mes genoux vacillent. C’est comme si une part de moi hurlait, prête à tout écraser, à tout sacrifier pour apaiser ce feu dévorant. Victoria est là, ancrée contre moi, et pourtant. Les ténèbres… La solitude… La souffrance physique... La brutalité… Mon mental s’effronde comme un château de cartes…
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