CHAPITRE 36.1 * VICTORIA
LE FIL TENDU DES SENTIMENTS
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V.R.S.de.SC
♪♫ LA PAROLE LONTANE — MANESKIN ♪♫
Je sens son bras autour de mes épaules, lourd, presque douloureux dans sa poigne. En levant les yeux pour croiser son regard, je réalise que James les fixe obstinément au sol, une expression que je ne lui connais pas.
Quelque chose se brise entre nous. Une tension étrange flotte dans l’air, et je perçois en lui une angoisse sourde, comme une onde prête à éclater. Son corps est là, contre le mien, mais son esprit semble absent, sa chaleur mêlée d’une froideur distante.
Qu’est-ce qui te tourmente à ce point, James ?
Je sens ses frémissements malgré moi, une lutte intérieure qu’il tente de dissimuler. Ça me frappe de le voir se refermer ainsi, lui qui, depuis ce matin, se confie à moi à cœur ouvert. Je pensais notre complicité renouvelée, nos discussions porteuses d’espoir... La force de ses bras me retient, comme s’il craignait de perdre pied, mais je suis impuissante. Sa main est crispée sur ma chair. Une part de lui me glisse entre les doigts, et je ne sais pas comment l’atteindre.
Je fais bonne figure en prenant congé des deux mamans et de leurs jumeaux, la pétillante Eva et son casse-cou de frère, Gabin. J’attrape James par la main et nous isole en l’entraînant vers notre repaire sur l'herbe du Jardin Royal. L’inquiétude grimpe en moi tandis que l’apathie de James pèse sur ses traits. Je devine en lui un monde en furie, une tempête muette, à en juger par son visage totalement transfiguré et sa mâchoire crispée. Son corps envoie des signaux de faiblesse, subtils, mais clairs.
Après quelques pas en direction de nos affaires, je prends la parole, brisant le silence lourd qui nous entoure.
— “Qu'est-ce qui se passe, James ?”
Ma voix trahit la panique qui s'aggrave, qui fait écho aux précipitations erratiques de mon cœur, mais je m'efforce de garder un ton calme. Je sens les doigts de James se libérer, mais je les retiens entre les miens. Il détourne la tête, fuyant, mais je ne le laisse pas faire. D’un pas plus ferme, je me poste devant lui, freinant sa progression. Il s’arrête, mais garde son regard fixé au loin. Je tire sur sa main pour attirer son attention. Rien. Je pose mon autre main sur son torse, puis la glisse vers son cou en exerçant une légère pression. Quand ses yeux cobalt se posent enfin sur moi, je perçois l’ampleur de son désarroi.
Ses pupilles sont dilatées, ses narines frémissantes. Il ouvre la bouche pour parler, mais aucun son n’en sort. Il déglutit et baisse la tête. Ses épaules s’affaissent et ses muscles se ramollissent un peu plus. Il est dans un tel état d’effondrement que mon cœur ralentit sa course et se hisse au-dessus du promontoire rocheux où James se tient, à un pas du précipice.
Mon Dieu, mais que s'est-il passé ? Pourquoi est-il dans cet état ? Comment ça s’est déclenché ? Merde ! Je me sens si impuissante, si inutile ! Lui seul pourra me dire ce qui s’est passé, ce qui a provoqué cette détresse qui déchire son âme et comprime son cœur, tout comme le mien. D’une voix presque suppliante, je pose ma main sur sa joue et l’interpelle :
— “James, s’il te plaît, dis-moi ce que je peux faire ? C’est une sorte de crise, c’est ça ? De quoi as-tu besoin ? Tu sais que je suis là pour toi ? Que je ne te laisserai pas tomber ? Mais il faut que tu me parles, je...”
Les mots sortent en un flot incontrôlé, l'angoisse s'infiltre dans chaque syllabe. Sa douleur m’explose à la figure telle une bombe de verre, des éclats tranchants de désespoir s'éparpillent autour denous, me blessant à chaque instant où je réalise à quel point il souffre.
— “C’est rien”, souffle-t-il enfin, mais sa voix est si brisée.
Il minimise sa souffrance et je le sais. Il faut que je trouve un moyen d’atténuer sa tourmente, immédiatement. Mais merde ! Je ne sais pas quoi faire ni comment procéder. Alors, dans un élan désespéré, j’entreprends la seule chose qui pourrait nous rapprocher, qui pourrait briser cette barrière. Je me rapproche et l’embrasse, mes lèvres effleurant à peine les siennes, comme si je pouvais insuffler un peu de chaleur dans son désespoir. Puis, la tendresse guide mon geste, et j’approfondis le baiser, cherchant à capter son attention, à lui faire comprendre qu'il n'est pas seul. James se raidit sous l’impact de mon initiative, ses mains m’enlacent doucement et il s'alanguit dans mes bras.
Lorsque nos lèvres se séparent, sa paume vient se nicher sur ma joue et il ancre finalement son regard au mien. Un instant, je pense qu’il va prendre la parole, mais il ne dit rien. Sa bouche s’ouvre puis se ferme, il inspire et expire profondément. Il semble déployer un effort titanesque pour ne pas céder à l’appel de ses besoins.
— “Je...”, se lance-t-il, mais les mots se perdent sur le chemin de sa pensée.
Sa main posée au creux de mes reins me presse un peu plus fort.
Je baisse la tête et il m’attire contre son torse. Son menton se pose sur le sommet de mon crâne et ses caresses dans mes cheveux traduisent une tentative de contenir les démons qui l'acculent aux tréfonds de sa conscience. Quant à moi, je verrouille mes mains dans son dos, cherchant à l’ancrer davantage. Sa chaleur me rassure et pour rien au monde je ne voudrais être ailleurs que dans ses bras. Dans cet instant fragile, la notion du temps s’efface, le monde extérieur s’évanouit et il ne reste que nous deux, enlacés dans une bulle de tendresse et de douleur.
James, enveloppé dans mes bras, commence à relâcher un peu de la pression qu'il semble porter. Jeglisse mes doigts le long de son dos, effectuant de lents mouvements rassurants, comme si chaque caresse pouvait apaiser ses tourments.
— “Prends une grande inspiration avec moi”, susurrè-je, encourageant mes propres battements de cœur à se synchroniser avec les siens.
Je respire profondément, et il finit par m’imiter, ses poumons se remplissant d’air, même si l’effort est visible. Peu à peu, sa tension diminue légèrement, mais l’angoisse est toujours là, à l’affût. Je poursuis mes gestes, frôlant ses muscles du bout des doigts, comme pour rappeler à son corps qu’il est vivant, qu’il n’est pas seul.
— “Je reste avec toi, James”, soufflè-je encore doucement contre son torse.
Je relève la tête et soutiens son regard encore vague et morne. Je rassemble toute la force de ma détermination et de ma tendresse et la lui transmet dans ce contact visuel. Je l’accompagne dans sa douleur, cherchant même à faire en sorte qu’il s’en déleste sur moi.
— “Raconte-moi ce que tu ressens. Je veux comprendre”, l'invitè-je avec douceur.
James ferme les yeux un instant. Je sens ses muscles se nouer à nouveau, mais je ne lâche pas prise. Je parcours doucement son visage, mes pouces effleurant ses pommettes, et je murmure :
— “Je ne te juge pas. Je veux juste t’aider. Tu es plus fort que tu ne le penses, et tu n’as pas à porter ce fardeau seul.”
Il laisse échapper un soupir tremblant.
— “Parle-moi de ce qui te tracasse. Qu'est-ce qui te fait si mal ?”
Je me coule un peu plus contre lui, espérant que ma proximité l'encouragera à s'ouvrir. James rouvre les yeux, mais je perçois toujours la lassitude et la mélancolie dans son regard si torturé. Inlassablement, mes mains effleurent ses mèches, et j’essaie tant bien que mal d’apporter une douce consolation.
— “N’oublie pas, tu as déjà fait un long chemin. Chaque petit pas compte. Je crois en toi.”
À cet instant, je le sens qu’il est sur le point de se livrer. Je me recule pour mieux l’observer tout en restant contre lui. Quand il prend la parole, ses mots sont hésitants, sa voix rauque et fragile.
— “C’est juste… parfois, tout semble s’écrouler. Comme si je n’étais pas assez fort pour…”
Il s’interrompt, incapable d’achever sa phrase.
— “Tu peux te libérer de ça, je le sens. Laisse-moi t’aider à porter ce poids”, le rassurè-je alors, serrant un peu plus mes bras autour de lui.
Il secoue la tête de gauche à droite. Un rire nerveux lui échappe.
— “J’essaie… Mais, ça me bouffe toujours. Ça ne partira jamais, Vi… Même si j’arrache le pansement, la blessure reste. Elle...”
Il me lâche, fixe un poids imaginaire à notre droite, vers la cime des arbres en contrebas.
— “Alors continue à essayer. C’est déjà une étape. Persévère, bats-toi ou le fais le à moitié, mais, fais-le quand même.”, insistè-je, déterminé, même si je me sens en terrain inconnu. “Parce que je refuse de te regarder t’abandonner à cette douleur.”
Ses lèvres ne sont plus qu’un trait, mais son regard se durcit. Mon Dieu, je ne sais pas par quel bout tirer la corde.
— “Vi, tu ne comprends pas… Peut-être que c’est une illusion, tout ça. Peut-être que je me raconte des histoires… que je me projette dans quelque chose qui n’arrivera jamais.”
Il secoue la tête, la voix éraillée par un mélange de résignation et d’amertume.
— “Je vise trop haut et je le sais. C’est... perdu d’avance. C’est... juste une façade qui finira par s’écrouler.”
— “Tu parles de quoi au juste ? De tes projets ? Non, James ! Tu dois t’accrocher à tes rêves. Ne renonce pas à tes ambitions, c’est ce qui te pousse en avant. Tout le monde a le droit à...”
James me tourne le dos et ma phrase meurt dans ma gorge. Il m'ignore, comme si mes mots n'avaient pas d’importance. Il se passe brusquement les mains dans les cheveux, puis les laisse retomber sur sa nuque, rejetant la tête en arrière pour fixer le ciel. Un long soupir s’échappe de lui, lourd, comme s’il capitulait. Mais à quoi au juste ? Je poursuis, espérant rallumer cette flamme vacillante en lui.
— “La peur n’a pas à te détruire, tu vaux tellement mieux que ces doutes et... ”, je reprends mais ma voix s’éteint quand il interrompt ma tentative de réconfort.
Sa phrase cingle l'air.
— “Je parle de nous, Victoria. Ça ne marchera pas.”
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