CHAPITRE 39.1 * VICTORIA
LE FIL TENDU DES SENTIMENTS
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V.R.S.de.SC
♪♫ LA PAROLE LONTANE — MANESKIN ♪♫
Son bras s’enroule autour de mes épaules, pesant, presque accablant. Je sens sa prise jusque dans mes os. Une alerte grésille dans ma tête. Quelque chose ne va pas. Tout en acquiesçant distraitement aux paroles d’une des mamans, je recouvre instinctivement ses phalanges de ma paume. Ils ne cillent pas, rigides, cadenassés. À la seconde où mes yeux cherchent les siens, je me rends compte qu’il les évite, plongé dans la contemplation insistante du sol. Pourquoi ? Quand il est apparu près de moi, une minute plus tôt, son salut était sobre, calme. Ni son timbre, ni son allure, ou son sourire n’annonçaient cette crispation soudaine. Mais maintenant, rien n’est moins sûr. Son visage, figé par une émotion nouvelle, étrangère — ou peut-être parente de celle que j’ai aperçue hier soir, dans l’ombre de ce club — m’alarme. Qu’est-ce qui te tourmente à ce point, James ?
Bien qu’il soit tout contre moi, l’écart entre nous est abyssal. La chaleur de son corps se teinte d’un froid inexpliqué, son esprit semble gelé dans une neige éternelle, distante, hors de ma portée. Ses frémissements me traversent, m’envahissent, me rongent. Impossible de les ignorer. Impossible de prétendre. Sa paume se raidit sur ma peau. L’étau de son étreinte n’a rien du réconfort. Il ne m’enlace pas, il s’amarre. Une fracture s’ouvre entre nous, difficile à nommer, néanmoins bien présente. Le déluge d’angoisse qui s’amasse en lui me laisse aussi perdue que désorientée. Il glisse, m’échappe.
Agis, Victoria. Il est tant d’aller soigner un autre blessé, le seul qui importe vraiment.
Une dernière plaisanterie à la fillette qui m’inonde de questions, quelques mots à son frère pour le rassurer et mon regard se porte à nouveau sur James. Il a relevé les yeux. L’ombre d’un charme feutré fige ses traits, une nonchalance travaillée, des prunelles bleues pénétrantes, ce quelque chose d’énigmatique qui doit en faire chavirer plus d’une. D’ordinaire. La surface givrée de son calme cache mal l’ouragan aigu qui sévit en lui. Moi, je vois au-delà. Derrière ce vernis maîtrisé, l’opacité demeure. Son sourire n’atteint pas ses pupilles. Un morceau de lui file entre mes doigts. Comment le retenir ?
Je fais bonne figure en prenant congé des deux mamans et des jumeaux. À peine le dos tourné, un coup d’œil rapide dévoile la vérité dissimulée. Une inquiétude tenace grignote la membrane supérieure de mes émotions — celle qui filtre le tumulte des sentiments — tandis que l’apathie creuse sa silhouette et alourdit sa respiration. Le voir se replier sur lui-même, se cloîtrer derrière sa carapace, lui qui, depuis ce matin, se confie à moi à cœur ouvert, m’ébranle profondément. Je n’y comprends rien.
D’un geste décidé, je serre sa main et l’embarque à l’écart, vers notre repaire dans l’herbe du Jardin Royal. Le silence de l’air lui-même m’aspire dans une gorge de glace. À chaque pas, son corps m’envoie des signaux d’affaiblissement — subtils, pourtant limpides. Je deviens sa barricade, toutefois je demeure figée dans l’épreuve, désarmée, sans aucune idée de comment briser sa cuirasse de gel.
Après quelques mètres, je brise la torpeur. Ma voix trahit la panique qui s’accumule dans mes veines, une onde erratique battant une mesure désordonnée sous mes côtes.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Le tremblement sous-jacent de mon intonation entame ma façade circonspecte. Au lieu de répondre, James tente de libérer ses doigts, de se soustraire à ma vigilance. Mauvais signe. Je les retiens tant bien que mal entre les miens. Soyons honnêtes : il se laisse faire. Physiquement, s’il voulait vraiment partir, je ne pourrais pas faire obstacle. C’est lui qui choisit de rester. Résolue, je me campe devant lui pour freiner sa progression avec la détermination d’une barrière vivante. Il s’arrête, mais ses yeux, deux écluses scellées à double tour, fixés sur un point indéfini au loin, ne trouvent pas mon monde. Je lis en lui un tartare déchirant, une tempête muette dont les vagues tordent ses traits. Il esquive mon regard, détourne la tête, se rétracte à chaque contact. Pitié, non. Ne me ferme pas la porte.
Pour attirer son attention, je serre son poing. Rien. Je me rapproche davantage, appuie ma paume sur son torse avec douceur, puis l’élance vers son cou. D’une pression légère et délicate, je force l’inclinaison de son menton. Quand ses iris cobalt s’arriment enfin à moi, je perçois l’ampleur de son désarroi. Un gouffre jusque-là inconnu. La souffrance, une solitude insondable. Et la peur me noue les entrailles.
Il ouvre la bouche, cherche à parler, aucun son n’émerge de ses lèvres. Juste un raclement de gorge. Il déglutit, fixe ses pieds. Ses épaules s’affaissent sous le poids invisible d’un fardeau que je ne peux ni voir ni soulever. Il fourre ses mains dans ses poches en signe de repli, de défaite. La fragilité de son corps se fait plus évidente, plus crue, comme une épave déroutée sur la rive. Son effondrement est tel que mon cœur, à l’unisson, ralentit sa course et se hisse au-dessus du promontoire rocheux où il se tient, à un pas du précipice. Jamais je ne le laisserai chuter.
Mon Dieu, que s’est-il passé ? Pourquoi est-il dans cet état ? Comment ça s’est déclenché ?
Bon sang ! Je me sens écrasée par mon impuissance. La lourde pierre de l’inutilité réduit ma poitrine en miettes. Lui seul détient la vérité sur la cause de cet accablement soudain, cette détresse qui déchire son âme, tout autant que la mienne.
Ma voix implorante se fait aussi douce que possible lorsque ma main se pose timidement sur sa joue pour capter son écoute, le ramener à moi.
— James, s’il te plaît, dis-moi ce qui ne va pas ? C’est une sorte de crise, c’est ça ? De quoi as-tu besoin ?
Les questions jaillissent en une coulée de panique verbale, l’angoisse s’infiltre dans chaque syllabe, chaque inflexion.
— Tu sais que je suis là pour toi ? Que je ne te laisserai pas tomber, quoi qu’il arrive ! Mais il faut que tu me parles. Je… je ne sais pas quoi faire.
Sa douleur m’explose à la figure telle une bombe de verre. Des éclats tranchants de désespoir s’éparpillent autour de nous, s’incrustent sous ma peau, me compriment un peu plus chaque nouvelle seconde où je prends la mesure de son tourment.
— C’est rien, articule-t-il enfin.
Sa voix se disloque dans un soupir déchiré. Rien ? Je n’en crois pas un mot. Il minimise, élude, prétend, masque l’ampleur du ravage. Je le sais. La frustration me griffe la gorge. Ce rien n’est qu’une esquisse de préservation noyée dans le fracas insonore de sa souffrance. Un mécanisme de défense psychologique pour me tenir en lisière. Ou pire, une acceptation fardée de résignation. Sauf que moi, je renie les fatalités. Rien n’est inévitable, rien n’est prédestiné. Je refuse que son déni se fonde dans l’invisible. Je refuse d’être spectatrice de son déclin. Il me faut un passage, une ouverture, n’importe quoi. Je dois poursuivre et découvrir ce point de vulnérabilité, ce fil fragile où il est encore lui. Maintenant. Bon sang, où est la faille dans cette forteresse ?
Alors, dans une impulsion aussi instinctive que désespérée, je choisis l’unique geste qui semble à la hauteur. Le seul capable de jeter un pont au-dessus du vide.
Je me hisse contre lui et lui offre le serment de ma présence. Mes lèvres insufflent un peu de chaleur humaine dans l’inertie des siennes — un brasier instable contre l’hiver qui l’assiège, un phare dans la noirceur de sa nuit intérieure. Je prie pour que l’impact de cette initiative porte ses fruits. Sa bouche demeure interdite, boit mon souffle sans y répondre. Il me dévisage, déboussolé, hagard, méfiant, puis recule d’un pas, comme si le contact venait de briser un barrage. Ne me fuis pas, hurle mon esprit.
Ses doigts plongent dans ses cheveux avant de se plaquer sur sa nuque. Il respire à contretemps, étranglé entre tension et asphyxie. Ses narines vibrent, sa mâchoire se contracte, ses sourcils se froncent et son regard, fragmenté l’instant d’avant, se rive à moi avec une intensité brutale. Ce n’est plus un silence distant, froid, impénétrable. Un chaos affolant, une crue d’émotions impossibles à endiguer l’envahit. Et moi, je le vois. Je le sens. Tout en lui menace de rompre. J’infiltre son espace, me colle contre lui. Hors de question qu’il m’échappe.
Son haleine morcelée frôle mes cils. Il se retire derrière ses paupières alors que mes contours se pressent contre les siens avec insistance, mes paumes de part et d’autre de son cou. Le sol se dérobe sous mes pieds. Il ne veut pas de mon aide, il ne veut pas de moi. Puis, un tressaillement. Infime. Un dernier spasme d’orgueil avant la chute. Enfin, il réagit.
Il extrait ses mains de ses poches, les perche sur mes hanches. Non pour me retenir. Pour ne pas disparaître. Sa lutte souterraine se propage sur mon âme quand il m’embrasse à son tour sans réserve aucune. Son contact est volubile, affamé. Mon prénom s’échoue sur sa langue entre deux soupirs. Ses doigts s’entortillent dans mes cheveux, il s’accroche. La tendresse prend le dessus et j’approfondis le baiser, goûtant à sa détresse, creusant en lui la preuve et la certitude qu’il n’est pas seul. Sa carrure se rabat sur moi tel un piège. Je suis plus qu’heureuse d’y être captive, car j’y suis avec lui.
Lorsque nos lèvres se délacent, sa paume se niche sur ma joue et son regard me cloue sur place. Son corps cherche l’apaisement, s’alanguit contre ma silhouette, la résistance reste souveraine de la situation. Un instant, il donne l’illusion de vouloir s’exprimer, mais les mots s’égarent sur le chemin de sa pensée. L’air seul voyage en lui, gonfle ses poumons avant de s’en libérer dans un soupir frustré. Il semble déployer un effort titanesque pour ne pas céder à l’appel de ses besoins.
— Je…
Le son avorte. Il baisse les yeux, secoue la tête. Son pouce danse sur ma nuque, empreint de contrôle et de supplique. Son front trouve le mien, ses mains m’empoignent fermement, sa respiration s’épuise en silences rauques — autant de confessions muettes que sa bouche ne parvient pas à formuler.
Vaincu par une fatigue trop dense, il capitule, laissant son corps se fondre dans le mien. Ses bras se referment sur moi, m’absorbent. Son menton pèse sur le sommet de mon crâne et ses doigts funambules errent parmi mes mèches éparpillées. Moi, je m’agrippe à lui, verrouillant mes poignets dans son dos. Sa chaleur m’enveloppe, me rassure et, pour rien au monde, je ne voudrais être ailleurs qu’ici.
Toutefois, la bulle est encore trop fragile et l’accalmie menace déjà d’éclater. Secoué par des réminiscences en rafales, ses tremblements renaissent. Son système nerveux crépite, en surcharge, incapable de redescendre, de retrouver son axe. Son cœur cogne furieusement sous ma joue, ses muscles sont crispés, son souffle court, anarchique. Je connais ces signes. Son corps est enlisé dans une boucle de stress, en mode survie, comme un animal traqué qui ne trouve pas d’issue. Il se cramponne à moi, en équilibre précaire. Ses démons l’acculent aux tréfonds de sa conscience, il doit les expulser.
Alors, je bascule en action, puise dans mes acquis et mobilise mes maigres ressources. Peut-être que ça échouera, peut-être que ça l’agacera. Qui ne tente rien n’a rien.
Doucement, je me détache sans rompre notre contact visuel. Si James est en état de siège, je suis en conseil de guerre, en mission pour en déverrouiller l’accès de sa trêve. À moi de mener l’offensive avec stratégie et précision. Ma voix posée en apparence, porte l'inflexible autorité du désespoir. Elle s’élève tel un étendard sous lequel il pourra se rassembler.
— Respire avec moi, susurrè-je, encourageant mes propres pulsations à se synchroniser.
J’orchestre sa respiration, convaincue qu’elle peut inverser le processus. Si j’arrive à lui faire regagner le contrôle, ses battements cardiaques suivront. J’ai testé mille fois cette technique de relaxation avec les enfants. Un levier simple, certes, d'une efficacité pourtant redoutable pour apaiser les tempêtes intérieures — à condition d’être prêt à s’y soumettre. Je ne sais pas comment James accueillera ma suggestion.
— Fais comme moi.
J’inhale profondément par le nez en actionnant mon diaphragme. Mon ventre repousse l’air vers le bas pour maximiser l’oxygénation. Pause. Puis, je relâche, laissant mon abdomen se dégonfler petit à petit. Quelques secondes de flottement. Avant de recommencer. Un cycle en quatre temps, structuré et millimétré.
— Inspire… retiens… expire…bloque...
Ma voix se fait cadence. Il finit par m’imiter, mais, tel un moteur qui peine à démarrer, son rythme demeure irrégulier. Trop d’effort pour forcer l’air, trop de tension pour l’expulser. Peu importe. Il me suit. Paume sur sa poitrine, je le guide et l'accompagne du mouvement. Je compte à voix basse pour qu’il se calque sans réfléchir sur le bon tempo. Progressivement, son souffle s’allonge, retrouve une harmonie fragile. Cela dit, la crispation persiste, en embuscade.
— Je reste avec toi, James, le sécurisè-je.
Je le convoie dans sa détresse, cherche même à faire en sorte qu’il s’en déleste sur moi, qu’il cesse de lutter seul. Chaleur, répit, abandon. La force de tenir, l’espoir de croire, la certitude d’exister autrement que dans la douleur. Qu’il s’accroche à moi comme à une évidence, qu’il trouve dans mes bras la paix, la délivrance. Ses paupières frémissent.
— Regarde-moi, James.
Il obéit, non sans peine. Ses pupilles, embrasées d’un tumulte que je ne peux que survoler, s’ancrent aux miennes. Je rassemble toute l’énergie de ma détermination et y déverse autant de tendresse que d’assurance pour combler le vide en lui.
Son souffle, bien que plus stable, trébuche encore. Je perçois la tension résiduelle, cette lutte invisible qui le maintient sur le fil. Si je veux l’aider, je dois aller plus loin.
— Raconte-moi ce que tu ressens. J'aimerais comprendre, l’invitè-je avec douceur.
Il hésite. J’attends, persévérante, solide. Pour lui. Pour moi, on verra ça plus tard. Ses muscles se nouent à nouveau. Je ne lâche pourtant rien. Je parcours son visage, mes pouces suivent la ligne de ses pommettes comme on effleure un livre précieux, avec la crainte d’en briser les pages. Il doit sentir que je suis là, corps et âme.
— Je ne te juge pas.Tu es plus fort que tu ne le penses. Ce n’est pas une faiblesse de s’appuyer sur quelqu’un. Laisse-moi t’aider.
Un soupir tremblant. Un vestige d’une douleur trop lourde. Un éclat de désarroi que je recueille.
— Parle-moi de ce qui te tracasse. Qu’est-ce qui t’angoisse autant ?
Je me coule un peu plus contre lui, croisant les doigts pour que ma proximité l’encourage à s’ouvrir, fissure ses silences. Son regard si torturé n’est que lassitude et faillite. Patiemment, mes mains massent son bras, et j’essaie tant bien que mal d’apporter une douce consolation.
— N’oublie pas, tu as déjà fait un long chemin. Chaque petit pas compte. Je crois en toi.
À cet instant, une brèche apparait et je retiens mon souffle, espérant qu’il choisira de s’y engouffrer. Quand il prend la parole, ses mots sont hésitants, sa voix rauque et fragile.
— C’est juste… parfois, tout s’écroule. Comme si je n’avais jamais été taillé pour tenir. Je ne suis pas…
Il s’interrompt, incapable d’achever l’aveu.
— Décharge-toi. Lâche un peu de ce fardeau. Partage le avec moi.
Il secoue la tête, un ricanement sans joie effleure ses lèvres.
— J’essaie… Mais ça me bouffe de l’intérieur. Ça ne partira jamais, Vi… Même si j’arrache le pansement, la blessure reste. Elle…
Il se mure à nouveau, sa phrase en suspens, noyée dans l’indicible.
— Alors, continue d’essayer, persévère, n’abandonne pas. Même si c’est maladroit, même si tu trébuches ou que ça saigne. Fais-le mal, fais-le peu, fais-le quand même, insistè-je, déterminée à le soutenir.
Sa bouche n’est plus qu’un trait, son regard se pare d’une minéralité livide. Mon Dieu, je ne sais pas par quel bout tirer la corde.
— Victoria, tu ne comprends pas… Peut-être que tout ça, c’est juste une illusion. Peut-être que je me raconte des histoires, que je me perds dans des projections, dans des rêves qui ne verront jamais le jour.
Sa voix est éraillée par un mélange de résignation et d’amertume. Il poursuit malgré tout :
— Je vise trop haut et je le sais. C’est… c’est perdu d’avance.
— Tu parles de quoi au juste ? De tes projets ? Non, James, tiens le cap. Ne renonce pas à tes ambitions, c’est ce qui t’anime, ta raison d’avancer. Tout le monde a le droit à…
Il me tourne le dos subitement et tout ce que j’ai voulu dire se fane dans l’air. Il m’ignore, comme si mes mots n’avaient pas d’importance. Nerveux, il se frotte les cheveux puis rejette la tête en arrière fixant le ciel. Un soupir interminable s’échappe de ses lèvres. Il se résigne. Mais à quoi au juste ? Je m’accroche à son silence, souhaitant à tout prix rallumer cette flamme tremblotante qu’il refuse de nourrir.
— La peur ne peut pas te définir, tu vaux tellement mieux que ces doutes et…
Je m’apprête à dérouler le reste, à tisser un dernier fil d'élan. Ma tentative d’encouragement, frappée par son interruption, s’éteint avant que mon discours n’atteigne son cœur.
Sa phrase cingle l’air, tranchante, implacable, un couperet qui me laisse sans voix.
— Je parle de nous, Victoria. Ça ne marchera pas.
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