CHAPITRE 38.1 * JAMES
L'OEIL DU CYCLONE
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J.L.C
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La fraîcheur humide nous accueille avant même que l’escalator ne nous mène à l’air libre. En quelques minutes, le ciel toulousain s’est métamorphosé, passant d’un après-midi radieux, presque trop chaud pour ce dernier jour du mois d’octobre, à une pluie diluvienne qui ruisselle sur les pavés déjà bien inondés. À côté de moi, Victoria, nous précipite vers l’auvent le plus proche et toujours aussi prévoyante, fouille dans son sac à dos toujours sur mon épaule, en sort un parapluie pliant, l'ouvre et me le tend sans un mot. Je le récupère, le déploie au-dessus de nous, tandis que tout sourire, ma petite blonde passe son bras sous le mien.
Alors qu’on s’enfonce dans l’une des artères principales du centre-ville et malgré les trombes d'eau qui déferlent autour de nous, le bras de Victoria ancré au mien, me réchauffe et me rassure. Un léger sourire étire mes lèvres : sa proximité me rappelle que je ne pourrais jamais être mieux accompagné.
On s’élance côte à côte dans les rues piétonnes, ajustant notre rythme pour contourner la foule pressée. Les gouttes drues tambourinent sur le tissu imperméable noir au-dessus de nos têtes, préservant la précieuse coiffure de la Perséphone du jour. Ses jambes dénudées, en revanche, ne bénéficient pas de la même protection, et l’eau qui l’éclabousse lui déclenche des petits rires ponctués de regards complices qui ravissent mon cœur.
Les façades des bâtiments, légèrement délavées, captent les derniers éclats de lumière automnale tandis qu'on se fraie un chemin jusqu’au Diamant Rose. On passe à la hâte devant diverses vitrines illuminées, le grillage d’un parc déserté, jusqu’à atteindre une petite place ombragée bordée de platanes et de tilleuls.
Soudain, Vi glisse sur le tapis de feuilles détrempées. Je raffermis immédiatement ma poigne pour l’empêcher de trébucher et de s’étaler de tout son long, la hissant contre mon torse. Son rire éclatant résonne dans l’air frais saturé de l'odeur de terre mouillé, et sa main s’agrippe plus fermement à l’encolure de ma veste tandis qu’elle retrouve sa stabilité. Elle relève la tête et ses yeux rieurs me donnent l’impression que même le déluge autour de nous s’arrête pour admirer ce visage angélique.
— "Merci pour l’atterrissage," me gratifie-t-elle en reprenant place à mes côtés.
Avant même qu’elle ait le temps de réagir, je lui ravis un baiser. Elle rit de plus belle et m’enjoint de la suivre, ses pupilles pétillantes de malice.
Sous les nuages teintés de gris sombre et la lumière du jour qui s’amenuise à vue d’œil, esquivant les flaques et quelques passants déjà déguisés, il nous faut à peine quelques minutes pour voir se profiler, au détour d’un boulevard, le club où Victoria va passer le reste de sa journée, et probablement toute la nuit.
Le Diamant Rose s'implante dans un immeuble de ville de style néoclassique, avec une façade en briques foraines, typique de la ville rose. Les trois étages s'élèvent avec élégance et l'entrée se signale par quatre portes vitrées encadrées d’enfoncements en forme d’arche, invitantes et majestueuses. Devant chaque entrée, de grands pots en terre cuite accueillent des oliviers miniatures et des agrumes, ajoutant une touche méditerranéenne au décor. Au premier niveau, une balustrade discrète en chaux beige qui épouse les murs extérieurs du bâtiment, cache une série de petites fenêtres qui s’alignent parfaitement. Entre chacune d’elles, des pilastres assortis viennent rythmer la structure, tandis qu’une large bande de maçonnerie décorative souligne la démarcation avec le dernier plancher. Là aussi, les mêmes ouvertures, cette fois dépouillées des ornements précédents, embellissent l’édifice par leur simplicité. Enfin, sur le toit, une rambarde en fer forgé se dessine à contre-jour, délimitant le rooftop que j’ai eu le plaisir de découvrir — quoique je ne me sois pas franchement attardé dans la contemplation du cadre, obnubilé par mes retrouvailles avec Victoria.
En tout cas, c’est ce que j’ai eu le loisir d’observer minutieusement dans la file d’attente dimanche soir, parce qu’aujourd’hui, sous ce parapluie et cette averse qui n’en finit plus, mes yeux se plissent à peine sur les nuances de cet établissement de nuit. Le besoin pressant de gagner l’abri du bar-club avec Victoria efface tout ce que j’avais détaillé avec soin lors de ma précédente venue.
Lorsqu’on parvient enfin sur le parvis, c’est avec précipitation que Victoria et moi, nous engouffrons sous les arches imposantes qui marquent l’accès du Diamant Rose, mais pas avant que je ne remarque la présence de deux superbes candélabres sur pied en fer forgé noir, dignes d’un vieux manoir victorien.
L'atmosphère change instantanément. Le brouhaha extérieur causée par l’orage s’étouffe dès le seuil, englouti par l’effervescence des équipes qui se démènent dans les préparatifs de la soirée d’Halloween et une musique d’ambiance aux notes groovy.
Dès l’entrée, de lourdes tentures noires et blanches encombrent le passage. Victoria s’arrête net, lâchant un soupir entre exaspération et soulagement.
— “Merde ! Ils ont dû rentrer en urgence toutes les décos extérieures ! Heureusement qu’elles n’ont rien, avec la pluie qu’on vient de se prendre...”
Un sourire nerveux étire ses lèvres alors qu’on reprend notre avancée.
Depuis mon passage, l’ambiance ici s’est radicalement transformée, comme si l’endroit avant plongée dans un univers parallèle. Le hall d’entrée, d’ordinaire sobre et raffiné, déborde maintenant d’éléments théâtraux et surnaturels qui rappellent un purgatoire mystique. Juste après le vestiaire, un espace photo attire immédiatement l’attention : deux imposants canapés trônent l’un en face de l’autre, chacun évoquant les extrêmes du bien et du mal.
L’espace démon comprend un élégant sofa fantasque en velours rouge, avec à ses pieds une pile de vieux grimoires et de faux crânes d’humains et d’animaux. Sur une table d’appoint recouverte d’un drapé noir, divers objets gothiques tels qu’une planche Ouija, des bougeoirs et chandeliers sculptés et surmontés de cierge blancs, des liens en tout genre, cordes, menottes, bracelets, colliers de cuirs et même des fouets — des accessoires dédiés à l’amusement des convives. En toile de fond, une panoplie de cadres baroques ornés de cornes biscornues, encerclent un pentagone tracé avec des branches d’arbres, conférant à l’espace une aura occulte. Le tout est enveloppé d’une lumière pourpre projetée par des faisceaux lumineux émanant du sol.
De l’autre côté, le monde des « anges » plonge les invités au cœur d’une scène céleste et éthérée. Avec sur la droite, un gigantesque vase transparent d’où débordent des plumes pâles ainsi que des colliers de perles et de breloques scintillantes, devant lequel un guéridon propose un plateau de flûtes de champagne encore vides. Sur la gauche, une somptueuse harpe. Au centre, une méridienne Chesterfiel blanche et argentée entourée d’un parterre de fourrures et de pétales immaculés, renforce l’effet d’un cocon de pureté. Enfin, des guirlandes lumineuses cascadent sur des voilages de tulle laiteux et aériens qui dansent au gré des courants d’air.
Les deux espaces offrent aux participants l’occasion d’immortaliser leur entrée dans ce lieu où anges et démons semblent s’affronter silencieusement.
— “C’est un des pièces maitresses”, m’informe Victoria. “L’idée, c'est d’immerger les clients d’entrée de jeu, pour qu’ils se sentent partie intégrante de la mise en scène. Il fallait que l’accueil soit dynamique et engageant, glamour et ténébreux. Ici, j’ai pris plaisir à intégrer quelques éléments de déco que je n’aurais pas osé ailleurs – trop risqué. Ce soir, la sortie se fera par la porte fumeur pour éviter le va-et-vient dans cet espace. Le photographe pourra pleinement capturer l’essence de la soirée sans interruption. Sur le portant là-bas, on met à disposition quelques accessoires pour compléter les déguisements des invités.”
Elle me désigne le présentoir bien fourni en capes, ailes, cornes, couronnes et auréoles, ainsi que quelques masques en dentelles et boas. Puis, passant derrière le comptoir des vestiaires pour déposer son parapluie et glisser sa veste sur un cintre, elle ajoute :
— “C’est un moyen d’encourager tout le monde à jouer le jeu. Je veux qu’ils se lâchent, qu’ils s’approprient cette ambiance. D’ailleurs, faudra qu’on vienne y faire un tour tous les deux”.
Victoria m’invite à la suivre dans l’antre du club, saluant au passage ses collègues habituels ainsi que quelques nouveaux visages embauchés spécialement pour l’évènement. Je me demande quand est-ce que le Mati va se pointer. Honnêtement, j’aimerais qu’il prenne son temps avant de venir rôder autour de Ma copine — si tant est qu'elle veuille vraiment l’être. Mais vu que c’est le grand patron, la question n’est pas si ça va arriver, mais quand. Connaissant le genre, il ne va pas manquer de venir foutre son grain de sel entre nous. Il doit même déjà être en train de faire son entrée triomphale, prêt à jouer le sauveur, l’enfoiré.
Heureusement, le torrent d’eau qui s’abat au-dehors m’oblige — ou me fournit une excuse toute trouvée, selon l’angle choisi — à prolonger ma présence ici, plutôt que de filer tout de suite rejoindre ma sœur. De toute façon, Isla ne fermera pas boutique avant 19h, ce qui me laisse largement le temps de m’attarder, prêter main forte si nécessaire, et tente de creuser ce qu'il se passe entre ces deux-là. Victoria dit que je peux lui faire confiance. C'est ce que j’ai fait avec Amy. Je préfère garder l’œil ouvert.
Je marche à ses côtés, admirant au passage les efforts déployés pour rendre la bâtisse digne d’un château hanté. Partout où se posent mes yeux, des rideaux flottent, allant des voiles légers aux étoffes somptueuses, en passant par des filets rappelant des tissus élimés ou des toiles d’araignée. La décoration, bien que moins clinquante que dans le hall d’accueil, s’inscrit parfaitement dans l’univers qu’elle a imaginé.
La salle principale est divisée en deux sections distinctes, symbolisées par d’immenses ailes en plumes blanches et en cuir noir suspendues au-dessus de la piste. Le jeu de lumière est finement orchestré, délimitant les deux univers : l’espace bar, baigné d’une atmosphère sombre et envoûtante, contraste avec la partie opposée, illuminée et rehaussée de miroirs sur pied qui reflètent la magie des lieux.
A la place de la table de mixage, désormais reléguée de l'autre côté de la piste, entre les deux accès vitrées centraux, une scène a été montée. Au centre de celle-ci parade une grande baignoire sur pied en céramique blanche, et juste derrière, un éclairage néon en forme de cœurs — l’un arborant des ailes d’ange et une auréole, l’autre des cornes et une queue de diable. Cette rencontre audacieuse entre pureté et tentation me prend au dépourvu ; que diable fait cette vasque ici ? La présence du meuble semble à la fois incongrue, insolite, et provocante dans ce cadre festif plein de sensualité et de dualité. Je jette un coup d'œil à Victoria, cherchant à lire son expression.
— “Ah ça, je ne peux pas t’en dire plus… C’est le clou d’une animation que tu devras découvrir par toi-même ce soir.”
— “J’espère juste que tu n’as pas l’intention de jouer toi-même les petites sirènes devant l’assistance, parce que je risque de m’étouffer avec mon whisky.”
Victoria s’esclaffe en se rapprochant lentement de moi. Ses hanches ondulent avec une grâce déroutante. J’ai hâte de la voir dans sa tenue de déesse des Enfers.
— “Je ne vais quand même pas te gâcher la surprise avant même le lever de rideau ?”, me lance-t-elle avant de me rassure : “Ne t’inquiètes pas Hadès, mon honneur sera sauf ce soir et ta fierté intacte… à moins que tu ne veuilles m’y rejoindre comme ce matin, bien sûr.”
Je plisse les yeux, feignant l'indifférence, mais mon cœur s'emballe à l'idée de cette provocation. Victoria se glisse contre mon torse en passant ses bras autour de mes épaules.
— “Le strip-tease aquatique, j’ai déjà donné”, je lui souffle en l’enlaçant. “Par contre... Prends garde à ce que ce ne soit pas ta propre dignité qui se noie là-dedans, mon petit poulpe...”
Pour toute réponse, ses lèvres se posent sur les miennes dans un sourire lorsqu’elle se hisse à ma hauteur. Mes bras se referment sur ses reins tandis qu’elle approfondit notre baiser en glissant sa langue dans ma bouche avec une sensualité à couper le souffle. Un frisson d’excitation fait vibrer chaque parcelle de mon corps, à tous les étages.
Soudain, je me rappelle qu’il y a des yeux sur nous, mais la chaleur de son corps contre le mien efface toutes mes réserves. Dans cette atmosphère festive, il n’y a que nous deux.
— “Tu sais, histoire qu’on puisse mettre deux trois petits trucs du show de ce soir en application, tu pourrais éventuellement te laisser tenter par un appart avec baignoire ou… Une maison avec piscine, à toi de voir. Saches juste que je suis très agile dans l’eau...”
Putain de merde ! Les images tombent en rafale dans ma tête, me plongeant dans un tourbillon de fantasmes. Et l’idée d’une maison avec piscine où on vivrait ensemble me donne carrément le tournis.
— “Si tu continues à me chauffer comme ça, Vi, tu vas devoir avancer ta fameuse surprise à, disons, tout de suite... ”, je lui glisse à l’oreille en lui mordillant le lobe.
Ma belle tentatrice se recule légèrement, l’air badin, en digne représentante démoniaque.
— “Oh, mais je n’ai pas encore fini de te mettre l’eau à la bouche,” minaude-t-elle en insistant sur le mot "eau".
Son sourire espiègle trahit une promesse de délices à venir. Putain, elle me tue. Mes doigts se plantent un peu plus dans sa chair.
— “Mais, tout vient à point à qui sait atteindre, Monsieur l’impatient. Parfois, le mystère est bien plus excitant que la révélation elle-même, tu ne crois pas ?"
Alors que je m’apprête à lui répondre que la tentation d’un petit avant-goût est presque insupportable, une voix masculine, que je reconnais tout de suite, nous interrompt — ou plutôt interpelle la beauté dans mes bras.
— “Ah bah, je vois que tu ne t’ennuies pas Vic ! Moi qui croyais que t’avais été emportée par l’averse !”
Le diable s'est glissé dans la place. Mais, lorsque je me retourne, c'est tout de blanc vêtue que je découvre le bellâtre. Enfin pas si… Pantalon et chemise ample, ouverte, en coton, basket si immaculées qu'on les croirait neuves, montre et bracelet de luxe au poignet, châine en argent autour du cou. Un putain d’ange blindé aux as ! Il dégage une confiance insolente qui me rend furieux.
— “Tu vois, t’a même pas vraiment l’air déguisé au final. Mais, il te manque les ailes”, claironne Victoria en se détachant de moi pour aller… l’enlacer, lui.
C’est furtif mais non bordel ! Je n'ai aucune envie de voir Ma Copine s’approcher de prêt ou de loin de ce type, mais je dois garder le contrôle. Je glisse mes poings fermés dans mes poches et adopte une attitude nonchalante, un sourire hypocrite peint sur le visage. En tout cas, j'essaye.
— “Il est hors de question que je mette des ailes, Vic. On en a déjà parlé”, lui rétorque-t-il.
Le connard me salue. Je lui rends la politesse. Son regard n’est plus aussi froid que la veille, mais je ne saurais dire pourquoi.
— “Mais si tu verras”, l'encourage-t-elle encore.
Mais mon sang ne fait qu'un tour lorsqu'elle pose sa main sur son bras.
— “Pas de déguisement pour toi, vieux ?”, me lance le type.
Va te faire foutre !
M’enfin, je ne lui ai pas dit parce que Victoria ne me laisse pas le temps de répondre.
— “Il doit repartir. Il reviendra plus tard.”
Et voilà qu’il la flatte sur sa coiffure. Le fumier !
Si tu savais comment cette déesse — pour reprendre tes propres termes — a gémi, non putain, a crié contre ma bouche quand elle s’est offerte à moi il y a moins d’une heure, tu ferais moins le charo ! C’est moi qui la baise maintenant et tu ne la toucheras plus jamais !
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