CHAPITRE 47.2 * JAMES
J.L.C
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Le pouce suspendu au-dessus de l’écran, j'aspire une goulée d'air, puis glisse jusqu’à la messagerie. Une crispation fielleuse me serre l’estomac tandis que je médite sur la formule magique lexicale pour annoncer ce chef-d'œuvre chaotique : ta meilleure amie a joué à la roulette russe pour tenter le diable, ma bouche en a payé le prix. Un pitch de téléfilm du dimanche, sauf que là, le protagoniste ne s’en sortira pas avec une pirouette verbale sertie d'un bouquet de roses et la fin pourrait bien être cataloguée tragédie. Ouais, je dramatise surement, mais je doute que Victoria archive cette embuscade buccale dans ses souvenirs divertissants.
Je dois être clair et concis. Détaché. Non, pas détaché… honnête. Merde, y a-t-il un seul moyen de larguer cette bombe sans déclencher l’Apocalypse ? Si la scène lui arrive aux oreilles dans une version déformée, les retombées pourraient s'avérer cataclysmiques. Et si je garde l'info sous silence, ça va me péter à la gueule.
J'entame le texte. Chaque mot me coûte une fraction d'éternité. Chaque caractère conspire déjà contre moi.
Victoria, je dois t'avouer quelque chose...
Non, trop solennel. On oublie. J’ai l’impression de désamorcer une ogive nucléaire avec des gants de boxe. Trop de risques, pas assez d’options. Difficile d'estimer si l’explosion est imminente ou si j'ai encore une chance de sectionner le bon fil à temps. Quoiqu'il advienne, je dois cracher le morceau, aussi indigeste et embarrassant soit-il. Par contre, hors de question de bâcler mes munitions.
Leslie a fait un truc, mais je n'y suis pour rien…
Je m'arrête, grimace. Cet énoncé pue la fuite. On croirait un essai de désengagement minable, comme si je regardais l’incendie depuis la fenêtre. Or je crame avec. Supprimer.
Faut qu'on parle…
Trop vague et alarmiste. Mauvais angle. Case départ.
Putain de merde ! Je me frotte le visage, lisse la tension d’un geste et cogne mon téléphone contre ma cuisse. Balancer ou esquiver ? Sabre ou dentelle ? Les phrases naissent et meurent sous mes doigts. Chaque amorce me juge et chaque tentative avortée ressemble à une gifle autoadministrée. Une seule ligne mal taillée, et tout peut s’écrouler. Bon sang, à force de me torturer les méninges, je vais finir avec une éruption cutanée de l'intérieur. Respire. Dégaine proprement cette fois. C’est absurde, ce trac de collégien. L'idée qu'elle me tourne le dos, qu'elle me relègue aux limbes de ses souvenirs, me laboure le palpitant. J'arrive presque à pressentir le fossé se creuser, les pelletées d'oubli m'ensevelir davantage seconde après seconde. J’ai besoin qu’elle comprenne, qu’elle ne s’éloigne pas. A-t-on vu mec plus pathétique que moi sur cette planète ? J'en doute.
La sincérité constitue la clé. Ceci dit, je ne peux pas lui balancer ça comme un pétard à la figure. Quoique, c’est exactement ce qui s'est produit, non ? Tornade a déboulé sur moi sans sommation. J’étais censé faire quoi, sortir un bouclier ? Ériger un barrage ? Bah... la repousser déjà. La base, génie ! Sans l’intervention musclée de Mati, je serais resté les bras ballants, la bouche en open bar, le regard vide d'un disque dur formaté, l'air aussi fonctionnel qu'un cactus en salle de réunion. Champion du monde la réactivité, vraiment.
Pourquoi je me prends la tête ? Victoria est perspicace, clairvoyante, rationnelle, elle s'apercevra que ce baiser a échappé à mon contrôle. Pourtant, si elle souffre à cause de cette diversion grotesque, si elle se sent trahie, je me détesterai de n'avoir pas mieux anticipé le piège et fui cette mascarade dès l’apparition de Leslie. Ça m'apprendra à jouer les voyeurs !
Ma frangine m'adresse un coup d'œil furtif, mais mon dilemme m'absorbe totalement. Même si je redoute la réaction de Victoria, il est trop tard pour tergiverser. Je replonge dans ma rédaction. Direct, mais sans brusquerie. Je clique sur le bouton « envoyer ». C’est fait. Je souffle.
Dix secondes à tout casser pour recevoir sa réponse. Bordel, comme si elle avait son portable visser à la main. À coup sûr, elle était déjà au courant et guettait mes arguments. Mon cœur martèle mes côtes. Je lis.
Quoi ?
Ah... Elle était pas au courant... Mon pouls dérape. Seconde vibration.
OK.
C’est tout ? Je lui dépêche une clarification forcée sous couvert de démarche conciliatrice qui aurait pu provoquer un séisme et elle me donne du « OK ». Cool. Non, pas cool du tout. Stérile. Laconique. Dépersonnalisé. Loin d'être la réaction que j'avais en tête. Je rouspète à voix basse. Ma hantise prend du galon. Merde, elle m’en veut. C’est foutu. Mes phalanges se crispent sur la coque métallique et un râle de frustration franchit mes lèvres. Ma sœur capte mon agitation. Ses prunelles se braquent sur moi, interrogatrices.
— Tout va bien ?
Elle me sonde. Pas le luxe de m’expliquer. Troisième vibration.
On en parle après.
Ça sonne comme un putain d'ultimatum. Elle va cogiter, ronger son frein — elle le fait toujours. Je vais finir dans son tribunal mental où elle va me poser mille questions sur chaque infime nuance de ce satané baiser. Puis, elle fera défiler une liste d'options dans sa tête, fomentera un plan d'attaque, me dépècera membre par membre, délabrera mes excuses, dilapidera mes remords, atomisera mes justifications jusqu'à les réduire en poussière, les éparpiller dans le vent, et me regarder brûler en silence pendant qu’elle se gorgera de chaque parcelle de mon calvaire. Pas de verdict nécessaire, la condamnation frappera immédiatement.
Merde et remerde... Je me sens soudain perdre pied. Je fixe l’écran. J’attends. Quoi ? Va savoir. Une épiphanie ? Mon cœur bat la chamade. Et là, une bouée de sauvetage surgit. Son dernier message tombe comme un salut.
Tu me manques.
Trois mots simples, saturés de sens, enchâssés de mage, divins. Une bouffée d'air pur. Un torrent d'énergie. Une combustion orgasmique. Trois mots qui m'écrasent sous le soulagement et font disparaître le poids sur mes épaules. Je relâche enfin la pression sur mon smartphone, m’enfonce un peu plus dans le siège et exhale profondément. Un soupir libérateur, extatique.
Ma jumelle glousse. Mon moi viril des années lycée me renierait sur-le-champ.
— On dirait un gosse qui vient d’éviter de se faire enguirlander.
Carrément, oui ! Ou un ado frétillant qui réalise que sa chérie n’est pas fâchée… Je pensais qu’elle allait me hacher menu, m’envoyer paître et me réexpédier en Écosse, l’orgueil brisé en soute. Mais là, ça va, je peux respirer. Je me sens idiot et, en même temps, ce texto me rappelle qu’elle tient à moi. Mon inquiétude s’évapore comme neige soleil. La nervosité fond en délivrance. Sur mon petit nuage, j’en oublie presque de lui répondre, les doigts flottant au-dessus du clavier. Quatre mots, un point. Un smiley ? Non.
Tu me manques aussi.
Je souris stupidement. J'ai bien failli marquer « je t'aime ». Je l’ai même écrit, puis le doigt trembleur a tout balayé. Encore un peu et je dégainais l'arsenal complet de la mièvrerie : gif chaton, avalanche de cœurs arc-en-ciel et dignité aux oubliettes.
Deux notifications se succèdent quelques minutes plus tard. Mon palpitant, ce sprinteur, repart à toute allure.
Sache que si t’as apprécié, ça risque de devenir problématique. Pas question que tu prennes goût à ce genre de jeu !
Aïe... Le voilà le reproche. Vite atténué par le second SMS :
Ou alors je vais devoir assurer un suivi rapproché. De très très près. (Smiley coquin).
Boutade ou avertissement ? Je me garderais bien d'y voir une quelconque jalousie, mais il y a dans ces quelques mots un parfum subtil de revendication qui me plaît. Je ricane, avant que mon sang ne pulse sous l'assaut d’une vision saisissante : Vi, nue, sous mes doigts. Bordel, un pauvre clin d’œil pixelisé et mon imagination orchestre un festival X en Ultra HD. C'est grave franchement.
Simple surveillance ? Quelle déception ! Je m'attendais à une prise d'otage charnelle...
Mon message vient tout juste de s’évanouir dans le réseau que sa réponse fuse. Vi carbure à une vitesse quantique. Mon opérateur peut aller se rhabiller.
J’admets que j’aime prendre les choses en main… Et je ne suis pas du genre à rester sur la touche.
Main… Touche... Mon cerveau fusionne les concepts. Ses pouces pianotent sur l'écran, je les rêve sur moi, exécutant la même partition incendiaire. La pensée est une décharge. Son souffle contre mon torse, ses ongles crissant sur mes côtes, ses cheveux chatoyants qui frôlent mon ventre, sa bouche exquise englobant ma hampe… Bon sang, James, focus ! T’es dans une bagnole avec ta sœur là ! Est-ce qu’on peut mourir de désir retenu ? Je suis pas loin de l’expérience scientifique.
Non, tu es une femme déterminée, c’est sexy… J’aime ça.
Le SMS à peine expédié, je me cale un peu plus profondément dans le siège passager, coulant un coup d’œil vers ma jumelle. Isla conduit en fredonnant, indifférente à mon agitation interne. Sa manucure rouge tapote distraitement le cuir du volant. Vi avait des paillettes argentées sur la sienne.
La mémoire me catapulte dans la douce euphorie de nos débuts. Des bribes de nos anciennes conversations numériques remontent à la surface — bulles effervescentes de promesses, taquineries, frissons et confidences nées de la distance qui nous séparait. Avec une facilité déconcertante, on se glissait dans les pensées de l’autre, on creusait sous les évidences. C'était fluide, naturel. Elle lançait un pique, je renvoyais la balle. Elle testait mes limites, je pariais sur la solidité de sa maîtrise parfaitement rodée, de sa retenue aiguisée à force d’habitude. Et maintenant ? Est-ce que cette étincelle persiste ? Ou l'absence a atrophié ce feu ?
Un nouveau signal me sort de ma rêverie. Avide d'elle, je me penche en avant pour lire la suite.
Attends-toi à ce que je te garde... sur tes gardes. Je compte bien te maintenir... délicieusement tendu.
Un sursaut électrique grimpe le long de ma nuque. Le double sens me cueille façon crochet au foie. L’amusement monte, et, avec lui, ce désir animal, cette faim insatiable. Notre lien vibre de plus belle : aussi intenses et évidentes qu'auparavant, connexion et complicité continuent de résonner.
Je prends mon temps pour répondre, alignant chaque lettre sous mes doigts comme si je pouvais les sentir se poser une par une sur ses lèvres. On dirait que je compose un message intime à l’échelle de l’univers. Cet échange redonne vie à mes sensations. Toutes les fibres de mon corps sont aux aguets.
Je suis prêt. Et promis : rien ne n'enivre autant que ton goût. Le projet « whisky Victoria » est toujours d’actualité. (Emoji clin d’œil).
À la fois enchanté et grisé, je redresse le torse, gonflé à bloc. Qu'elle me consacre quelques instants volés au tumulte et à la frénésie de sa soirée me ravit au plus haut point.
Je me jette à corps perdu dans ce duel d'ambiguïtés, de références piégées, d'intentions déguisées qui nous entraîne sur une pente savonneuse. Vi n’est pas du genre à s’économiser, surtout quand il s’agit de s’imposer. Elle débarque, domine l’espace et le rebaptise à son nom.
Mon interface se ranime rapidement, complice effacée dans ce flirt digitalisé.
Prépare-toi, James. Exigeante comme je suis, je ne vais pas te ménager. J'ai un faible pour les défis hauts en couleur. (Smiley qui tire la langue).
Je devine sans mal la lueur perçante de ses pupilles, à la fois rieuse et suggestive, celle qu’elle réserve pour les moments où elle veut tout, sans compromis, sans concessions. L’adrénaline enflamme ma peau. Mon pouce s’élance sans conscience préalable, guidé par l’impulsion.
Tu veux jouer les dures ? Vas-y, j'ai les épaules pour encaisser tes caprices les audacieux... Et pour te rendre la pareille. J’ai hâte de tester ta définition du mot « exigeante ».
Est-ce que je lui confie que j'écris ces lignes avec un cœur en furie, dont la pulsation rivalise avec la vitesse de la lumière ?
Soudain, Izy me décoche un sourire moqueur pendant que j’anticipe fébrilement la réponse de Vi.
— Et bien, et bien… tu as l’air à fond, dis donc. Elle doit être sacrément spéciale pour te coller ce sourire-là…
Je l'ignore royalement, les yeux toujours aimantés à l'écran. Le moteur ronronne tandis que les halos des lampadaires balayent l’habitacle par vagues intermittentes. À chaque flash de clarté, je me sens un peu plus exposé. Un peu plus… pris au piège.
Au passage piéton, mon téléphone s’illumine à nouveau. Mon pouls bondit. Cette conversation me captive. Cette corde tendue entre nous pourrait bientôt se transformer en ruban de satin et nous orienter dans une direction aussi intrigante que délicieuse.
Fais-moi confiance. Mais ça implique que tu sois prêt à… suivre le rythme et à accepter mes termes sans conditions. (Emoji ange).
Mes dents se plantent dans ma lèvre. Ses mots incendient mes rétines et consument mes reins. Une chaleur familière s'insinue sous ma peau, m’arrache un mouvement instinctif, histoire de dompter cette montée de température sans me faire gauler.
Ce petit manège ? Du Victoria tout craché. Provocante sans y paraître. Pas besoin de me faire prier pour m’aventurer sur ce terrain. Le gant est lancé. Le duel s’annonce corsé. Entre as et dames, on brasse déjà les cartes. Cette fois, pas question de bluffer. Je vais jouer chaque main à découvert, donner le tout pour le tout. Non, tout pour elle.
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