CHAPITRE 49.2 * JAMES
J.L.C
♪♫ ... ♪♫
Poussé par le besoin de distendre mon étau mental et de décompresser deux minutes, j’abandonne le fauteuil. Un verre s’impose.
— Je te sers ? proposè-je à Antoine en fouinant déjà dans le bar.
Un peu de whisky, voilà un dérivatif tout trouvé pour noyer le brouhaha de mes pensées.
— Je passe mon tour. J’ai une migraine carabinée ce soir, confie mon beau-frère. Les vapeurs de vin m’ont complètement flingué.
Avachi dans le canapé, il aimante ma sœur contre lui, qui se cale instinctivement dans le creux de son bras.
— Les cuves sont remplies ? m’informè-je, heureux de rebondir sur du concret, loin du marécage sentimental qui m’embourbe comme jamais.
— Presque. Tu nous accompagnes toujours au domaine demain ?
Je n’ai pas le temps d’ouvrir la bouche qu’Isla s’invite dans l’échange, la répartie armée jusqu’aux dents :
— À mon avis, Jamie va plutôt batifoler avec sa chérie toute la journée. Je crois qu’on va plus trop croiser mon frère dans les parages, Antoine. Il est passé en mode fantôme amoureux.
La vérité ? Si ça ne tenait qu’à moi, je ne lâcherai pas Victoria d’une semelle. Pas une seconde. Manque de bol, les faits sont là : elle me quitte pour quelques jours. Trois. Et déjà, un creux se forme juste sous le sternum. L’idée de ses bras absents me vrille. Oui, je suis devenu ce mec-là : à deux battements de cœur de griffonner des alexandrins sur un coin de nappe en poireautant… Je redoute d’avance le silence, le manque, qui vont me grignoter, me ficeler, me torturer les neurones.
Je m’efforce de répondre avec détachement, planquant ma déception et ma lassitude derrière une apparence « cool » :
— Victoria part voir sa famille pour la Toussaint. Donc, ouais, comptez sur moi. Et puis, la distillerie ne va pas s’inspecter toute seule. Va falloir commencer à préparer le déménagement.
Dès que je débouche la bouteille de whisky, l’arôme riche et boisé chatouille mes sens. Une caresse surgie du passé. Du genre à réveiller un sourire mélancolique. C’est pas l’une de mes créations, mais un Lagavulin — ramené et offert à Antoine il y a quelques années, bien avant que l’aventure ne démarre.
Ce whisky porte en lui le goût de mes nuits d’antan, des heures fanées à tracer les contours flous de mes ambitions. Un concentré de souvenirs. L’époque où le futur sentait l’espoir, les rêves, pas le rattrapage ni la pénitence. Avant que tout ne tangue. Avant que je me perde.
Je verse un doigt de liquide ambré, prêt à laisser la chaleur de l’alcool anesthésier mes nerfs.
— Ma famille se réjouit déjà de te voir. Mais demain, James, on débranche tout. Jour chômé pour tout le monde.
Chômé ? Excepté pour mes pensées… Elles, elles bossent en trois-huit depuis que Vi a déboulé dans ma vie. La remarque d’Antoine — frère de coeur, sinon de papier — servie avec un savant dosage de sérieux et d’ironie, m’interpelle. Sous son ton léger, il me tend une échappée. Une mise en garde drapée de bienveillance : ralentis, mec, lève le pied, cesse de te blinder dans le boulot, respire un peu, accepte le manque au lieu de vouloir le combler à tout prix… Ouais, je sais. La présence à soi. La résilience émotionnelle. Blablabla.
La guérison passe par la sensation… C’est pas un trou qu’il faut boucher, c’est un silence à apprivoiser… Le craving est une vague, navigue avec elle, chevauche-la… Un jour à la fois… T’as mal ? Tant mieux. C’est que t’es vivant… Le vide ne tue pas, il te parle…
Des mots encrés dans le cerveau, martelés comme des mantras, même si t’y crois pas. À utiliser telles des balises quand l’eau monte et que tu vas te noyer. Des hymnes de survie pour junkies en rade de miracle. Des échos familiers entendus ou soufflés dans des salles blafardes. Faut juste que je m’en souvienne lorsque ça cogne.
Mon regard croise celui de mon beau-frère et il hoche discrètement la tête. Un signe suffisant pour me rappeler que je ne suis pas si opaque que je l’imagine. Ce soir, j’ai besoin qu’on m’offre du silence avec une tranche de compréhension. Antoine me connait bien.
— Et toi Izy ? Tu veux quelque chose ? demandè-je à ma jumelle.
— Oui, un autre de ces petits flans, s’il te plaît !
Je repense à la remontrance de Victoria et souris intérieurement.
— Ne les nomme jamais « petits flans » devant elle, tu la vexerais et pouf, plus de pastel de nata pour toi !
Isla pouffe.
— Je te jure. T’aurais dû voir comment elle m’a descendu à ce sujet. Plus stricte que le Code Pénal. Elle risquerait de te faire une crise diplomatique ou d’appeller la brigade des crimes pâtissiers. Je tiens à ta sécurité et… à éviter que ma copine finisse en garde à vue pour tentative de meurtre à la cannelle.
Je m’approche de la table basse, hésitant un instant en avisant le quatrième et dernier pastel de nata. Mon cœur fait une pause. Je lui cède ou pas ? En vrai, la chipie m’a traité de « goinfre » et « d’ogre mal dégrossi », non ? Finalement, avec un soupçon de résignation, je lui tends l’ultime rescapé, sacrifiant ma gourmandise sur l’autel de la noblesse fraternelle. Je me console avec mon whisky, temple provisoire de ma vertu.
— Victoria est une perle, elle ne ferait jamais ça, plaide ma jumelle, l’œil pétillant d’une indulgence feinte.
Je parie que si Victoria me passait un savon devant elle, Isla se ferait un plaisir de l’encourager en mode applaudissement et ovation, juste pour me regarder prendre cher. Charrier, c’est son sport national. Entre nous, je suis pas en reste : on est tous coupables dans ma famille. La taquinerie coule dans nos gènes. Y’a qu’à entendre grand-père Graham se fendre la poire lors des gathering. Un vrai festival de sarcasmes et de coups bas verbaux. Et nos parents alors ? Quand Lorne et Maeve se chamaillent, aucun n’y va avec le dos de la cuillère. Qui aime bien, châtie bien, comme on dit.
Mon ogresse de soeur lève les yeux au ciel, puis se jette griffe dehors sur le gâteau feuilleté. Dans la foulée, Antoine en profite pour glisser un bras autour de sa taille. Sans un mot, elle partage la pâtisserie en deux et propose la moitié à son chéri. Antoine lui adresse un regard énamouré, cueille la bouchée, caresse sa main au passage. Un petit geste qui en dit long, capté par mon sonar à mièvrerie. Je suis jaloux.
Chez eux, l’intimité n’a rien d’apprêté — elle coule, naturelle, spontanée, organique. Ma frangine lui sourit, puis s’abandonne à nouveau contre son cher et tendre, tête contre épaule, avec la précision d’une habitude éprouvée. Si elle se met à ronronner, je n’en serais pas surpris.
Année après année, leur relation vibre toujours comme aux premiers jours. Le temps n’a pas émoussé leur complicité — au contraire, il l’a polie, patinée, rendue aussi lisse que deux galets sœurs, limés par le même torrent d’eau douce, apprivoisés par l’érosion subtile de la routine aimante. Bon sang, la verve poétique m’a sacrément amoché ces temps-ci. Faut vraiment que je me calme avec mes métaphores dégoulinantes.
Un bref instant, le feu tamisé du malt entre mes doigts échoue à cautériser un pincement au cœur — ce foutu espoir d’un « nous » encore trop hypothétique. Je ne qualifierai pas le lien entre Victoria et moi d’embryonnaire. Non, depuis le début, notre alchimie crépite sous la surface, brûle à bas bruit. Avec un brin de chance, un peu de cran, peut-être qu’un jour, on parviendra à façonner ce genre de rapport — stable et vibrant à la fois, tendre, toujours passionné, un brin bordélique, mais profondément sincère. Ou alors, je continuerai à faire la causette à mon whisky pour le reste de ma vie… Génial. Il a l’oreille tiède.
— Surtout, n’oublie pas de lui dire merci, d’accord ? réitère Izy. Avec emphase. Et des paillettes si t’en trouves. Qu’elle sache que j’ai un cœur, moi aussi.
— Je transmettrai, promis, acquiescè-je en me laissant engloutir dans le club en velours caramel, après avoir récupéré et allumé une clope.
Ce fauteuil me veut du bien. Sa texture douce et enveloppante me réclame. Super confortable, ce modèle, à mi-chemin entre un piège et un havre. Intéressante option pour mon futur salon. Dans la bouche de Victoria, elle appellerait ça un « meuble de flemme virile », mais je pourrais la convertir. Avec des preuves concrètes. En tout genre. Un plaid ou… des galipettes.
— N’empêche, c’est super sympa de sa part d’avoir pensé à nous, lance Antoine.
— Et visé juste, surtout, renchéris Madame Sucre-tout-puissant.
Ils l’adorent. Un fan-club à l’horizon 2023. Je peux être la mascotte ?
— Elle a ses sources, ironisè-je, levant mon verre à moitié vide. Une espèce de détecteurs à caprices.
— Ou un diplôme en psychologie appliquée. Elle bosse dans quoi déjà ? Les renseignements ? Tu devrais la remercier deux fois, au cas où…
Je bascule la nuque en arrière, le regard planté au plafond, vaguement hilare. Isla convertie. Rien d’étonnant. On est quand même sur un autre registre que… l’autre.
— Faut que j’arrête de lui faire des compliments, moi aussi. Sinon, elle va finir par se prendre pour la huitième merveille du monde. Et bonjour la grosse tête.
Attends… c’est marrant… Qui peut vraiment citer ces merveilles sans terminer en PLS ? Perso, à part les pyramides, un phare et un jardin suspendu, je rame. Franchement, à ce rythme, autant décréter que Victoria est la première. Elle, au moins, personne ne pourra l’oublier.
— La grosse tête ? Victoria ? Si tu le dis… Mais elle aurait de quoi, tu sais. Elle a ce je-ne-sais-quoi qui t’a poussé vers la révolution interne et ça, ça n’a pas de prix.
… et aussi ce je-ne-sais-quoi qui me fout une pression monstre, un je-ne-sais-quoi qui explose sous mes côtes chaque fois qu’elle rit, et un autre je-ne-sais-quoi qui me donne envie de lui hurler que je l’aime…
En entendant Isla défendre Victoria avec une admiration quasi sororale, un mélange de fierté et de tendresse monte en moi.
« Elle a de quoi, tu sais ». Oui, je sais.
Vi n’est pas seulement belle ou brillante ; elle abrite en elle un feu calme qui brûle avec une intensité rare. Elle m’éveille. Aiguise ma soif de dépassement. M’insuffle ce désir obstiné de devenir meilleur. Pour elle. Grâce à elle. Pourtant, cette ambition vient heurter de plein fouet une peur bleue : celle de ne jamais être à la hauteur de ses attentes.
Mes proches se mettent à deviser sur leurs journées respectives — Isla à la boutique, avec son cours de dessin et sa galerie ; Antoine, sur sa visite à La Clastre, son domaine familial. Moi, je sirote. Je fume. Mon silence fait écran.
Dedans, ça s’agite : mon monologue intérieur, lui, tourne en boucle.
Peut-être est-ce ça le grand Amour : cette sensation d’être à la fois encouragé et forcé à l’épreuve ? Inspiré et mis à nu ? Avec Victoria, tout prend du relief. Chaque moment compte, chaque geste a son importance et chaque regard est précieux. Si Izy perçoit ce potentiel chez elle — celui de me rendre heureux et entier — peut-être que je devrais cesser de me méfier ? Arrêter d’imaginer des futurs qui flanchent avant même d’être nés ?
Mes pensées me cernent de part en part : entre fierté, peur et cette vulnérabilité vertigineuse qu’elle éveille en moi, rien ne tient en place.
Avec elle, l’ordinaire devient extraordinaire. Cette fille mérite bien toutes les flatteries et éloges du cosmos — des poèmes gravés dans les astres, des superlatifs catapultés vers les confins de l’espace, des acclamations intergalactiques. Mais voilà le hic : si elle me fait décoller, elle pourrait aussi me faire dégringoler. J’aurais soit droit à un envol au firmament des possibles, soit à une chute libre façon chant du cygne avec un aller sans retour.
Ma sœur capte mon vague à l’âme, sans doute parce que je fixe mon verre comme un philosophe mal luné persuadé que son whisky va détacher le voile du mystère universel. Spoiler : la vérité est autrement moins transcendante. J’irai consulter mon horoscope, même Mercure en rétrograde ne justifie pas cette fixette mélancolique entre deux gorgées.
— T’as le syndrome du poisson rouge amoureux, toi. Elle te mène par le bout du nez pas vrai ?
Belle intervention, Izy… Toujours la méthode douce avec elle.
Je souris en secouant la tête, mais Antoine, réactif, ne loupe pas l’occasion de balancer une vacherie :
— Pas sûr que ce soit ce bout-là qu’elle préfère…
Merci pour ce numéro d’exhibition sous les feux de la rampe ! Quel frère d’armes !
Le coup de coude qu’il se ramasse me marre. Content de ne plus être le seul à subir les attaques éclair d’Isla. Quand elle remet les pendules à l’heure, elle ne fait pas dans la dentelle.
— Merci pour l’humour vaseux, Antoine. C’est toujours un régal de t’entendre !
Le concerné hausse les épaules, avec cet air de dire que la subtilité est un concept inconnu.
— Bah quoi ? Faut bien un héros pour exposer la vérité au grand jour. Si je ne le fais pas, qui ?
Ma jumelle roule des yeux puis croise les bras avec une moue exagérée :
— Oui, mais non, on se passera de tes blagues à deux balles. Un peu plus de finesse ne te ferait pas de mal, mon amour…
— Tu sais, sans moi, ta vie serait d’un ennui mortel ?
Je les observe, amusé, tandis que leur petite querelle amoureuse se poursuit. Ce ballet de railleries domestiques me rappelle combien la complicité nourrit et fortifie les fondations du couple. Chaque échange, chaque sourire de mèche, édifie un réseau invisible qui ouvre les portes d’une oasis d’évasion où la confiance et la liberté d’être soi-même règnent en maître. Cette amitié si limpide, cette connexion d’âme à âme, je les admire, les envie, les convoite. Avec Victoria. L’été dernier, l’aisance avec laquelle nos éclats de joie se croisaient, nos paroles s’envolaient, sans forcer le trait, ne nous avait pas échappé. Nos discussions s’habillaient d’espièglerie, de flèches affectueuses, de tendres maladresses. On se sondait, se provoquait, se taquinait. Bien sûr, il y avait cette passion dévorante, ce désir insatiable de découvrir l’autre, non seulement dans l’intimité de nos corps, mais également dans les recoins secrets de nos personnalités. Ce qui primait par-dessus tout était la légèreté de l’être, l’insouciance radieuse, les fous rires partagés, une compréhension intuitive du bonheur. J’avais l’impression d’avoir trouvé mon port d’attache, je me sentais chez moi auprès d’elle, plus que jamais.
Et ici et maintenant, ces fragments de notre passé commun ne se contentent pas de m’envahir ; ils m’interrogent aussi. Qu’est-ce qui a fait que tout semblait si évident, si pur ? Cette entente au-delà des mots, cette harmonie de nos âmes, étaient-elles le ciment même de notre relation, plus que l’attirance physique ? Mon coeur aspire à raviver la magie de nos débuts, l’équilibre, la fluidité, ce sentiment de liberté qui me font défaut depuis tant d’années.
Aujourd’hui, même si notre histoire a pâti de mes erreurs, ces souvenirs demeurent des repères, des phares dans notre océan d’incertitudes. Sans Victoria, je suis tel un arbre déraciné, toujours à la recherche de sa terre, de ce sol nourrissant qui me donnerait une réelle raison d’exister. Parce qu’en fin de compte, c’est avec elle, dans cette constance entre feu de la passion et douceur de la complicité, que je découvre enfin ma véritable place, mon essence. Je suppose que c’est à ce moment précis que je devrais proclamer haut et fort « J’ai trouvé la femme de ma vie ». Mais je vais temporiser un peu. Un dernier whisky d’abord.
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