CHAPITRE 38.1 * JAMES
LA RECETTE DU NOUS
* *
*
J.L.C
♪♫ ... ♪♫
À mesure que la conversation s’étire, chaque mot distillé par Victoria m’entraîne un peu plus loin dans mes réflexions. Si le destin était une somme de petites décisions, alors peut-être que chaque minute de cet échange est un petit pas vers l’inévitable. Ses ambitions professionnelles, son parcours universitaire, ses rêves d’ailleurs et d’évasion, jusqu’à ses valeurs et sa conception du bonheur, tout concorde parfaitement avec ce que j’envisage pour notre avenir commun. Notre échange est un ping-pong ravissant où nos aspirations respectives se croisent, se frôlent et s’imbriquent pour donner vie à l’éventuelle trame de nos existences entremêlées.
Dans moins de deux ans, Victoria touchera à son objectif : diplôme en main et concours verrouillé, elle s’élancera tête la première dans sa vocation d’enseignante. Elle ne cherche ni voie facile ni raccourci séduisant. Elle veut le feu de l’effort, la rugosité du travail bien fait, se construire à force d’investissement et d’engagement. Elle carbure au défi et je me reconnais dans cette approche. Le whisky ne s’improvise pas, pas plus qu’une bonne institutrice ne s’invente. On partage cette conviction que ce qui a de la valeur prend du temps, du soin, de l’énergie. Quand elle évoque ses futurs élèves, une lueur habite son regard, et j’y retrouve l’intensité que je ressens en parlant de Lochranach. Deux univers opposés en apparence, mais fondés sur le même socle : la transmission, ce besoin irrépressible de graver notre empreinte dans le monde, d’une manière ou d’une autre.
Au fil de ses confidences, je suis fasciné par la ténacité qui éclaire ses paroles, par cet appétit insatiable de modeler son destin à l’image de ses idéaux, quitte à déplacer des montagnes, pour ériger ce futur qui incarne ses rêves les plus intimes.
Elle m’explique qu’elle raccrochera sa casquette d’organisatrice d’évènements — où, seulement, en partie, car, pour l’heure, ce rôle lui confère un équilibre fragile, mais précieux, un épanouissement qu’elle entend préserver aussi longtemps que nécessaire. Fortement attachée à sa région, elle n’en demeure pas moins attirée par l’horizon, ce mirage d’ailleurs qui l’appelle comme un chant de sirène. Un quotidien en bord de mer la tente, et moi, je ne rêve de rien d’autre que de filer surfer à l’aube. Elle veut une harmonie entre ancrage et mouvement, un entre-deux subtil entre stabilité et aventure. Ça me parle. J’ai toujours cherché un espace où je puisse créer sans m’enfermer, un rythme de vie qui conjugue passion et liberté. Un pied sur la terre ferme, l’autre prêt à prendre le large.
Nos joies — ces éclats de bonheur qui donnent saveur et relief à nos existences — se rencontrent sur des détails presque anodins : partager un bon repas ou regarder un bon film ; faire des escapades sur les rivages, moi pour chevaucher la houle, elle pour flâner les pieds dans l’eau ; s’enfoncer dans des discussions qui n’ont ni début ni fin, juste pour le plaisir de creuser des idées.
On se remémore nos souvenirs ensemble avec nostalgie, ces petits riens qui ont jalonné notre idylle estivale. Cette sieste, allongés sur le sable doré de la plage du Port Vieux à Biarritz, où les rayons du soleil flattaient nos peaux, où les vagues, comme une berceuse, nous enveloppaient dans une douce somnolence. Nos nuits blanches sur sa terrasse, les cigarettes qui se consumaient dans l’air, les sujets qui se mélangeaient dans une folie caressante, jusqu’à ce que la première lueur de l’aube nous rappelle que rien n’est éternel. Ce repas improvisé à quatre mains, moi en commis de cuisine, elle en grande chef sexy dans sa petite robe carmin. Je suivais ses instructions à la lettre, focalisé sur chaque geste pour préparer une tarte aux légumes et un tiramisu aux pêches. Qui aurait cru qu’un simple dîner deviendrait le terrain d’un jeu plus savoureux ? Que l’unique recette qui comptait vraiment était celle du désir qui nous dévorait ? Entre deux coups de fouet, je lui volais un baiser. Et, avant même que la raison ne nous rattrape, un éclat de luxure sur le plan de travail a fait fondre notre concentration culinaire dans la fièvre du plaisir. Se nourrir l’un de l’autre nous a consumés.
Évoquer cette scène intime et complice suffit à nous faire rougir, et nos lèvres, tout à la fois sauvages et tendres, viennent sceller ce souvenir dans nos cœurs.
— Finalement, t’es plus douée pour faire grimper la température que pour rester sage plus de cinq minutes, plaisantè-je.
Son rire bourdonne à mes oreilles et son souffle me chatouille la joue tandis qu’elle incline doucement la tête vers mon épaule.
— Monsieur critique alors que c’est lui qui a frôlé la catastrophe en me dévorant des yeux plutôt que surveiller ton couteau, désapprouve-t-elle avec un sourire mutin.
— Tu parles ! T’as passé plus de temps à m’aguicher qu’à cuisiner, murmuré-je en glissant mon pouce sur sa lèvre inférieure. À croquer ces tomates cerises comme si c’était un jeu, à lécher tes cuillères avec un air innocent, à tirer sur ton décolleté dès que je m’approchais de toi…
La voilà qui papillonne des cils, faussement indignée.
— Tu rigoles là ? C’est toi qui venais soi-disant réajuster mon tablier.
Elle a pas tort… Comment échapper à l’attrait d’une peau aussi veloutée, d’une courbe aussi parfaite, juste sous mes doigts ? Comme en ce moment même…
Lentement, je me penche vers elle, avant de répondre d’une voix plus basse.
— C’est pas ma faute si ton tablier m’offrait une vue imprenable… Mais, tu n’as qu’à mettre ça sur le compte du contrôle qualité.
— Ma poitrine n’est pas une marchandise, me réprimande-t-elle avec une fausse moue choquée.
— Non, plutôt une friandise, rétorqué-je en lui adressant un clin d’œil.
Sa désapprobation tombe sur mon torse en un gentil coup de poignet.
— Oh, tu vas aussi me dire que ma manière de manger est responsable de tes distractions ?
Quand on a en face de soi le menu de la tentation, comment ignorer l’appel de la gourmandise ? Mon doigt descend le long de sa mâchoire jusqu’à sa clavicule. Mon regard reste scotché à la sensualité de sa bouche, avant de remonter vers ses prunelles de miel.
— C’était un piège, avoue ?
— On était censés cuisiner, argue-t-elle en arquant les sourcils.
Un souffle de rire s’échappe, étouffé. Mes yeux voraces glissent sur elle. Le besoin de l’embrasser me titille, mais je la réfrène, me concentrant sur la conversation.
— Peut-être. Mais vu comment tu me reluquais, t’avais l’air de vouloir un show privé. Je me suis adapté.
Joueuse, elle se blottit un peu plus contre moi, ses mains valsant sur mon torse. Chaque geste de sa part m’envoie des signaux que je peine à ignorer.
— C’est vrai que tu avais manifestement d’autres talents à me révéler, me gratifie-t-elle, flatteuse.
— Exactement. Je suis un virtuose des fourneaux : pimenter la recette, faire fondre la résistance, laisser mijoter l’envie… et un bon pétrissage, évidemment.
— Je te reconnais bien ! me coupe-t-elle, mi-réprobatrice, mi-taquine.
— Et toi, bien trop délicieuse.
Je me demande si elle sait qu’elle est en train de m’empoigner par le regard, comme une clé qui tourne dans la serrure de mes pensées. Sa tête se décale, un geste si léger mais ô combien chargé de promesses, et l’éclat dans ses pupilles me fait vaciller.
— C’est une façon élégante de dire que je suis ton péché mignon ?
Elle enrobe sa question d’un soupçon d’arrogance et je me laisse happer par la braise dans ses yeux. Son parfum, sa présence me donnent des allures de marée montante.
— Si c’était à refaire, je referais tout pareil.
Je me mords la lèvre, hésitant, prêt à réchauffer encore plus le feu de ce souvenir. Ses fesses claquaient contre mes cuisses, son corps lévitait, ses cheveux voltigeaient dans un tourbillon sauvage. Sécouée par l’excitation qui la submergeait, ses bras tremblants cherchaient une prise stable sans y parvenir.
Ma bouche s’assèche à mesure que son image m’embrase les entrailles.
— Et ce n’est pas moi qui ai envoyé valser le saladier avec mes mains baladeuses, soufflè-je, provocateur.
Elle avait fini par amarrer ses coudes à mes épaules, sa silhouette survoltée plaquée contre ma peau. Sa gorge, en parfaite harmonie avec ses frissons, chantait son plaisir tout près de mon oreille tandis que j’arrimais ses soupirs à l’ardeur de ma passion.
Elle frôle mon menton du bout de son index, sourire espiègle.
— Non, mais si ma mémoire est bonne, c’est toi qui suffoquais dans mon cou après, réplique-t-elle avant de m’embrasser.
Un bruit lointain — le frôlement d’un ballon sur l’herbe — m’arrache à l’envoûtement de l’instant, mais le simple contact de Victoria dissipe toute pensée. Ses lèvres frémissent sous mes caresses comme si nous étions seuls au monde.
L’échange vibrant s’amenuise peu à peu, et je sens à nouveau en moi l’envie de partager plus que des baisers et des souvenirs. Ce n’est plus simplement de notre présent dont il s’agit, d’une aventure sans écriture, mais de ce que nos vies pourraient devenir. Je veux faire de nous un tout. Mais avant, il faut que chaque détail se mette en place, que chaque feu passe au vert. Cette fois-ci, pas de départ hâtif pour l’Écosse à l’horizon. Mon installation à Toulouse est désormais actée, une décision prise, et avec elle, l’esquisse d’un avenir plus proche que jamais. Une nouvelle étendue se dessine devant moi, bordée de mes rêves, mes ambitions et, si tant est qu’elle accepte mon ancrage dans son univers, de notre relation.
Notre discussion bifurque à nouveau vers ma start-up, un projet qui, à force d’être muri, fait maintenant partie de moi. À l’instar de mon amour pour elle, encore fragile en surface, déjà si essentiel dans mon cœur.
— J’ai réfléchi à un concept qui me ressemble. J’aimerais offrir plus qu’une simple vente de produits. La distillerie, je la vois bien la transformer en bar, comme tu l’as déjà évoqué, mais en allant encore plus loin.
Je marque une pause, songeur, laissant mon regard se perdre dans le paysage autour de nous. Mes mains font la navette entre l’herbe fraîche sous mes doigts et la peau radieuse de Victoria. Je m’abreuve de ce cadre naturel en parfaite osmose avec l’aveu de ma plus grande aspiration.
— Une sorte de vitrine vivante sur le monde du whisky, complète-je, le flot de mes idées tournoyant dans ma tête. Pas juste un lieu de dégustation, mais un espace où on dévoile l’authenticité du processus, les coulisses de fabrication. J’imagine des visites guidées, des ateliers pratiques, des rencontres avec les maîtres artisans. Chaque client repartirait non seulement avec une bouteille, mais surtout avec une expérience, un aperçu des savoir-faire et des secrets qui font l’identité de Lochranach. Ce serait bien plus qu’un simple verre ou une transaction. Je vise plutôt l’immersion.
Elle m’écoute avec une attention silencieuse. L’étincelle discrète dans ses prunelles prouve son intérêt croissant. Sa paume effleure mon bras, une caresse si douce qu’elle solidifie le moment, me force à être pleinement présent.
— Et ta place dans tout ça ? s’enquiert-elle.
Sa voix, teintée de curiosité, dévoile la profondeur de sa bienveillance.
Je prends une inspiration. Mes pensées se condensent, prêtes à mettre des mots sur cet idéal.
— Une fois l’entreprise bien établie et les finances stabilisées, commencè-je, le regard fixé sur le lointain, l’esprit déjà en ébullition, comme si j’avisais l’ascension de ma marque vers un rôle clé dans le secteur, j’aimerais déléguer l’organisation quotidienne. Mon véritable objectif est de faire de Lochranach une référence incontestée. Mais au-delà de cette réussite — si je l’atteins — je veux revenir à la source, à ma passion : l’acte créatif, la recherche constante de nouvelles saveurs, l’art de l’assemblage. Retrouver ce qui m’a enflammé, ce qui m’a poussé à m’engager dans cette aventure.
L’air songeur, elle incline la tête avant de ramener une bouche derrière son oreille.
— Tu préfères l’artisanat à la gestion, c’est ça ? Créateur et non dirigeant ?
J’opine presque timidement, craignant peut-être qu’elle n’y perçoive une faiblesse.
— PDG, ça a une certaine allure, c’est sûr. C’est une position de puissance, de sécurité. Argent, notoriété, influence — tout ce qui attire l’attention et impose le respect. Mais c’est un monde qui m’est familier, des sphères dans lesquelles j’ai déjà évolué.
Des salles de réunion en verre, des chiffres qui dévalent sur des écrans, des tactiques à mettre en place pour dominer, conquérir, étendre, c’est un environnement que je connais bien. Un univers où je me suis quand même senti à l’écart, peut-être parce qu’au fond, je n’ai jamais été fait pour m’y installer.
— La fonction de stratège, celui qui conçoit, anticipe, dessine les trajectoires, ça me motive, c’est vrai, poursuis-je. C’est un carburant notable, une dynamique qui m’inspire à donner le meilleur de moi-même, à exceller, viser toujours plus haut. Cet aspect-là, la stimulation intellectuelle, l’excitation de la direction — je l’apprécie. Mais… au bout du compte, tenir ce rôle d’homme d’affaires, à long terme, ça ne m’irait pas.
Pas dans le rythme effréné de l’ascension continue, cette spirale où l’ambition broie tout sur son passage. J’ai côtoyé des requins, et moi, étouffé par les attentes, les obligations, je m’y perdrais facilement, d’autant plus avec mes penchants déjà trop enracinés. Je veux et dois m’éloigner de ce milieu.
L’engrenage de sa perception en marche, Victoria me scrute, analyse, dissèque le non-dit. Je prie silencieusement pour qu’elle capte l’essence de mes mots, qu’elle ressente ce qui palpite derrière mes aspirations.
— Les rouages de la logistique, le poids du management, les performances financières, ajoutè-je en balayant l’air d’un revers, ne m’animent pas vraiment. Ce qui m’enthousiasme, me fait vibrer, c’est la création pure, l’innovation constante, le perfectionnement. Avoir sous la main quelque chose d’inédit, une recette singulière, une histoire à raconter.
Victoria entrelace nos doigts d’une manière douce et réconfortante. Dans son regard, je lis de l’encouragement, du soutien et de la compréhension. Il ne s’agit plus seulement de prospérer, de me faire un nom, de suivre le sillage de mon héritage, mais de me trouver. Au fond, je cherche à atteindre ce sommet pour pouvoir ensuite m’en détacher, en sortir libre, vivre de ma passion sans contraintes, et, un jour peut-être, connaître la stabilité et la tranquillité nécessaires pour fonder ma propre famille. Je rêve de profiter de chaque instant, de me laisser porter par les années, pleinement heureux, comblé et surtout, je désire tant que la femme extraordinaire devant moi soit ma force continue, la complice de mon bonheur, le ciment de mes idéaux. Celle qui se tiendra à mes côtés à chaque pas de ce périple qu’est la vie.
Annotations