CHAPITRE 41.1 * JAMES
L'ŒIL DU CYCLONE
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J.L.C
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La fraîcheur humide nous accueille avant même que l’escalator ne nous mène à l’air libre. En quelques minutes, le ciel s’est métamorphosé, fidèle à ce mois d’octobre capricieux. On se croirait en Écosse. D’un après-midi radieux, bien trop chaud pour la saison, Toulouse a basculé dans une averse torrentielle qui ruisselle sur les pavés déjà bien inondés. À côté de moi, Victoria nous précipite vers l’auvent le plus proche. Avec sa prévoyance légendaire, elle fouille son sac à dos, toujours suspendu sur mon épaule, en sort un parapluie pliant, l’ouvre et me le tend sans un mot. Moi, j’ai à peine le temps de comprendre qu’il pleut qu’elle est déjà en mode anticipation. Bien joué, Vi !
Je le récupère, le déploie au-dessus de nous, tandis que, tout sourire, ma petite blonde enroule son bras autour du mien.
Pendant qu’on s’enfonce dans l’une des artères principales du centre-ville noyées sous les trombes diluviennes, le contact de Victoria me réchauffe autant qu’il me rassure. La pluie ? Prétexte parfait pour me coller à elle. Un sourire traînant étire mes lèvres. Sa proximité me rappelle que je ne pourrais rêver meilleure compagnie.
On s’élance côte à côte dans les rues piétonnes, ajustant notre rythme pour esquiver la foule pressée. Les gouttes drues tambourinent la toile imperméable au-dessus de nos têtes. Au moins, la précieuse coiffure de ma Perséphone reste sauve. Ses jambes, en revanche, ne bénéficient pas de la même protection : l’eau éclabousse sa peau à travers le collant, et chaque gerbe déclenche de petits rires légers, ponctués de regards complices qui transforment mon cœur en foutu terrain de jeu. Un battement d’ailes. Un uppercut. Je ne sais plus trop.
Les façades des bâtiments, partiellement détrempées, se parent des derniers éclats de lumière automnale tandis qu’on trace jusqu’au Diamant Rose. On fend la marée urbaine, longe à la hâte diverses vitrines éclairées, dépasse le grillage sombre d’un parc déserté, pour enfin déboucher sur une place bordée d’arbres centenaires.
Soudain, Vi glisse. Une seconde de flottement. Son pied disparaît sous un tapis de feuilles traître et elle bascule. Princesse en détresse, instinct immédiat : je raffermis ma prise, l’attrape avant qu’elle ne s’étale misérablement au sol, et la hisse contre mon torse. Manquerait plus qu’elle se foule une cheville ! Une collision feutrée. Désordre parfait.
Une exclamation de surprise vite suivie d’un rire cristallin perle dans l’air frais saturé de cette odeur caractéristique de terre mouillée. Son poing se referme sur l’encolure de ma veste tandis qu’elle retrouve sa stabilité. Elle relève la tête. Ses yeux brillent, enjoués, si beaux. Le temps se suspend. J’ai l’impression que même le déluge autour de nous s’arrête pour admirer ce visage angélique. Foutu romantisme ! J’aurais presque envie d’écrire des poèmes… Faudra me surveiller.
— Merci pour l’atterrissage, me gratifie-t-elle, regagnant aussitôt son équilibre à mes côtés.
Avant qu’elle puisse protester, quoique je suis qu’elle s’en plaigne, je lui ravis un baiser. Elle rit de plus belle et m’invite à la suivre, ses pupilles pétillantes de malice.
Sous les nuages d’encre, la lumière du jour s’amenuise à vue d’œil. Les flaques se multiplient sur l’asphalte. On zigzague entre les fêtards précoces déjà grimés pour la soirée à venir. Quelques minutes plus tard, au détour d’un boulevard, le club où Victoria va passer le reste de son après-midi — et probablement toute la nuit — se profile. Hallelujah. Si on survit jusque là-bas, j’offre une tournée à la pluie pour célébrer.
Le Diamant Rose s’implante dans un immeuble néoclassique, avec une façade en briques foraines, typique de la ville rose. Trois étages s’élèvent avec élégance tandis que le rez-de-chaussée se signale par quatre enfoncements en forme d’arche. Des pots massifs en terre cuite accueillant des oliviers miniatures et des agrumes encadrent chacune des quatre portes vitrées, infusant l’espace d’une délicate ambiance méditerranéenne. Au premier niveau, une balustrade en chaux beige épouse les murs extérieurs du bâtiment, dissimulant une série de petites fenêtres parfaitement alignées. Entre chacune d’elles, des pilastres assortis viennent rythmer la structure. Une large bande de maçonnerie décorative marque la transition avec le dernier plancher. Là aussi, les mêmes ouvertures, cette fois dépouillées d’ornements, ajoutent à la beauté épurée de l’édifice. Enfin, sur le toit, une rambarde en fer forgé se dessine à contre-jour, délimitant le rooftop que j’ai eu le plaisir de visiter. Bien que je ne me suis pas franchement attardé dans la contemplation du lieu, obnubilé par mes retrouvailles avec Victoria.
En tout cas, c’est ce que j’ai eu le loisir d’observer minutieusement dans la file d’attente dimanche soir. Aujourd’hui, sous ce parapluie et cette averse interminable, mes yeux se plissent à peine sur les nuances du cadre. Le besoin urgent de gagner l’abri du bar-club avec Victoria estompe tout ce que j’avais détaillé avec soin lors de ma précédente venue.
Allez, dernière ligne droite avant la délivrance… ou une autre forme de noyade. Choisis ton poison, le jeu commence. Bienvenue dans l’antre de Mati.
Lorsqu’on arrive enfin sur le parvis, c’est avec précipitation que Victoria et moi nous engouffrons sous les arches imposantes qui permettent l’accès au Diamant Rose, mais pas sans que je remarque la présence de deux superbes candélabres sur pied. Si ce n’était pas Halloween, on pourrait croire qu’on franchir la porte d’un manoir victorien.
À l’intérieur, l’atmosphère change radicalement. Le brouhaha de l’orage s’étouffe dès le seuil, englouti par l’effervescence des équipes qui se démènent dans les coulisses de la soirée. La musique groove s’installe comme une couverture sonore qui nous enveloppe, et, en une seconde, la tempête dehors n’est plus qu’un souvenir lointain.
À peine entrés, de lourdes tentures noires et blanches encombrent le passage. Victoria s’arrête net, lâchant un soupir entre exaspération et soulagement.
— Merde ! Ils ont dû retirer en catastrophe toutes les décos extérieures ! Heureusement qu’elles sont intactes, avec la pluie qu’on vient de se prendre…
Un sourire nerveux étire ses lèvres alors qu’on poursuit notre avancée. L’endroit paraît avoir sauté à pieds joints dans une réalité parallèle.
Le hall d’accueil, d’ordinaire sobre et raffiné, déborde maintenant d’éléments théâtraux et surnaturels qui évoquent un purgatoire mystique. Juste après le vestiaire, un coin photo attire immédiatement l’attention : deux canapés imposants se font face, tels deux trônes en duel qui se disputent le pouvoir.
— Bienvenue dans le royaume où les apparences sont maîtresses.
Sa voix, légère et taquine, danse dans l’air pendant que mes yeux explorent les lieux.
— Ce soir, reprend-elle, les anges flirtent avec les démons et la morale est priée de rester sagement sur le banc de touche. Mais avec modération, bien sûr, on ne voudrait pas finir sur le banc des accusés. Après tout, on fête Halloween, pas le Jugement Dernier.
Je laisse échapper un petit rictus. Entre fascination et curiosité, mon esprit vacille un instant. L’étincelle dans ses pupilles me souffle qu’elle ne se contente pas de jouer la comédie. Ce mélange de défi et de séduction, c’est à moi qu’il est destiné. À moins que ce soit la soirée qui la transforme en cette créature impétueuse ? Ombres et lumière, c’est bien ma Victoria.
Je m’interroge : jusqu’où nous mènera-t-elle cette nuit ? Elle, ou plutôt cette version d’elle-même qui semble avoir troqué la prudence contre un penchant délicieux pour la provocation. Ça promet. Mon imagination est d’ores et déjà en train de carburer à plein régime.
— Dis-moi, est-ce que le rôle du méchant est encore à prendre ou est-ce que je dois faire une demande formelle ?
Victoria ne cille pas, sa bouche s’étire dans un sourire au goût de malice. Son regard accroche le mien, brûlant d’une lueur amusée.
— Tu as oublié ? Tu seras mon Hadès.
Mon Hadès, hein… Voilà un titre qui me plaît. Le ton qu’elle emploie me fait lever un sourcil. Sa voix caresse l’air entre nous, non pas en question, mais en décret. Elle a déjà décidé.
Je lui réponds, légèrement moqueur :
— Ah, donc, je suis désigné comme le maître du jeu en personne ? Intéressant. Qu’en pensera ton patron ? Je doute qu’il soit heureux de me voir aux commandes.
Si je suis le roi, Victoria est ma reine. Quant à l’autre, je l’expédie volontiers aux fins fonds du Tartare.
L’ombre d’un sourire passe sur ses lèvres.
— Mati a choisi le côté lumineux ce soir.
Bien évidemment. Mati le dieu tout puissant. Blanc comme neige. Auréolé de ses foutues bonnes intentions.
— Ça m’arrange pas cette histoire, tu sais.
Du bout des doigts, je longe son bras, glisse sur sa clavicule, un frisson en guise de signature.
— Pour reprendre tes mots… les anges flirtent avec les démons, pas vrai ?
Dans un mouvement fluide, elle réduit l’espace entre nous et se coule contre moi, sa chaleur venant se fondre dans la mienne. Ses doigts s’accrochent à l’encolure de ma veste, tirent légèrement dessus, m’appâtant encore un peu plus.
— Ne m’as-tu pas appelé mon ange ce matin ?
Sa voix descend d’un cran, s’habille d’un velours troublant. Son regard chante une tout autre mélodie. Elle incline la tête, savamment. Un piège dont elle connaît chaque rouage. Rien de l’innocence céleste, en somme. Mes paumes se resserrent sur sa taille, instinctives, possessives. Surtout ici.
— M’aingeal… J’imagine que tu cherches à me provoquer.
Mes lèvres glissent à peine contre sa joue. Juste assez pour la faire frissonner. Mais elle ne cède pas. Pire, elle riposte. Sa main se faufile vers ma nuque, caresse ma peau du bout des ongles.
— Et si c’était toi qui me prêtais des intentions que je n’ai pas ? réplique-t-elle.
— Possible. Après tout, les apparences sont trompeuses.
— C’est ce que tu crois ?
Ma bonne humeur s’agrandit, et avant qu’elle ne puisse reculer, je m’empare de sa bouche. Quelques secondes d’incandescence qui suffisent à l’entendre haleter et sentir ses doigts se crisper contre mon épaule.
Quand je m’écarte, elle reste figée, le regard voilé. Puis elle reprend contenance.
— Merci, mon roi. Maintenant, si tu veux bien j’ai du boulot qui m’attend.
Puis elle s’éloigne, sa paume glissant lentement de mon torse. Les poings légèrement serrés pour canaliser l’envie de la retenir, je souris. Ce n’est que partie remise.
Mon hôtesse m’entraîne vers le photo call.
— L’idée, c’est d’immerger les clients d’entrée de jeu. Faire en sorte de les rendre acteurs de la mise en scène. Il fallait que l’accueil soit dynamique et invitant, glamour et ténébreux. Ici, j’ai pris plaisir à intégrer quelques éléments de déco que je n’aurais pas osés ailleurs — trop risqué.
Victoria s’arrête devant l’espace « démon », laisse ses doigts dériver sur le velours rubis de l’élégant sofa. En toile de fond, une collection de cadres baroques, ornés de cornes farfelues, encerclent un pentagramme tracé avec des branches mortes. Une aura occulte, imprégnée de mysticisme, se dégage, des clins d’œil subtils aux anciennes croyances païennes, à la sorcellerie, et à l’imagerie démoniaque. La soirée emprunte son essence à Samhain, cette nuit où les âmes errantes tutoient les vivants, brouillant les limites entre les deux mondes. Un hommage discret aux rituels oubliés, que tout Écossais, comme moi, reconnaîtrait. Le tout est enveloppé d’une lumière rougeâtre, projetée par des faisceaux émanant du sol. Son sens du détail frôle la perfection.
Le regard que je lui lance en dit long sur mon admiration. Un léger plissement des yeux m’indique sa concentration, tandis qu’elle scrute l’agencement de chaque élément.
— Le crâne de buffle, là… Tu le trouves bien placé ou je le mets plus en avant ?
Je hausse un sourcil, amusé par son perfectionnisme. Si elle commence à invoquer des esprits pour choisir l’angle parfait, je prends mes distances.
— Parce qu’il y a une stratégie pour exposer des ossements ?
Son attention se détourne du décor pour s’accrocher à moi, une lueur taquine dans ses prunelles, comme si elle venait de déjouer une de mes tentatives de moquerie. Alors que ce n’est que pur émerveillement.
— Toujours. Sinon, ça ne fait pas authentique.
Elle esquisse un sourire satisfait avant de repositionner un chandelier sculpté, surmonté de cierges noirs, juché sur une pile de vieux grimoires. Mon appréciation dérive sur la table d’appoint où s’entassent des objets gothiques en tous genres : menottes en cuir patiné, cordes torsadées, chaînes en métal, ras-de-cous ornés de pics ou d’anneaux, et même des fouets… Euh, on n’est pas en train de dévier vers le bondage, là ?
— Eh bien, soufflè-je, tu as pensé à tout… jusqu’à l’équipement pour ceux qui voudraient… approfondir le concept.
Je soulève une lanière en satin écarlate la faisant glisser entre mes mains. La texture soyeuse me parle assez. Le potentiel de contrainte me chauffe aussitôt les reins. Une vision inonde ma conscience avant que je ne repose le tissu, le sourire en embuscade. Donc c’est ça, son idée de l’accueil sur mesure ? Espérons qu’elle n’ait pas aménagé un coin privé pour Mati, sinon cet endroit risque de disparaître dans les flammes.
— L’immersion est la clé, James, m’annonce sa voix douce et câline dans mon dos.
Je devrais peut-être demander des explications sur la mise en pratique de tout ça… Par pure curiosité, évidemment. Une question saugrenue s’infiltre dans mon esprit. Est-ce que Vi a un faible pour ce style de… distractions ? Instinctivement, je parierais sur un non catégorique. Le contrôle, c’est son domaine. Elle ne se laisserait pas entraîner dans ce genre de jeu… Du moins, je crois. Ça tombe bien, moi non plus, ce n’est pas… ma tasse de thé. Enfin, pas trop. En même temps… elle me surprend sans arrêt. Alors, qui sait ? Une petite entrave, une cravate bien serrée autour des poignets, par exemple, des siens ou des miens d’ailleurs, ça ne me déplairait pas. J’irais pas jusqu’à la voir enchaînée comme une proie, mais… un défi pour tester nos limites, ça pourrait s’avérer… intrigant.
Le paradoxe de la maîtrise et de l’abandon remisé dans le tiroir de mes fantasmes, je pivote à la recherche de ma… chérie. Elle se tient de l’autre côté, dans le monde des « anges ». Véritable cocon de pureté qui plonge les invités au cœur d’une scène céleste et éthérée, avec, au centre, une méridienne Chesterfield immaculée trônant sur un parterre de fourrures et de pétales blancs. La déco est épurée et minimaliste, l’exact contraire de son concurrent démoniaque.
Victoria ajuste les pans de tulle vaporeux et les guirlandes scintillantes lorsque je la rejoins sur l’estrade.
— Et ici, murmuré-je en scrutant la harpe et les flûtes de champagne, vides pour l’instant, alignées sur un guéridon, c’est le royaume des âmes vertueuses ?
— Hm… disons plutôt un terrain de jeu pour ceux qui aiment jouer à ce qu’ils ne sont pas.
La prétention, un costume porté sans vergogne. L’image de Mati se télescope immédiatement. Je laisse échapper un léger ricanement.
Les yeux de ma Perséphone, brillants d’un éclat malicieux, suivent le chemin d’une plume tombée, qu’elle ramasse et replace dans le gigantesque vase transparent garni de colliers de perles et de breloques étincelantes. Toujours le souci du détail.
— Anges et démons, soupire-t-elle en croisant ses bras sur sa poitrine, une ombre de doute flottant dans son timbre. Est-ce que quelqu’un peut vraiment savoir de quel côté il penche ?
Elle a ce don de poser des questions qui ouvrent des abîmes en moi, des lieux où l’on ne revient pas indemne. La dichotomie du bien et du mal, cette frontière toujours mouvante. Il n’y a pas de terrain plus fragile, plus ambivalent. Si l’on bascule trop dans l’un, on risque de sombrer dans l’excès, dans le danger même. Et moi, ça me connait…
Elle me regarde d’un air lointain, comme si cette question n’était qu’une esquisse d’une vérité plus vaste, cachée dans les plis de son esprit. La conversation prend une tournure plus profonde. Mais est-ce de nous dont elle parle, ou des paradoxes qui gouvernent l’existence ? Peut-être les deux. Quoi qu’il en soit, l’écho de sa réflexion me frappe en plein cœur.
Je m’approche, lui saisit les mains et entrelace nos doigts. Un lien immédiat qui me garde prisonnier. D’elle. De cette tension, de cette attirance. De mon amour.
— Peut-être que, pour certains, ne jamais choisir est la seule vraie liberté, proposè-je, ma voix éteinte par l’incertitude qui me dévore.
Est-ce réellement une libération de ne jamais se confronter à la vérité ?
Elle incline la tête et riposte presque instantanément :
— Ou peut-être une manière d’échapper à ce qu’on ne veut pas affronter…
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