CHAPITRE 41.4 * JAMES
NOTE DE L'AUTRICE
Chers amateurs de whisky, ne vous tirez pas les cheveux. J’ai fait de mon mieux, armée de recherches sur des sites spécialisés (enfin, j’espère). Mais soyons honnêtes, mes connaissances en whisky sont encore en mode apprentissage. Alors, si vous avez des conseils ou des suggestions pour me guider dans cet univers fascinant, je suis toute ouïe… et prête à trinquer (à l'eau) à vos recommandations !
J.L.C
♪♫ ... ♪♫
En attendant ma belle, je tourne mon attention vers le bar, un territoire plus familier, un terrain où je n’ai pas besoin d’hésiter. Les bouteilles s’alignent derrière le comptoir, gardiennes muettes de promesses liquides, parfaitement rangées comme des trésors précieux. Je guette la lueur ambrée des whiskies.
Je sais reconnaître la noblesse d’un scotch des Highlands d’un coup d’œil, différencier l’âme d’un Irish Whiskey d’un bourbon américain rien qu’au nez. J’avise un Glenfiddich 12 ans, un Speyside au caractère phélonique, à la robe or pâle, avec sa texture fluide, ses notes fruitées, presque florales. Le genre qu’on peut siroter sur un canapé en pensant à sa prochaine erreur de vie. Face à lui, le Redbreast se distingue par ses reflets cuivrés. Plus généreux, ce pot still irlandais déploie une rondeur veloutée, avec des touches de fruits secs, de miel et un léger parfum de chêne qui fait écho à la tranquillité des collines verdoyantes du comté de Cork.
Les deux crus trônent face à face sur l’étagère du haut. Un peu plus loin, je capte l’étiquette et la couleur plus sombre, tirant sur le rouge-brun, de deux Kentucky : Woodford Reserve et Blanton’s, l’un raffiné, mais lisse, l’autre dynamique, mais intransigeant.
Ce qui leur manque ? Un Lochranach « Révélation ». C’est un bourbon, puisque conforme au processus de vieillissement en fûts de chêne américains neufs et carbonisés ainsi qu’au pourcentage de presque 62 % de maïs, mais… échoue là où la géographie impose ses lois. Je pourrais m’étendre sur la complexité de ces critères, mais qui viendrait me contredire quand la fin de la Prohibition a laissé des traces plus profondes qu’un simple règlement administratif ? Il y a les règles et puis il y a leur interprétation, leur réinvention. Comme si l’essence d’un spiritueux tenait à une frontière et non à l’âme qu’on y insuffle. Ah, les paradoxes. Qui aurait cru que les Yankees célébreraient un roi français dans une bouteille qu’ils veulent m’interdire de nommer comme il se doit ? En fabriquant le mien ici, je viens tout simplement refermer la boucle. L’histoire, le savoir-faire, les caractéristiques, tout y est. Sauf le droit d’y mettre l’appelation. Bref, je respecte. De notre côté aussi, on aimerait bien voir la fin de la production de ces jupes plissées de lycéennes parées des motifs de nos tartans… L’emprunt culturel, ce sport mondial.
Bien que… en y réfléchissant bien, Vi avec une minijupe écossaise… L’étoffe ajustée sur ses hanches, le tissu bien trop court sur ses cuisses dorées, des chaussettes blanches montant jusqu’à ses genoux… Une vision presque sacrilège. Trop séduisante pour être ignorée. Trop audacieuse pour être permise.
D’ailleurs, la voilà qui refait surface, son précieux macaron en main et la bouche encore pleine. Elle se glisse vers moi sans cérémonie et dépose un baiser furtif sur mes lèvres. Aussitôt, la trace sucrée de la noix de coco s’attarde sur ma bouche. Elle s’est régalée. Ça me fait sourire.
— Tu comptes en voler un ? lâche-t-elle en désignant les spiritueux du menton.
Je secoue la tête, amusé.
— Je sonde.
Son regard pétille. Et moi, niaisement, je me demande : qui a mis autant d’étoiles dans ses yeux ? Le poète de comptoir est de sortie. Et j’ai même pas touché une goutte d’alcool.
— Sonder implique une finalité, souligne-t-elle.
Sélectionner aussi. Je me tourne vers l’étagère, feignant la réflexion. Les lumières dansent sur les flacons. J’hésite à me servir un verre. Non, Vi sera ma seule ivresse pour le moment.
— Peut-être.
Elle me fixe un instant, avant de mordre dans son biscuit à l’amande et au litchi avec un plaisir évident. Ce n’est pas un simple macaron. De mon poste de spectateur privilégié, je me délecte de cette scène.
— Tu veux goûter ?
Bon sang… Du bout du doigt, elle effleure ma lèvre inférieure, une caresse fugace, mais incendiaire. Je suis paralysée. Je ravale le grondement qui remontait de ma gorge. Un éclat de défi scintille dans ses prunelles. Un jeu sans fin. Je déglutis, mais enclenche la mise de retour.
— Ça dépend. Tu parles du macaron… ou de toi ?
Avant qu’elle ne puisse répondre, une fille brune, moulée dans un corset noir et une jupe fendue la hèle du haut des escaliers. Un sourire ourle sa bouche peinte d’un rouge profond, deux fausses canines pointues dépassant légèrement. Elle joue le rôle de vampire sexy à fond.
Victoria lève un regard chargé de regret vers moi. Le devoir l’appelle. Elle tourne les talons — ou plutôt les baskets — et disparaît, emportant avec elle l’ombre de son parfum vanillé et le goût persistant de la noix de coco.
Déterminés, mes yeux sillonnent les lieux en quête du fameux Baptiste. Je le repère, occupé à briefer un jeune sur les recettes signature de la soirée afin d’assurer un service rapide et efficace. Je l’observe, curieux, tandis qu’il orchestre la mise en flamme du mélange à base de whisky, ginger ale et liqueur de cerise. Le brasier s’élève brièvement, aussitôt consumé, avant que la lueur ne s’éteigne dans un soupir d’alcool évaporé. Un éphémère spectacle qui fait son effet.
Le barman me tend le verre, sourcil levé en guise d’invitation muette. Je décline d’un léger mouvement de tête, mais j’en profite néanmoins pour l’interroger.
Il m’indique utiliser du Monkey Shoulder, un blend écossais prisé des mixologues pour sa souplesse et son accessibilité.
— Intéressant. J’aurais parié sur du bourbon ou du rye pour un impact plus marqué.
— On a testé plusieurs versions, mais niveau rendement et équilibre des saveurs, le Monkey Shoulder reste notre meilleure option. Il apporte des notes maltées et vanillées sans écraser les autres ingrédients.
J’acquiesce, appréciant la logique. Élaborer sans ruiner, raffiner sans sacrifier la marge. Un choix plus noble aurait gonflé le prix, et pour une soirée événement, où la quantité prime souvent sur l’élitisme, il fallait que l’équation soit rentable.
— Et côté ventes, quelles sont vos références les plus performantes ? Plutôt single malts ou blends en dégustation ? Qu’est-ce qui tourne le mieux en cocktail ? Vous écoulez plus de bouteilles ou de verres à l’unité ?
Le barman arque un sourcil, pris de court une fraction de seconde avant qu’un rictus n’étire ses lèvres.
— Vic nous a dit que t’étais dans le business des spiritueux. T’as une marque à ton actif, c’est ça ?
— Ouais. Et je salue la sélection, c’est éclectique et pertinent.
Hop, un compliment et le contact se détend, son attitude aussi. Il se cale plus confortablement derrière son comptoir, sa voix gagnant en assurance.
— En dégustation pure, les single malts dominent, les Speyside et les Highlands en tête. Le Glenfiddich 12 ans reste un incontournable, mais sur une clientèle plus pointue ou pour la frime, le Macallan 18 ans ou le Lagavulin 16 ans frappent plus fort.
Sans surprise. Des classiques incontestés. Macallan, un haut de gamme complexe et épicé, vieilli en fûts de sherry, bien que son côté parfois très sucré ne convient pas à tous les palais. Lagavulin, un tourbé iconique de l’île d’Islay, fumé et salin avec une dimension en bouche incomparable. Sublime, à condition d’accepter l’assaut.
— Pour les shots et les whiskies-coca, les jeunes regardent le prix avant tout, alors on tourne sur du Jameson, du Ballantine’s ou des références plus niches, selon les réassorts. Pas besoin de grand nom, faut surtout que ça se boive vite et sans prise de tête.
Ah, la jeunesse. Quand l’important n’est pas de savourer, mais d’amortir les dégâts et de passer à la suivante… D’un côté, je les comprends, ça m’aurait bien arrangé, moi aussi, de faire semblant de m’y connaitre sans avoir à me fatiguer.
— Ouais donc, deux marques populaires et accessibles qui font le taf, mais niveau caractère, ça manque de relief quand même.
Baptiste me sourit, complice.
Le Ballantine’s, avec des arômes de fruits rouges et une rondeur élégante reste un blend de qualité, mais trop consensuel pour moi. Quant à l’Irish Whiskey Jameson, sa finition douce et vanillée le rend agréable, mais trop linéaire, un peu comme une belle promesse sans réalisation.
Perso, si je devais choisir un assemblage avec plus de coffre sans exploser le budget, je partirais quand même sur le Monkey Shoulder, déjà plus expressif. Sinon, pour monter d’un cran, le Chivas Regal permet un bel équilibre, ou encore le Teeling Small Batch, affiné en fûts de rhum, un bon compromis qui apporte une touche plus travaillée et originale.
Bien sûr, ces whiskies fonctionnent bien en cocktail, mais, pour une dégustation neat ou assouplie, là, ça devient un autre terrain de jeu. Deux gouttes d’eau suffisent, comme mon grand-père me l’a appris, mais uniquement pour les scotchs. Par contre, si vous voulez déclencher une crise chez mon aieul, servez-lui un whisky noyé dans du coca. Une hérésie à ses yeux.
— Logique, j’imagine que les connaisseurs ne prennent pas du blend en pur.
— Exact. Pour les cocktails, on opte principalement pour du bourbon, du rye et des blends abordables. Le Monkey Shoulder, qui se prête parfaitement à la tâche, et le Rittenhouse aussi. Mais sur du haut de gamme, on bascule sur du Nikka From the Barrel.
Rien d’étonnant, ce sont des valeurs sûres, idéales pour les Manhattan et les Old Fashined. Le Rittenhouse, sec et tranchant, donne du corps au cocktail, tandis que le Nikka, un japonais plus raffiné, marie bien finesse et intensité.
Je hoche la tête, enregistrant chaque information. J’ai une vue plus précise des tendances dominantes dans l’établissement.
Un garçon interrompt notre échange, déposant un plateau chargé de verres sur le comptoir. Mon regard avise immédiatement les tumblers courts et épais. Une option pratique, prévisible pour le service. Pourtant, faut connaitre la limite d’un tel contenant.
Un bon whisky mérite mieux. Les amateurs avertis évitent ce type de coupe, et pour cause. La forme influe directement la perception d’un spiritueux : trop de largeur ou trop de volume et le scotch ne parvient pas à « s’ouvrir » correctement. Je préfère de loin un verre tulipe avec une base évasée et un col resserré, qui piège les effluves, favorise la concentration des arômes et respecte la complexité. Par habitude, je fais tournoyer lentement le liquide ambré, observant la texture qui se déploie, la viscosité qui témoignent de la densité et de la richesse. Un instant d’analyse avant la première gorgée, comme un rituel ancré depuis des années. Bon, en vrai, quand j’ai juste envie de me mettre une mine, le fameux tumbler convient tout à fait. Ou au goulot. Parfois, pas besoin de cérémonial.
— Vous faites souvent tourner la carte ou vous restez sur ces valeurs sûres ?
Je lance la question tandis que Baptiste s’affaire à sa mise en place.
Le barman hausse les épaules.
— On teste des nouveautés sur des événements privés et des soirées à thème. On ne prend pas trop de risques, surtout sur les références servies à l’unité.
Je note l’info. Pas une ouverture immédiate, mais une piste à creuser. Un partenariat en dégustation serait peut-être un bon premier levier.
Tandis que Baptiste s’échappe vers la cave, je scrute la salle, espérant apercevoir Victoria. Elle virevolte d’un bout à l’autre du club comme une petite tornade depuis tout à l’heure. Déménagement de matériel, réinstallation des tentures qui se font la malle, séchage de verres à pied… Elle jongle avec tout, et au mépris du tumulte, une grâce sauvage émane d’elle. Je reste prêt à lui prêter main-forte si nécessaire, tout en surveillant discrètement les lieux, l’œil affûté, particulièrement à cause de l’autre idiot.
J’admets que, malgré mes réticences à travailler avec Mati, la logique des affaires prévaut. Après tout, une collaboration avec l’un des clubs les plus en vue serait un coup de maître, une porte ouverte vers d’autres opportunités. Pas de doute : Lochranach trouverait parfaitement sa place ici.
J’imagine sans mal « Audace et Alliance » siégeant à côté du Talisker édition limitée, que je repère sur ll'étagère. Une cuvée d’une intensité marine rare, rehaussée par une texture huileuse accompagnée de notes salines et poivrées. Si je devais me prendre un verre là tout de suite, je pencherai vers ce distillat au profil remarquable qui incarne toute la profondeur de l’île de Skye. Ou alors un Kilchoman, innovateur et résolument moderne. Dimanche, pour son anniversaire, j’ai choisi cette bouteille pour Victoria.
Kilchoman. Un nouveau venu, un single malt d’Islay qui bouscule les conventions. Contrairement aux mastodontes historiques de l’île — Ardbeg, Laphroaig, Lagaluvin, ou encore Caol Ila qui appartient à un grand groupe auquel notre domaine familial vend de l'orge pour la production de bière et de whisky — Kilchoman fait figure d’exception : une ferme-distillerie familiale, où l’orge est cultivée et maltée sur place. Leur création assume une tourbe sèche et cendrée. Son séjour en barrique de bourbon et de sherry lui sculpte une structure épicée, des accents d’agrumes, une vivacité aromatique saisissante. Leur pratique artisanale m’a particulièrement séduit : une alliance entre l’authenticité du terroir et des finitions atypiques qui forgent une signature unique.
Soudain, alors que je peaufine déjà ma stratégie d’approche — comment vendre ma marque, ferrer le grand manitou sans avoir envie de lui refaire le portrait, trouver le bon moment, la bonne ouverture… — mon attention accroche un couple d’arrivants. Ni tenues de ville, ni déguisement d’Halloween. Plutôt des survêtements bien coupés, une posture assurée. Lui, brun, massif, l’allure d’un type taillé pour la puissance. Elle, rousse, élancée, une énergie féline dans la démarche et le regard. Des performeurs. Ça saute aux yeux.
Attends deux secondes… Une performance. Une baignoire. Mon cerveau opère le lien en un quart de tour. Et Victoria, en action. Son sourire, son aisance. Un échange chaleureux. Un geste vers l’espace scénique. Voilà le secret dévoilé.
Lorsqu’elle revient vers moi, elle se penche vers son iPad délaissé sur le comptoir du bar, consulte brièvement divers fichiers, passe un coup de fil à Mati — c’est vrai, toujours pas dans les parages celui-là ? — puis s’entretient avec deux collaborateurs pour qu’ils vérifient et ajustent l’agencement des tables et des chaises, plan à l’appui. Enfin, elle mobilise mes neurones, ou plutôt mes muscles, pour l’aider à inspecter et aménager les deux loges VIP à l’étage. Un canapé par-ci, une déserte par là. Sa main sur mes fesses au passage, un baiser complice en récompense. D’autres gestes plus ardents se glissent furtivement dans l’ombre des recoins, mais ceux-là je préfère les garder pour moi.
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