CHAPITRE 48.1 * VICTORIA
ATTENTE DELICIEUSE
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V.R.S.de.SC
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Sans conditions ? Rien que ça ? Et c’est censé me faire peur ? Balance le menu dégustation, j'ai l'appétit féroce. (Emoji démon).
Le smiley démon, évidemment. Qu’y a-t-il de plus parfaitement « lui » ? Mon cœur caracole comme un pur-sang lâché sur les Champ-de-Mars.
Je souris, mes doigts tapotent sur l'écran avec frénésie depuis dix minutes. Pourquoi me mentir ? Je suis aussi excitée qu'une héroïne de Laclos découvrant les intrigues d'alcôve du vicomte de Valmont et de la marquise de Merteuil.
Sauf que je suis au boulot, à jouer les vestales dans un sabbat costumé pour adultes en mal de frissons. Sexy, certes, mais pas franchement calibré pour gérer une salve de SMS lubrique en direct.
Chaque message de James s'apparente à une étincelle qui embrase mon ventre, un rappel du désir permanent prêt à éclater en bouquet pyrotechnique à la moindre évocation de lui. Je supplie les caméras de surveillance de me faire grâce d'un peu de dignité : à chaque nouveau texto, je dois avoir la tête d'une midinette euphorique en pleine crise d'extase, à glousser, à papillonner des yeux et à me trémousser sur place telle une groupie survoltée. On parie combien que les gars de la sécurité se demandent si j'ai pas glissé un shoot dans mon latte ce matin ? Demain, j’hérite du mug « Organisatrice la plus niaise de la décennie ». Peut-être même d'une tiare en plastique argenté avec des strass roses et d'un badge « Émoji démon = orgasme anticipé ».
L’invitation à cette joute des sens est bien trop séduisante pour que je puisse m’y soustraire ou y résister. Je bosse, je suis censée être sérieuse, garder la tête froide, faire honneur au professionnalisme qui m'incombe. Alors je m'astreins à une chorégraphie de politesses et me plie aux salutations protocolaires : j'accueille des grappes de clients, serre des mains, colle des bises. Au passage, et au besoin, je redresse une guirlande récalcitrante d'un revers du poignet, remanie à la hâte les plans de tables, l'oreille vissée au talkie-walkie, juste au cas où, un œil rivé sur les stocks en baisse, l'autre sur un serveur titubant à deux doigts de catapulter ses flûtes à la figure d'un convive ou sur un rigolo hilare qui vient de s'affubler d'ailes d'anges à l'envers. Et au milieu de ce chaos contrôlé, James. Mon diable personnifié slalome sur mon interface à coup de provocations déguisées. Gestion multitâche d’anthologie !
Ma position d’hôtesse devient une scène où je suis à la fois maîtresse de bal et spectatrice amusée, mes gestes et mes sourires réglés au millimètre. Mais, derrière les apparences, mon esprit est à l'affût, harponné à la moindre vibration de mon téléphone. Cet engin fait plus de ravages à mes nerfs que le tumulte ambiant. Pourtant, je m'en délecte. Quel dommage que le cours « Désir vs Obligations en simultané » n'existe pas. J'aurais été major de promo. Avec mention « très agitée ».
La musique et les voix autour de moi se fondent en un brouhaha lointain. J’attrape des bribes de conversation, mais elles ne font que passer à travers moi, comme si mon corps était là, mais pas entièrement. Les compliments et remerciements me parviennent à peine ; mon regard erre, s’accroche brièvement à quelques silhouettes familières, avant de dériver à nouveau, ailleurs. Je sais ce que je fais : je le cherche. Toujours. Partout. Mes hormones ont pris le volant, sans le moindre scrupule.
Endurance, vivacité, dévouement, créativité… Je relis mon propre message, les dents plantées dans ma lèvre inférieure. Les basses grondent sous mes pieds, la cadence sensuelle du morceau me frôle, les notes aériennes se mêlent à l’atmosphère électrique de la soirée, mais mes oreilles, ainsi que mes pensées, ne se laissent distraire que par mon tentateur. Je jette un coup d'œil vers la piste : je songe à son corps pressé contre le mien bercé par le rythme d'un son électro débridé, langoureux, hypnotique. Sa main dans le creux de mes reins, son souffle contre mon tympan, mes doigts dans ses mèches châtaines, ma langue qui goûte le sel de sa clavicule. L'odeur de sa peau se marierait à celle de la nuit. Sa cuisse puissante frotterait mon intimité, son membre dur contre mo...
Soudain un tintement mélodieux me signale l'entrée d'une notification. Ma poitrine se contracte tandis que mon pouce déverrouille l'écran à toute vitesse. Je n'ai même pas le temps de finir de déchiffrer le texte en entier. Ses mots surgissent, bouillonnent et un frisson me parcourt l’échine. Les premières lignes suffisent à disloquer le monde autour de moi, englouti par la ferveur de mes sensations. Un vertige me traverse. Mes doigts tremblent, mes jambes vacillent, et je me tortille sur place tel un papillon coincé dans la toile d’une araignée, totalement au piège de mon désir croissant.
Jamais je ne détournerai mon regard de toi. Ni de tes iris d’ambre, ni de ta bouche sensuelle... tes courbes hypnotiques... ton corps de déesse... De toute façon, je n’accepte rien de moins que l’excellence. Et je suis prêt à devenir très… compétitif. (Icône gants de boxe).
Cette montée d’adrénaline, cette tension délicieuse, je l'espérais, je l’ai attisée et James s’en empare avec une précision qui me fait chavirer.
Mes pensées voguent vers nos instants volés. Le goût du whisky sur ses lèvres, l'odeur enivrante de sa peau, ses yeux de braise… Je peux encore sentir la caresse de ses mains sur moi, sa langue courir dans les creux de ma silhouette, son torse frémir sous mes ongles, son sexe onduler et s'enliser profondément en moi. Dieu que j'ai chaud ! Dire que la soirée commence à peine.
Des picotements de plaisir me transpercent, mon bas-ventre est en feu, la sueur perle à ma nuque, mais il me faut sourire encore et encore, maintenir l'illusion de la perfection. Me tenir droite, faire bonne figure, ne rien laisser paraître. Ah, la reine de la nuit, impeccablement lisse, mais noyée dans un tourbillon de passions secrètes. Mon amant sait exactement comment raviver la température, faire disjoncter mes résistances et m’amener à perdre pied... Bon sang, que j'aime ça !
Je dépêche un regard autour de moi ; personne ne semble remarquer mon trouble. De toute façon, qui aurait l’œil pour discerner ma fièvre contenue ? Pas quand il y a des cocktails à déguster et des costumes à admirer. Et c’est peut-être ça, le sel de l'histoire : ce jeu confidentiel qu’on mène au cœur de cet univers public, où je devrais être concentrée sur mon travail, me conditionner à mon rôle. Sauf que je ne le suis absolument pas. Je n'y arrive pas. Ma réalité s’est diluée dans l’invisible, là où mes pensées flânent entre les syllabes qu’il m’envoie.
Mes doigts dansent, rapides et sûrs, rédigeant une phrase concise, une taquinerie chargée de sous-entendus. Un peu comme un stratège, je place mes formules avec soin : « tenir la distance», « pas de pauses », « soldat ». Des escarmouches, des attaques ciblées, des manœuvres subtiles. Chaque fois que j’écris, je me demande quel écho mes mots auront sur lui, s’il saura lire entre les lignes ou s’il y répondra en défi. Les hommes aiment se croire invincibles, maîtres des situations — trop souvent insouciants des pièges tendus sous leurs pieds. James a la compétition dans l'âme, j'ai les armes pour le déstabiliser.
À peine ai-je rangé mon téléphone dans ma pochette qu'une légère vibration me parvient. Je freine ma course près du bar, me retourne vers un recoin d'ombre et me précipite sur ma messagerie :
Parfait… Considère-moi comme un élève modèle. (Smiley lunettes de soleil).
Je ris intérieurement. L’ironie de cette affirmation me frappe de plein fouet : James, élève modèle ? Plutôt l'élément perturbateur ! Autant qualifier un volcan de paisible montagne. Compte tenu son caractère actuel — impulsif, fougueux, intrépide, en quête perpétuelle de sensations fortes — je l'imagine davantage en petit garnement touche-à-tout et casse-cou, distribuant des bombes à retardement, toujours en train de déjouer les règles, de se glisser entre les mailles du filet, de flirter avec les limites. Un prodige de l'esquive, un virtuose du chaos mesuré, capable de transformer la moindre situation en un terrain de jeu où il est impossible de ne pas le remarquer. Au pire, le diablotin au regard malicieux qui défie l'autorité, une médaille en forme de sourire narquois autour du cou, en lançant des avions en papier dans le dos du prof ou en collant ses chewing-gums sous les bureaux. Au mieux, le rebelle dont les yeux océan et la carrure athlétique font fondre les cœurs, qui emmène ses conquêtes sous les gradins pour des moments classés top secret et fume des pétards planqué derrière le gymnase en espérant ne pas se faire griller. Oui, bon, j'ai aussi quelques expériences en soute...
James préfère les détours aux chemins tracés, l'interdit à la norme, l'instant présent à la prévisibilité, la folie aux raisonnements. Il danse sur le fil du rasoir, et j'avoue qu'au fond de moi, j'attends toujours de savoir quand il va me faire perdre l'équilibre à mon tour. Ses déviations, ses failles font partie de sa nature. Mais, au delà de sa soif d'aventure, son besoin d'évasion, de frisson, d'intensité, de son enfance turbulente et de ses années d'errance, il y a une facette cachée : un désir de paix, une recherche de constance, son attachement inébranlable aux valeurs familiales, sa rigueur, sa volonté de se tenir droit dans un monde qui l’incite sans cesse à flancher… Et, peut-être, cette peur intime d’abandonner son masque et de se soumettre à ce qui effraie un homme tel que lui : la vulnérabilité née de l'amour.
Sa liberté sauvage, son insouciance débridée, son énergie symptomatique m'attirent et provoquent en moi un changement subtil, mais radical. James me pousse à m'émanciper de mes carcans intérieurs, à explorer les recoins inavoués de mon identité — ces écrins clandestins que je maintiens verrouillés — peut-être même oubliés. Il m’a initiée à une forme de domination paradoxale, un ascendant délicat que j’exerce sur lui à mon insu, dans le frémissement d’un regard, la cadence d’un geste, la fulgurance d’une parole. Et pourtant, dans ce renversement silencieux, moi aussi, je me métamorphose en une créature qui ose s'abreuver à ses propres vertiges, griffer le réel de ses envies, susurrer ses lois à l'oreille du chaos. Il m’a offert la latitude de le fissurer à mon tour, de bousculer ses repères, de l’ouvrir à une transcendance qu’il refoulait de toutes ses forces. Aujourd'hui plus que jamais, je prends la pleine mesure de cette tension magnétique, de ce bras de fer invisible, de cette attraction fatale qui nous lie et nous galvanise. James m’a confié les clés de cette emprise voluptueuse, et moi, je m’y engouffre sans retenue. Ce soir ne fait pas figure d’exception.
Mes doigts s’agitent déjà au-dessus du clavier, prêts à écrire :
Tu as intérêt à être irréprochable. Pas le droit à l'erreur, mon brave, sino...
— Victoria ?
Je sursaute légèrement. La voix aiguë me tire net de ma bulle, m’arrache à la délicieuse mécanique de notre jeu secret. Je relève la tête, mon message inachevé suspendu dans l’éclat bleuté de l’écran. Un visage familier se dresse devant moi. Je verrouille le téléphone d’un geste discret, compose un sourire d'apparat, celui qui convient à toutes les circonstances. James attendra. Juste un instant.
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