CHAPITRE 48.2 * VICTORIA

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V.R.S.de.SC

♪♫ ... ♪♫


Zut, crotte, flûte ! C’est par où la sortie ? Bien sûr, il n’y a aucune trappe secrète dans ce fichu décor… Ce serait trop demander, une téléportation discrète ? Une faille spatio-temporelle ? Un rideau de fumée ? La prochaine fois, j’engage un figurant pour faire diversion.


— Nicolas.


Ma voix glisse, lisse, froide, satinée et repassée à l’excès. Son prénom émerge de ma bouche tel un toast porté sans conviction, une coupe tendue à la vacuité. Servie glacé, avec une rondelle d’indifférence. À ta santé, cher fantôme.


— Je savais que nos chemins se croiseraient ce soir, Vic.


D’ordinaire, nul besoin de poser les yeux sur lui pour capter sa présence. Sentir ce petit nuage d’épices trop entêtantes, ce souffle d’ego flottant dans l’air me saute toujours au visage. L’arrogance fait son entrée avant même l’homme. L’humilité ? À la traîne. Hélas, tout obnubilée par mes échanges de textos avec James, j’ai manqué l’instant où l’atmosphère s’est alourdie, et raté l’occasion de disparaître dans la foule. Résultat ? Je me retrouve à respirer son parfum et à me dire que la vie aurait été tellement plus simple si j’avais pris mes jambes à mon cou. Aujourd’hui comme hier.


— C’est toi qui organises, n’est-ce pas ?


Nicolas a ce talent inné de monopoliser chaque centimètre carré olfactif autour de lui. Il a dû dénicher cette aura en liquidation.


— Oui. C’est mon job. Il faut bien que quelqu’un manage tout ça.


Il m’offre son sourire sur mesure, poli par l’usage, entre charme et habitude. Son passe-partout, sa carte maîtresse. Celui qui, il fut un temps, fonctionnait sur moi à merveille. Impeccable, mais figé, artificiel, modélisé.


— Il est vrai que tu as toujours aimé tout contrôler.


Dites-moi que je rêve ! Quel mufle ! Encore un glaçage verbal sur fond d’aigreur, du miel tiède sur du venin froid. Son domaine de prédilection. Prochain niveau : m’expliquer comment respirer, peut-être ?


— J’essaye de maintenir l’enfer à bonne température, histoire que les flammes restent purement décoratives et inoffensives, dis-je, un rictus à peine esquissé aux lèvres.


J’atteins des sommets de cordialité passive-agressive. Nobel de la froideur, toujours en lice.


Il rit doucement, puis se rapproche. Un peu trop à mon goût. Pas oppressant, juste… dans son style.


Ailes immaculées, torse nu sous une veste blanche cintrée, un masque doré à moitié relevé. L’archétype de l’ange romantique, version Instagram. Hashtag beau de loin, loin d’être vrai. Nico manie l’art de sculpter son image, se façonne tel un personnage extrait tout droit d’une pub pour parfum haut de gamme.


— Tu t’en sors pas mal. C’est réussi.


Je hoche la tête, la courtoisie avant tout. Froide, distante, impénétrable. C’est ma manière d’interagir avec lui, de me mettre hors de portée.


Je formule un « merci », mais plus par pure formalité que réel sentiment. Je ne lui dois rien. Pas même un souvenir agréable. Juste des leçons bien rangées et une fierté écorchée.


Le silence s’épaissit tandis qu’il m’examine. Ce genre d’œillade de velours, cette pause bien placée, ce numéro de charme, je les connais par cœur. Il fait ça sans réfléchir. Moi, sans frémir. J’ai appris à m’en détacher, à les laisser glisser sur moi comme de l’eau sur du métal poli.


— Ta tenue est… splendide ! T’as choisi le côté démoniaque, ça ne me surprend pas.


D’un geste désinvolte, il plonge sa main dans sa poche avant de lever sa flûte dans ma direction — « Larmes d’Ange », pétillant à base de prosecco et liqueur Saint-Germain. Nico et la frivolité des bulles. James et l’intensité brute du whisky. Deux mondes, deux atmosphères. L’un chatouille, l’autre enflamme. Devinez avec qui je prendrai un verre ce soir. Et plus, car affinité… On peut même pousser jusqu’à parler d’obsession. Le mot ne m’effraie pas.


— Ce rôle te va à ravir, insiste-t-il, remarquant mon mutisme.


Il me flatte, lance des fleurs qu'il n'a même pas cueillies. Ses compliments sonnent aussi creux que ses intentions, sans chair ni colonne vertébrale. Des bulles d’air, fragiles et évanescentes, qui éclatent dès qu’on les regarde de trop près. À l’instar de sa constance. De sa loyauté. Son prétendu amour. Je contracte la mâchoire, muselant une réplique incendiaire qui me démange jusqu’à la langue. Le royaume des faux-semblants est sien, pas mien. Il se trompe de terrain.


— Je préfère quand les rôles sont clairs. Ça évite les mauvaises surprises.


Son sourire s’étire, plus large qu’un fleuve tranquille, mais il est trop occupé à briller pour capter l’ironie derrière mes paroles. Est-il assez perspicace pour deviner que je vise sa vanité ?


— Pas de place pour le drama dans ta vie, hein ?


Ma vie se lit tel un roman feutré. La sienne ressemble plus à une téléréalité tape-à-l’œil et cacophonique en paillettes. Oui, Nico, je m’enivre encore d’amour et d’eau fraîche, je chéris mes pages cornées, mes chocolats chauds et mes plaids douillets.


Ce type avait quand même eu le culot de me traiter de « vanille », comme si le caramel beurre salé de mes neurones ne l’avait pas déjà carbonisé. Spoiler : je suis vanille, mais avec des éclats de noix de pécan et un soupçon de belladone. De toute façon, pour lui, la tendresse est l’ennemie du plaisir et l’intimité ne vaut que par des acrobaties gymniques ou des performances cardio-training. Il confondait intensité et passion avec flamboyance et démesure. Fidèle à lui-même. Et non, je ne me voyais pas céder à sa version survitaminée du sexe ou sacrifier ma libido pour le privilège absurde d’être sa pause protéinée entre deux séances. J’ai refusé de baiser sur son banc de muscu, et alors ? Mon corps n’est pas un agrès et je ne voulais pas faire office de virgule charnelle ou de dispositif fitness pour ses exploits olympiques.


— Ce n’est pas une question de place, mais de dosage, tu ne crois pas ?


Nico m’observe, figé dans un silence presque cérémoniel. Il pèse mes mots au microscope ou quoi ? Dois-je alerter les autorités célestes ou juste sabrer le champagne ? Miracle : il a enfin actionné un neurone. Rare événement cosmique. On devrait le signaler à la NASA. Il en est capable, vous savez. Il ouvre des livres, de temps en temps. Parfois, il tourne même les pages. Par accident. L’ai-je forcé à penser, ou est-ce juste un glitch passager dans sa programmation de lover automatique ? Dire que ce mec est flic… Soit il cogite, soit il prépare sa pirouette verbale. La machine à punchlines est peut-être en procédure de redémarrage.


Dans l’intervalle, devrais-je en rajouter une couche, dérouler le tapis rouge du vice et lui balancer la suite ? Le laisser barboter dans son bug existentiel ou le noyer dans une vérité sucrée-salée ? J’hésite grave. Lui dire que j’ai mis la main sur des abdos dignes d’un Avengers — bien mieux taillés que les siens d’ailleurs — plus aptes à l’étreinte qu’à la démonstration, allergiques aux néons et fidèles aux canapés moelleux ? J’ai déniché un homme qui choisit de veiller à mes côtés au lieu de courir après des fêtes destinées à se faner dès l’aube. Un Écossais, grand, beau et fort, moins obsédé par la fonte que par la présence, plus enclin à s’endormir dans mes bras qu’à séduire des miroirs ou livrer une guerre contre des haltères pour impressionner son reflet. Et lui au moins, il ne s’éclipse pas sitôt joui, pour aller faire des pompes, histoire de conclure l’acte par un échauffement post-entrainement !


Enfin, je crois… Pour James, je veux dire. Je zyeute mon téléphone avec l’envie folle d’y voir son visage. Je pense sincèrement que le sport reste avant tout pour lui une question d’hygiène de vie, non de narcissisme. Il transpire, mais pas pour des spectateurs. Ça change. Bon, OK, j’ai remarqué quelques posts sur son Insta — des photos torse nu, sueur dosée, lumière flatteuse, tout ça — ceci dit, ils datent. Rien de récent, rien d’alimenté compulsivement. Contrairement à Nicolas qui mitraille des selfies post-tractions dans en quête sempiternelle de validation numérique. Les vrais moments ne se quantifient pas en likes ou en commentaires. Au contraire, ce sont ceux qu’on expérimente à fond sans se soucier de les immortaliser — parfois même à regret — parce qu’ils se suffisent à eux-mêmes. Les stories s’effacent. Les émotions n’ont pas de filtres. Les souvenirs, eux, s’entérinent. Quant à l’agitation, il semble que James souhaite s’en détourner tout autant que moi.


Voyant que Nico ne réagit toujours pas, que son silence s’étire sans consistance ni dénouement, je prends les devants et brise cette paralysie. Je lui lance, non sans un peu de défi, que ce qui perdure a plus de valeur que ce qui scintille, que ce qui demeure se forge dans la discrétion, que le solide s’ébauche dans l’ombre, au feu lent du silence.


— Moins on s’égare, mieux on avance, conclus-je.


Un jour, il comprendra. Peut-être. En attendant, j’ai pas signé pour l’alphabétisation psychoaffective et la rééducation libidinale mal canalisée.


— Toujours la même, Vic. Toujours aussi sérieuse et alerte. L’inébranlable Victoria.


Et lui ? Toujours aussi dragueur, nonchalant, détendu, confiant, imbu de lui-même, pétri de certitudes, convaincu que l’univers se concentre autour de son ego. Il faudrait lui offrir un télescope. Pour qu’il aperçoive autre chose que son nombril. Il n’a pas changé non plus. Il sait comment faire tinter ses mots, les fréter de sous-entendus.


Ses prunelles voraces me dévorent du crâne aux talons. Mince… il scanne ma peau comme une archive sensorielle, semble y chercher un souvenir à ressusciter. Seulement voilà : je n’ai plus envie de le nourrir. Il a eu sa part. Il peut jeûner à présent. Les spectres n’ont pas besoin de calories. Qu’il grignote les miettes d’hier s’il a faim. Moi, j’ai fermé le buffet. Définitivement. Et jeté la clé dans un whisky.


— Et oui, que veux-tu ? J’ai une personnalité, pas un costume de scène. Et ce soir, je bosse. Quelqu’un doit bien garder les pieds sur terre.


Leste la montgolfière, colmate la réalité, plante le piquet pour empêcher la tente de s’envoler. Youpi, c’est moi !


— Je vois bien, Vic, t’es de celles qui préfèrent s’ancrer dans la réalité. Si tu tiens à être la dépositaire des bonnes mœurs, qui suis-je pour te contredire ?


Ah, bravo, Monsieur Brigadier-chef a gagné en perspicacité !


— Je t’ai toujours dit que ça te ferait du bien de lâcher un peu la rampe.


Et toi, de t’en prendre une ?


— Une petite incursion dans les étoiles, ça te décoincerait peut-être, non ? ajoute-t-il.


Comment elle s’appelle déjà, cette constellation... ? Pégase ? Oui, Pégase, James est mon Pégase. En perpétuelle évasion, avide de liberté, jamais vraiment attaché au sol. Si je dois m’abandonner au vent de l’inconnu, m’envoler au-delà des limites, fuir la monotonie, partir à l’aventure, goûter à des expériences exaltantes ou des ascensions sensorielles, ce sera lui, le seul capable de me faire perdre l’altitude du doute, ses bras pour tremplin et son souffle comme cap.


Me « décoincer » ? Très drôle. Il croit que c’est la panacée à tous mes tracas ? D’ailleurs, en quoi c’est un problème si je ne suis pas toujours disposé à transformer chaque angle de rue en chambre d’hôtel ? Eh bien, très bien, je vais me « décoincer », mais certainement pas avec Nico.


Prépare-toi, mon vieux, parce qu’à la seconde où James pointe le bout de son nez, je l’embringue direct au sous-sol, me jette sur lui telle une dévergondée, et si t’as encore des doutes sur ma capacité à me perdre et me donner sans retenue, viens donc coller ton oreille à la porte, si ça te chante. Je hurlerai mon plaisir à travers le battant, pour que tout le club soit bien informé que mon homme est en train de me « décoincer », de me déchaîner, de me démonter, de me défoncer et que j’en redemande ! Prends des notes pour tes futurs castings de mâle alpha. Mieux : applaudis ! Une fois le show terminé, tu seras prié d’embarquer pour l’espace. James, lui, je le propulse à jamais dans mon orbite, là où il est censé être, bien loin de tes petits conseils de gendarme. C’est dans le ciel de mon écossais que je veux briller, dans l’intensité de son regard, la chaleur de son sourire, la tendresse de son cœur. Tu sais, celle qui te répugne !


Sauf que je ne lui souffle mot. Et je ne vais bien sûr pas l’inviter à venir espionner mes ébats — faudrait vraiment que je perde tout sens de l’estime de soi, ou que je me cogne la tête contre une enceinte du club. À la place, je me contente d’embrasser le rôle de la fille qui va très bien, j’affiche un air parfaitement radieux, me redresse, mèches relayées derrière mes épaules avec une nonchalance étudiée, plis de robe domptés du plat de la main. Il est temps de circuler.


Je baisse les yeux vers l’écran de mon portable verrouillé.


— J’ai du pain sur la planche, Nico. Je dois filer.


Et j’attends quelqu’un. James. Mon Dieu, s’il débarquait là tout de suite, qu’est-ce qu’il croirait voir ? Après Mati, un autre ex qui rôde dans mes jupes ? Il va croire que j’en ai toute une collection et envisager sérieusement de dérouiller chaque mec ayant un jour posé les mains sur moi. Bon, je n’ai pas un tableau de chasse à faire pâlir d’envie, mais je n’ai jamais dit non à une danse. Donc, ce soir, ça risque de faire une belle farandole.


Je m’écarte d’un pas afin de sortir du périmètre trop intime que Nico s’entête à maintenir, mais il me cueille net en refermant ses doigts sur mon poignet. Mon regard remonte aussitôt vers son visage, à la recherche d’un indice de tempérance, d’un éclat qui me dispenserait du numéro à venir.


— Vic, je te paye un verre, plus tard ? Ou, une danse ? Je sais que tu n’y résistes pas.


Ah bah voilà… La vieille rengaine. Il me fait le coup tous les trois mois. Le solstice des sentiments poussiéreux, l’équinoxe des passions avariées, version nightclub et Moscow Mule.


Je glisse ma main hors de la sienne sans brusquerie.


— Tu sais très bien que ce n’est plus notre partition, Nico.


Je tapote son épaule avec malice.


— Va jouer les charmeurs ailleurs, y’a du monde à faire danser ici.


Il me boit encore des yeux, mais n’insiste pas. Juste un dernier clin d’œil avant de s’éloigner, ses ailes d’ange battant l’air derrière lui. Drôle d’époque.


Je me redresse, tête haute, chasse l’écho de ses paroles. Il n’y a rien à ajouter. Et moi, là-dedans, à jongler entre les fantômes sortis du placard et les vivants. J’organise une réunion d’anciens amants, apparemment. Sans l’avoir prévu. Sans en vouloir un seul. Sauf lui. Mon James.

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