CHAPITRE 48.3 * VICTORIA
V.R.S.de.SC
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De fil en aiguille, me voilà en sentinelle à l’accueil du Diamant Rose. Je saupoudre les nouveaux venus d’un lexique apprivoisé, moulé dans la courtoisie et la convivialité des codes sociaux, distribue des caresses verbales, tantôt sucrées, amicales, indolentes ou badines. J’aiguise mes éloges comme des lames satinées et module mes sourires pour en faire des miroirs enjôleurs ou des munitions pour guerres mondaines. Tous ne méritent pas un tapis rouge — certains relèvent davantage du démon que de l’ange — toutefois j’ai appris à polir mes expressions jusqu’à les estampiller luxe, factices, mais étincelantes.
La chaleur pulse contre ma nuque, une langueur tiède drape ma peau et mes tempes s’accordent au battement tribal des enceintes. Une morsure électrique zèbre mes omoplates : signal discret, mais limpide. Je tiens debout, mais pour combien de temps encore ? Maudits talons !
— N’oubliez pas de faire escale aux photocalls ! lancè-je à la cantonade.
Le flash crépite. J’entends les rires. Les rideaux s’ouvrent sur leur théâtre et la scène s’anime pendant que moi, en coulisses, je frémis d’impatience en attendant que mon partenaire vedette me rejoigne enfin.
Le décor se déploie telle une fresque vivante. Tout autour de moi s’inscrit dans la performance. Chaque détail reflète les semaines de préparation investies dans cet événement. Mon œuvre, mon projet, ma vision. Mes veillées insomniaques. Mes pensées en folie. Voir les invités se fondre dans l’ambiance que j’ai infusée me comble d’une profonde satisfaction. Leur plaisir est un écho, mon triomphe, un secret. Pour quelques instants, j’ai l’illusion d’être la maîtresse du jeu. Jusqu’à ce que, dans cette éclatante vérité, une image surgisse : James. La partie n’est pas que professionnelle ce soir. Il me dépossède, m’emmène dans un autre jeu, un autre enjeu.
Les costumes affluent, chacun rivalisant d’audace ou d’élégance. Une procession de personnages, de faux visages, divins ou maléfiques. Le chic contre l’extravagance. La séduction contre la sobriété. Certains misent la carte du second degré avec des cornes fluo ou des auréoles clignotantes, d’autres transpirent le fantasme pur — cuirs luisants, harnais érotiques, bustiers gainés en latex, croix bordées de strass, bodys ajourés…
Quelques spécimens mâles valent le détour : Monsieur Peau d’ébène, pantalon ivoire moulant et ailes sanglées façon guerrier céleste ou Monsieur Chasseur de démon à la Geralt de Riv — regard charbonneux, perruque blanche, sabre dans le dos et plastron en cuir noir. Non, je ne suis pas en train de reluquer, j’apprécie seulement le sens de la composition. L’effort scénographique. Promis. Mes hormones font juste une lecture formelle, de l’analyse plastique, de la critique d’art. Et puis quoi, j’ai organisé cette parade, j’ai bien le droit de contempler mes acteurs, non ? De toute façon, mes rétines sont encore saturées d’une certaine esthétique des plus croustillantes : omoplates saillantes, fessier ferme, barbe ciselée sur une mâchoire carrée, cette petite fossette mutine et ces prunelles couleur azur… Ma gourmandise porte un nom. James. Je suis monomaniaque ce soir. Les autres peuvent aller se rhabiller.
Je guide, j’orchestre, j’accueille. Mes talons claquent au sol — écho syncopé d’une pulsation qui grimpe dans mes veines. Le fruit de mon labeur bourgeonne autour de moi, une récolte d’éclats et d’ivresse dont je savoure chaque seconde. Je crois avoir atteint la jouissance du contrôle. Peut-être est-ce la rigueur quasi militaire de mes préparatifs ou mon obsession dans l’exécution des finitions millimétrées qui m’autorisent à desserrer — juste un cran — le corset psychique auquel je m’enchaîne avec une ferveur presque maladive. Un peu de mou dans les sangles ne me tuera pas. Cela dit, il y a autre chose. Un souffle plus intrusif. Une euphorie d’entre-deux qui rature la maîtrise, grignote et me dépouille de mon lest habituel. Mes gestes prennent des airs de rêve éveillé tandis que l’hiatus entre mon attitude disciplinée et l’ébullition nerveuse dans mon esprit devient criant. Et dans cet interstice, je vacille — pas par faiblesse, mais par glissement délicieux. J’ai le droit. Le droit de flotter. D’oublier l’armure. De troquer le contrôle contre le vertige. Volontairement. Fièrement.
Cependant, tandis que j’oriente mes invités parmi les décors finement conçus ou vers les tables feutrées réservées aux plaisirs gustatifs, une part de moi demeure ligotée à une silhouette absente. Bravo l’indépendance ! Il est parti il y a quoi, une demi-heure ? Et je perds déjà le Nord… Il m’a ensorcelée. Ou bien je l’ai laissé faire.
Je devrais recalibrer mes circuits, recoller à la trame : ajuster la mécanique du staff, vérifier les rouages en coulisses, scanner la salle pour débusquer des couacs logistiques, des micro-paniques à désamorcer, le moindre grain de sable latent capable d’infecter la fête. Il faut que je coupe le fil, me débranche de lui. Mentalement, au moins. Et puis quoi encore ? Et si je sautais à cloche-pied pour rompre le sortilège, tant qu’on y est ?
À chaque mondanité, ma perception se dérobe, glisse hors cadre, fuit vers un royaume parallèle, celui où James et moi tissons nos jeux en clair-obscur. Chaque vibration, chaque infime syllabe possède la densité d’une incantation d’avenir. D’un côté, des costumes fastueux, des ailes d’anges mariées à des cornes de démons, des sourires de convenance, parfois des rires plaqués tel du toc sur de la porcelaine fêlée ; de l’autre, une chambre secrète ornée d’échanges portant la saveur du fruit défendu.
Car toujours, mes doigts effleurent mon interface devenue fil d’Ariane jusqu’à lui. Là, dans les recoins digitaux, patient et brûlant, il m’attend. Je jure que je sens son souffle à travers les pixels. Lui aussi fait partie de cette soirée, mais en sous-texte, dans un registre plus intime. Il habite cette nuit en contrepoint discret, comme un motif occulte brodé sous la doublure du réel. Moi qui croyais pouvoir le cloisonner… Il me grise, me pirate, me reprogramme à distance et ses arcanes d’envoûteur sabordent mes murailles une à une. Mon pare-feu flanche. Mes garde-fous roupillent dans leur tour de contrôle. James flirte avec une expertise qui ébranle mes plus solides résolutions. L’attrait qu’il exerce sur moi outrepasse mes lignes de défense habituelles, brouille mon algorithme d’autoprotection. Ce n’est plus de l’envie, c’est une annexion.
— Moi ? J’incarne Perséphone remontée des Enfers pour une nuit, expliquè-je à un groupe de curieux.
Sur ma peau, une étoffe de dentelle sombre joue à cache-cache avec mes courbes, une cape d’organza éthéré flotte dans mon dos. Sur ma tête, une couronne d’épines et de roses — la candeur piquée d’acier, la douceur croisée à la brutalité, le divin empoisonné par le maudit. Sans mentionner ma crinière blonde. Désormais libérée des contraintes de mes propres desseins, elle dévale mes épaules, sauvage et indomptée. Ma mise en beauté a succombé à l’attraction fatale d’un homme trop gourmand pour mon bien. D’abord coiffeur zélé, mon Hadès s’est transformé en ouragan charnel et a fini par anéantir nos efforts capillaires. Résultat ? Un chignon dévasté. En vrai, qui s’en préoccupe ? Moi, pardi ! Une mer de plus de quatre-vingts centimètres de cheveux en tous sens me convertit en fournaise ambulante. Des mèches qui s’emmêlent et pèguent au moindre mouvement. Des gouttes de sueur qui dégringolent le long de mon échine. Heureusement, il y a un courant d’air qui filtre par l’arche ouverte de l’entrée, sinon…
Minute papillon… Ma négligence se fait saillie sous ma peau. Je n’ai pas envoyé ma réponse ! Mes doigts s’engagent immédiatement vers l’écran. En deux secondes, mon portable se retrouve prisonnier entre mes paumes.
Je renoue avec le fil de ma pensée et reprends la rédaction là où je l’ai laissée :
Tu as intérêt à être irréprochable. Pas le droit à l’erreur, mon brave, sinon je vais devoir te donner une leç...
Tout à coup, une silhouette se faufile devant moi. Quoi, encore ? Je lève les yeux pour croiser ceux de Mati. Furax. Deux prunelles sombres, deux puits de... solitude. Non, il n’est pas en colère, il… souffre. Son visage est un mur sans fissures, une porte blindée que même le plus féroce bélier ne parviendrait à faire sauter — Leslie est bélier. Mati ne se contente pas de dissimuler ses émotions, il les érige en forteresse. Son regard, tout aussi opaque que le silence qui l’accompagne, me garde à distance.
Il se poste à ma gauche sans souffler mot. Une vraie machine à glacer l’ambiance. L’air paraissait tiède et chargé de vie une seconde auparavant. Maintenant, un frisson s’insinue entre mes vertèbres. Sa présence aspire toute chaleur environnante, pèse sur moi, mais je reste immobile.
Sous son manteau de civilité, Mattia Carrollo Bianchi affiche l’expression parfaite d’une bienséance trompeuse. L’image du patron modèle, charismatique et sans failles. Son attitude avenante, préfabriquée, et sa posture décontractée, mains dans les poches, ne sont que des leurres, des stratagèmes destinés à amadouer la foule, à pousser à la dépense et à séduire la clientèle. Pour ceux et celles qui, comme moi, le connaissent un minimum, la lueur lugubre dans ses yeux le trahit néanmoins : sombre, mélancolique, tourmentée. Mati endure en silence. Y suis-je pour quelque chose ? Peut-être un peu…
Je ne me permets pas de le questionner sur son état. Je m’abstiens de tout commentaire sur le fait qu’il ne porte pas ses ailes d’anges comme prévu. Le grand boss s’attend à me voir sous mon meilleur jour. Par conséquent, je range mon smartphone dans ma pochette et me recentre sur la vague de fêtards qui se déverse dans le club : une marée de papillons attirée par la lumière qui s’extasient devant l’ambiance et se lancent dans l’effervescence de la soirée à bras le corps. Happès par les ondes sonores, les décors et la chaleur humaine, ils se livrent à la transe collective avec frénésie et abandon.
Moi, j’ai une mission à tenir, une image à préserver. Alors je redresse les épaules, ajuste mon masque de fête. Celui qui brille, qui rassure. Même s’il menace de se craqueler. A raison. Dans mon cœur, l’illusion se fissure peu à peu, se fait de plus en plus translucide, presque évanescente. Je ne veux pas de cette froideur entre nous… Mati reste quelqu’un que j’estime profondément, que j’admire, qui me sécurise. Son affection, sa confiance, son soutien sont des ancrages que je ne souhaite pas perdre. Il est mon collaborateur, certes, mais aussi mon ami, mon mentor, un repère. Et ce soir, il chancelle.
Malgré cette situation incommodante, je le laisse poser ses mains sur moi, consciente qu’il agit ainsi par souci des qu’en-dira-t-on, par nécessité de sauvegarder les apparences, parce que ça fait partie du décorum, du marketing, du spectacle : le dirigeant au sourire d’ange et l’ambassadrice ténébreuse, la paire iconique de l’évènement, les garants de la mise en scène.
Il n’y a rien à ajouter de toute façon. Dans sa configuration, les réponses seraient aussi nébuleuses et évasives que la souffrance qui l’entoure. De toute évidence, éclaircir les choses ne figure pas parmi ses priorités immédiates. D’autant que mes responsabilités et le cadre de mes fonctions me contraignent à maintenir une posture professionnelle. Le défier aurait pour effet de verser de l’huile sur le feu et d’exacerber inutilement les tensions déjà trop incandescentes. Ce soir, le risque s'avère trop élevé. Demain, un autre ciel viendra peut-être dissiper les nuages.
Donc, même si l’envie me ronge et qu’il me semble légitime de l’interroger, je ne lui demande pas de rendre des comptes sur l’épisode survenu devant le club, dont James m’a informé. Je sais que c’est à cause de Leslie. C’est toujours Leslie. Elle est l’ombre persistance qui s’invite dans chaque silence entre Mati et moi. D’ailleurs, dès que l’occasion se présentera, j’irai la confronter. J’aimerais bien comprendre pourquoi diable ma meilleure amie s’est permis d’embrasser mon homme. Une explication s’impose et je doute qu’elle soit des plus agréables.
Je ne lui en tiens pas vraiment rigueur, du moins pas de manière nette et définitive. J’ai parfaitement saisi ses motivations : faire enrager Mati et, peut-être, se venger de nous au passage. Il est surtout grand temps de la secouer. Mati et elle doivent prendre une décision une bonne fois pour toutes. Je n’en peux plus de voir deux des personnes les plus importantes pour moi s’entredéchirer dans ce feuilleton sentimental stérile. L’archange Cupidon serait bien inspiré de se pointer ici ce soir, histoire de faire un peu de ménage dans ce labyrinthe dardé de pièges. Franchement, une flèche céleste semble être la seule issue viable pour démêler l'impasse existentielle que mes deux amis se coltinent chacun de leur côté, au lieu de s’unir pour enfin entrevoir un dénouement concluant. Mais non, bien sûr, nos Chuck et Blair toulousains vont encore s’ensabler dans des non-dits, des regards fuyants, des diatribes venimeuses et des coups bas en veux-tu en voilà, comme d’hab. Tant pis, je n’ai plus l’énergie de jouer à la bonne samaritaine ou à la pacificatrice. J’ai bien mieux à faire ! Celui dont j’ai désespérément besoin et qui m’obsède jour et nuit se trouve à un écran d’intervalle. Je ne rêve que de franchir cette mince barrière entre nos fièvres et de l’attacher à moi.
J’achève enfin mon texto :
Tu as intérêt à être irréprochable. Pas le droit à l’erreur, mon brave, sinon je vais devoir te donner une leçon que tu n’oublieras pas de sitôt. Détends-toi, ce ne sera pas si terrible.
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