CHAPITRE 49.1 * JAMES
CONSTANCE ET LÉGÈRETÉ DE L'ÂME
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J.L.C
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Isla soulève le couvercle de la boîte avec un sourire féroce qui lui grimpe jusqu’aux oreilles — pas de doute, les trucs bourrés de glucides, c’est son vice caché. Pas si caché. Elle le niera en bloc, avec l’aplomb des pires menteuses, mais on sait tous qu’un pâtissier lui aurait passé la bague au doigt sans même avoir à la goûter. Et ce pauvre Antoine, tout fier avec sa demande en mariage, qui ignore être assis sur un siège éjectable en pâte à sucre, nappé de caramel fondant et prêt à sauter au premier éclair au chocolat.
— Tu devrais peut-être le prévenir, glissé-je en désignant les pastéis de nata du menton.
Elle ne répond pas, trop occupée à détailler les petits trésors dorés alignés comme des lingots miniatures. Puis, enfin, elle se redresse. Son sérieux devient suspect. On touche au sacré pour elle.
— Jamie, tu les as achetés pour moi ?
Une larme de gratitude ? Deux ? Je mise sur trois avant la fin du dessert. Et là, le bouquet : mine boudeuse, sourcil en accent circonflexe — personne n’est dupe, surtout pas moi. Ses yeux trahissent la jubilation. Mauvais poker face.
— Je revois mon jugement. T’as peut-être une âme malgré tout, mo brathair.
Quelques gourmandises et voilà sacré meilleur frère de la galaxie. Un jeu d’enfants. J’hésite. Suis-je vraiment obligé de lui avouer que l’initiative vient de Victoria ? Non parce que, pour une fois que je marque des points sans me planter, ce serait con de révéler que je ne suis pas le cerveau de l'opération. Mon statut de fournisseurs officiels de délices va en prendre en coup, mais bon... Après tout, ils ont déjà dégommé le pâté de campagne au porc noir de Bigorre...
— J’ai pas le mérite. C’est Victoria, la bienfaitrice. Moi, je suis que le livreur.
Isla papillonne des cils, mais l’étonnement cède vite la place à l’espièglerie. Elle garde le silence, bien que son œil pétille comme si elle avait déchiffré un message secret entre filles. Ni une ni deux, ma frangine dérobe une pâtisserie et refile la boîte à Antoine, qui s’enfonce un peu plus dans le canapé, tout sourire, prêt à succomber à son shoot de saccharose.
Je parie qu’Izy est déjà en train d’échafauder un plan machiavélique à base de playlist girly, potins croustillants et barbotage dans un bain de chantilly. Variante possible selon la phase lunaire : masques en tissu, flûtes de champagne et méditations pseudo-spirituelles sur l’inconstance des sentiments. Je les imagine bien toutes les deux en soirée pyjama.
Vi… Drapée d’un déshabillé en satin rose, les yeux couverts de rondelles de concombre, prête à être croquée. Ah, non, merde… Ça, c’est moi qui fantasme sur Victoria. Encore.
Bravo, même des délires à l’aloe vera me foutent en chien… Ou l’art de sexualiser un soin du visage, putain... Elle me hante jusqu’en version thalasso. Pas ma faute aussi, la photo de sa petite culotte gambade toujours dans mon pré mental, quelque part entre des pâquerettes et des envies de cueillette très ciblées. Misère, j'suis qu'un lapin en rut !
Je prends place face à ce duo de dévots du sucre sanctifié et observe mes acolytes mordre tour à tour dans la pâte feuilletée. Craquements dorés, soupirs d’extase, ma jumelle ferme carrément les paupières pour apprécier sa bouchée. En pleine communion ! À les entendre — et, hélas, mes archives sonores sont trop bien fournies — on jurerait assister à un concours de gémissements chocolotés. C’en est presque indécent.
— Une tuerie, confie-t-elle. Entre nous, ta Victoria, je l’ai toujours trouvée extra.
Compliment désintéressé ou tentative de corruption par viennoiserie interposée ?
Je rafle la troisième douceur avant de me vautrer dans le fauteuil. Ma sœur savoure jusqu’à la dernière miette — et c’est pas une métaphore. Elle joue à l’aspirateur en gloussant sur le T-shirt d’Antoine, qui, stoïque, se penche en avant, souriant à moitié.
— Transmets-lui nos remerciements les plus moelleux, plaisante-t-il, la voix nappée de satisfaction.
J’opine et engloutis le pastel.
— Naturellement, s’empresse d’ajouter Izy. Et, dis-lui aussi que… James, par pitié, tu pourrais mastiquer au moins ! Tu vas t’étouffer avec ta goinfrerie et franchement, tu mériteras que du pain sec à ton enterrement.
Je m’interromps à mi-bouchée, figé, les joues pleines comme un hamster. Putain, ce sont des copies carbone ! Victoria m’a servi exactement la même remarque, tout à l’heure — même ton outré et maternaliste, même regard accusateur façon tribunal gastronomique de haute instance. J’ai l’impression d’être piégé dans une boucle temporelle de réprimandes feminines. Peut-être que l’univers essaie de m’enseigner les bonnes manières…
— C’est un complot, ma parole, grommellè-je. Vous avez un groupe WhatsApp clandestin pour me pourrir en équipe, ou quoi ?
Izy me toise avec un demi-sourire narquois. Antoine ricane. Et moi, je rumine doucement mon camouflet — saveur karma feuilleté parfumé à la cannelle.
— Pose-toi les vraies questions, Jamie. Deux femmes, un seul reproche ? C’est pas un complot, c’est un diagnostic. Non, pire, un constat d’échec. On t’a laissé manger sans supervision trop longtemps.
J’ai quand même le droit de m’empiffrer tranquille, bordel !
— Continue comme ça et je bois ta soupe avec les doigts ! En te fixant droit dans les yeux, ripostè-je.
Isla ne lâche pas l’affaire. Parce qu’elle est faite de ce bois-là. Et elle sait qu’elle a raison. Elle glousse et enchaîne :
— Tu crois que tu vas séduire Victoria avec ton côté « ogre mal dégrossi » ?
équation basique : si James ogre et Victoria plat principal en talon aiguille ou dessert dans une baignoire de chocolat, alors oui, en effet, je pense y arriver les doigts dans le nez.
— Laisse-lui au moins terminer d’avaler avant de lui apprendre à se tenir, chérie. Ton jumeau est lent, mais il a une courbe ascendante, faut rester optimistes, prouesse après prouesse, commente mon traître de beau-frère.
Demain, vendetta ! Je le fume sur le terrain ! Je le défonce au bière-pong ! Je le ratatine à la Play. Je lui mets la misère, la totale, jusqu’à ce qu’il finisse en crumble d’orgueil.
— Je suis ici en paix, de base. J’ai amené des gâteaux. Et on me taille en pièces. Jolie récompense.
— Jolie tentative, mo brathair, rebondit ma jumelle. Sauf que les pâtisseries viennent de Victoria. Dis-lui… Non, je lui dirais moi-même. Enfin, seulement si tu ne fais pas tout capoter avec elle comme la dernière fois !
Soudain, elle lâche un cri bref et aigu sorti de nulle part. Les pupilles d’Antoine font un looping discret et je ris sous cape. Il a dû lui décocher un taquet en scred, un genre de rappel à l’ordre conjugal crypté. Ell pivote vers lui, interdite, des points d’interrogation clignotant plein les rétines. Mon beau-frère réplique avec une oeillade de faux-cul attendrissant, à mi-chemin entre le coupable pas malin pet l’amoureux transi attrapé la main dans le sac. Ma charmante sœurette plisse les sourcils, tord ses lèvres et secoue sa frimousse. Traduction : « t’es mort dès qu’on est seuls ». Ils communiquent en morse domestique, un dialecte dont je pige que les grandes lignes — juste assez pour saisir l’essentiel de leur mécanique bien huilée, mais jamais la sophistication de leur algèbre relationnelle. Chaque couple fonctionne à sa manière, après tout. Leur complicité me dépasse. Je suis relégué au rôle du spectateur mal équipé.
Pourtant... Isla reste Isla : incapable de se taire plus de trois secondes. Elle bougonne, couine et feint l’indignation. Quand elle se retourne vers moi, son expression a la douceur d’un caramel beurre salé.
— Ce que je voulais dire c’est qu’elle et moi, on s’entendait bien. Elle est… adorable et je… Bon, c’est rien, oublie, murmure-t-elle avant de s’effacer dans un soupir.
Voilà, nous y sommes. Si quelqu’un garde les comptes, c’est ma frangine. À ses yeux, j’ai fauté au-delà de ce que Victoria osera jamais me reprocher. Vu la façon dont j’ai disparu du radar avant de plonger tête la première dans les emmerdes, difficile de leur en tenir rigueur. Je me suis éclipsé en balançant derrière moi mes balises affectives. Isla a dû gérer mes silences, mes débordements, mes sabordages. Elle m’a vu quand je n’étais plus qu’une carcasse tordue sur le carrelage de la salle de bain, secoué de spasmes, frissonnant, incapable d’aligner une phrase. Elle m’a vu baver dans un coin, vidé de tout, l’odeur de sueur, de vomi et de manque incrusté à même la peau. Mon esprit s’effondrait entre hallucinations et supplications, l’anxiété me bouffait les tripes, la folie hurlait en mon nom pour une dose ou pour qu’on m’achève — je sais même plus. Et elle, elle est restée à mon chevet, à encaisser mes délires, à m’arracher aux griffes de la nuit, à m’empêcher de sombrer.
Alors ouais, elle m’en veut. Parce qu’Isla, elle a le tableau complet : le carnage, puis le naufrage, et la vérité nue, sur Amy, sur Connor, sur mes sentiments pour Victoria.
Ma sœur tente de dévier la conversation en glissant une plaisanterie, Antoine emboîte le pas. Je perçois néanmoins le regard azur d’Izy, déterminé à injecter son opinion. Toujours la première à cerner mes erreurs avant tout le monde et la première à me tendre la main avant que je ne m’écrase de plus belle. Donc, au lieu de me braquer, de jouer les sourds-aveugles ou de la rembarrer, je l’encourage à s’exprimer ce qui pèse sur son cœur.
— Crois-moi, Izy, je suis parfaitement conscient d’avoir été un vrai connard avec elle. J’ai beaucoup de chemin à faire pour espérer la reconquérir.
— C’est bien de le reconnaitre, concède-t-elle doucement.
À force de cogner contre le mur, j’ai fini par m’apercevoir que c’était moi le mur. Ce constat m’a coûté bien plus que de mon amour-propre… Il a noyé mes nuits dans l’obscurité.
Isla incline légèrement la tête, l’air de rien, pourtant son regard pétille d’un alliage de lucidité et de tendresse. Son soutien possède la constance d’une falaise battue par les vents : inébranlable, solide, qui ne faiblit jamais. Elle a toujours eu ce sixième sens pour sonder mes pensées — appréhender l’éclat d’une peur derrière un sourire, flairer la bascule avant la chute. La gémellité, je suppose. On a partagé bien plus qu’un ventre : un instinct conjugué, une connexion silencieuse, un lot illimité de « je-te-connais-par-cœur-avant-que-tu-causes ». Elle sait où appuyer pour fracturer ou recentrer. Ce soir à nouveau, cette bienveillance me réchauffe le cœur. Parce qu’elle murmure : « je veille sur toi ». Même après le chaos et malgré cette inquiétude qui crépite en sourdine, jamais tout à fait éteinte.
— Fais-toi confiance, Jamie. On en a déjà discuté mille fois, mais je te le répète : tu es quelqu’un de bien. Tu mérites de vivre et d’être aimé. Victoria tient à toi, peut-être même plus qu’elle ne le réalise encore. Elle est bien plus investie que tu ne l’imagines aussi. J’ai vu ce qu’il y avait entre vous deux. Ça se lisait dans la manière dont vous vous regardiez, dans sa façon de réagir et toi de sourire. Tu penses qu’elle va t’ignorer après votre histoire ? Non, je te le dis, tu vaux plus pour elle que tu ne le supposes. Et au fond, tu le sais déjà, tout est entre tes mains. À toi de saisir cette chance, de croire en vous deux, de faire en sorte que, cette fois, les choses prennent un tournant différent.
ému par ses paroles, un brin déstabilisé aussi, je la gratifie d’un bref signe de tête. Ses encouragements m’apportent une forme de réconfort teintée de douleur. Une petite voix en moi proteste, se replie, refuse que je me livre entièrement. Par crainte de revivre les erreurs du passé, de creuser à nouveau dans cette culpabilité qui m’accompagne sans relâche, dans ce fardeau que je me coltine et qui plane toujours comme une épée de Damoclès prête à trancher net tout espoir d’avenir heureux.
Vi est revenue dans ma vie, mais pour combien de temps au juste ? Rien n’est gagné, acquis, moins sûr. Je suis mon pire ennemi, un saboteur dans l’âme, et je me connais assez pour savoir à quel point ma ténacité, mon entêtement peuvent me nuire. Et avec ma propension à tout foirer, même une seconde chance semble trop belle pour être vraie…
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