CHAPITRE 50.1 * JAMES
TOPOGRAPHIE DU CHAOS
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J.L.C
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La dernière fois que j’ai vu Izy aussi anéantie, c’était avant ma désintox, un an plus tôt, juste après mon overdose manquée. Depuis, son visage était redevenu ce roc paisible, taillé dans le granit de la résilience, sculpté dans l’obstination de la discipline, poli par la patience. Isla est un pivot, une structure verticale qui refuse de se courber, une colonne de quartz dressée au cœur du chaos, une flèche pointée sans relâche vers le centre.
C’est ainsi que je décrirais ma jumelle, ma moitié née : ferme par moments, intransigeante, inflexible au besoin, mais toujours irradiée d’une lumière rassurante, d’une force minérale, inébranlable, semblable à une pierre d’angle autour de laquelle la réalité s’agence sans s’effondrer. Elle incarne l’alignement, la rectitude, la ligne nette qui traverse les brèches, même quand tout le reste se fissure et se disloque. Une équerre céleste. À côté d’elle, je suis tout en entailles et en ruine, en contours floutés, fait de virages et de détours — une route fendue de crevasses, changeante, instable, visibilité zéro. Là où elle trace, je serpente. Là où elle s’aimante, je glisse. Là où elle soutient, je cède. Un duo déséquilibré, version tige de métal et bout de ficelle. Moi, au lieu de colmater mon bordel, je le dynamite. J’avance comme une strate fragmentée, un terrain friable, tantôt compact, tantôt désagrégé — une topographie intérieure où rien ne tient sans effort ou lutte.
Jusqu’ici, excepté lors des premiers jours de mon sevrage en solitaire, elle n’a jamais haussé le ton, jamais laissé exploser un reproche abrupt. Sa colère, elle la cristallisait dans la finesse du geste, la précision des mots ou des silences, et non dans la fracture d’un cri. Elle savait que la dureté n’avait pas besoin d’éclats pour porter.
Même dans mes ténèbres, au fin fond de ma caverne, sa bienveillance inflexible, sa rigueur à toute épreuve, son amour forgé dans du béton armé, m’ont guidé sur la voie de la guérison. Mais j’ai aussi passé pas mal de temps à ramper en rondo ou pire à faire du surplace. Du progrès certes, version escargot épileptique.
Quand elle est venue me sortir de mon trou à Édimbourg — il y a trois semaines — elle n’a pas hésité une seconde. Elle a sauté dans mon chaos avec une détermination sans bornes. Nettoyage, sauvetage, beaucoup des deux, voire exorcisme. Elle m’a dégagé des décombres, extirpé des gravats, hissé à bout de bras, sans broncher, sans une parole plus haute que l’autre. Comme si rien ne pouvait l’éroder. Comme si sa seule mission était de me ramener sur la terre ferme.
Malgré tout, à l’instant, devant moi, son armure s’est craquelée sous la pression. D’un coup. Net. Soudain. Inopiné. Son regard a vacillé, basculant de la taquinerie à l’incrimination en une fraction de seconde. Ses lèvres ont tremblé d’un fracas intérieur et, dans sa posture, j’ai perçu la lutte pour rester droite et digne. C’était une gifle sans contact. Un instant de fragilité et je l’ai pris en pleine poire. Genre karma express. L’empathie à retardement, c’est tout moi. On pourrait m'embaucher pour les alertes sismiques post-séisme.
Izy était au bord du précipice. Je le savais déjà. À cause de moi. De mes glissements. De mes éboulements. Là réside le pire : voir chanceler celle qui n’avait jamais cédé. Une sœur pourtant ciselée dans l’endurance, murée dans une constance d’acier, qui m’a toujours retenu à flanc de falaise. Aujourd’hui, c’est elle qui se fissure. Et je suis la faille sous ses pieds.
Je me souviens de ce jour-là. Un mercredi matin, lendemain de défonce, de cuite, de plan foireux.
Suspendu entre l’acide et l’éther, je zonais sur mon canapé, vautré dans les débris de ma soirée, les yeux mi-clos, en décomposition. L’alcool, à moitié absorbé, la poudre, déjà calée, mes sens dérivaient dans une torpeur létale. Un coup, mon cerveau boxait dans sa cage, lucidité en mode hypervitesse, le cœur en cavale. L'instant d'après, je flottais dans un brouillard dense, système en veille, esprit sous anesthésie.
Une blonde ramassée en fin de soirée — dans une de ces bringues extravagantes, superficielles, écœurantes, qui puent l’excès et la tentation — gisait dans mon lit. Elle comatait, encore à demi nue, sans doute sous l’effet de la même merde que moi. Je me rappelle pas son prénom. Effie ou Ellie, Etna ou éclipse, franchement, elle aurait pu s'appeler Exit. Pas Victoria en tout cas. Quoique, elles partageaient quelques traits similaires : des hanches pleines, des jambes interminables, une bouche aguicheuse et surtout une façon de danser, de bouger avec une indécence tranquille et des gestes qui laissaient des traînées dans l’air, telles des étincelles de volupté. Mais ce n’était qu’une copie sans âme, un fantasme recyclé, sans la délicieuse tension électrique et constante que Vi possède et déploie autour d’elle à chaque pas, souffle, regard.
La fille m’avait probablement pris pour une fête foraine. Ambiance montagne russe ou stand de tir. Tarif unique : une baise en pilote automatique, un shoot, cadeau de la maison, un somme sous perf de néant. Aux frais de la princesse. Elle n’en était pas une… Trop vulgaire pour l’être vraiment ou pas assez pour susciter autre chose que le désir instantané et l’envie brutale de me vider.
Et puis, le coup de tonnerre. J’ai à peine capté le manège. En fait, j’ai rien vu venir ni percuté. Sortie de nulle part, ma jumelle a déboulé comme une tornade muette dans ma tanière. Je crois avoir marmonné son prénom, ou imaginé le faire. Aucune idée si mes lèvres ont suivi. Depuis l’embrasure de ma porte d’entrée, valise en main, elle me dévisageait : ses yeux pleins de colère et de désillusion m’ont traversé telles des balles. Rien d’étonnant… Je la ghostais depuis des jours — non, plus d’une semaine. Silence radio, version hardcore. Une disparition en bonne et due forme. Alors, forcément, elle a tracé jusqu’en Écosse, m’a débusqué. Un frère, ancien toxico, qui joue aux morts, jamais bon signe.
Isla savait pour Victoria. Enfin, elle l’avait deviné à force de creux dans mes phrases et de blancs dans mes non-dits. Du jour au lendemain, plus aucune allusion glissée dans nos conversations au sujet de celle avec qui je rêvais de reconstruire une vie. Pas besoin d’aveux : son absence dans mes récits criait le prénom que je taisais. Plus rien sur mes plans en France non plus, ma startup, mon avenir, mes ambitions. Tous les algorithmes de mes projets ont crashés, effacés par contrecoup, comme un château de sable sous la marée. Plus de code, plus de cap. Mes appels se sont espacés, mes messages raréfiés. Ma bouche est devenue pierre, étrangère même à la tendresse. Alors, bien sûr que ma jumelle, rodée au radar de la gémellité, a flairé le désastre, l’a nommé chute et s’est ruée vers l’épicentre. Un James qui déprime, c’est un James à la merci de ses travers. Elle connaissait le chemin.I Isla, ma boite noire.
Sans un mot, Izy a foncé droit vers le carnage, s’est penchée sur moi. Ses doigts ont trouvé ma carotide. Son pouls à elle battait plus fort que le mien. Tout tanguait. Mes bras étaient lourds, ma langue engluée dans du coton. Ma tête, pareille à une enclume balancée au fond d’un puits, tapait à m’en faire exploser les orbites. Le goût métallique de la coke me râpait la gorge, un dépôt de poussières chimiques et de regrets acides.
Elle a dégagé la table basse d’un revers, viré mon petit royaume de chaos, planqué le matos. Elle bougeait vite, avec une précision chirurgicale. Comme si elle avait déjà répété ce scénario. Spoiler : overdose 2.0 en vue. Faut dire qu’avec moi, les crash-tests, c’est en illimité. Et pas qu'avec la drogue : alcool, surf, bécane.M Ma vie est un par à thèmes du danger.
J’ai pas remué, je pouvais pas. Je l’ai regardée faire, incapable d’aligner deux pensées cohérentes. Pas d’excuse, pas de justification. Et pas besoin de neurones quand on vise le fond de la piscine. Elle m’a tourné sur le flanc, en position latérale de sécurité. Geste instinctif. Je me suis laissé faire comme un gosse. J’avais la gerbe, le cœur au bord des lèvres. Encore un effort, et je vomissais mon âme. Je voulais lui dire que j’étais foutu, que j’avais mal, que j’étais vide, que je rêvais de crever, que j’aimais Victoria. Mais rien n’est sorti de ma bouche pâteuse. Trop de vérités à cracher, plus de salive pour les porter.
Un truc froid a glissé sur ma nuque. Et là, putain, j’ai senti que j’étais vivant. En bout de course, mais en vie. Les fenêtres ont volé en grand. Un vent glacé s’est engouffré, m’a giflé la tronche, le torse, les bras. Frisson immédiat. Non, plutôt, un choc thermique complément hypothermie morale. Le thermomètre devait frôler les sept ou huit degrés ce matin-là. Une fournaise dans l’appart. Moi, j’étais là, écrasé au fond du canapé, la chair en miettes, l’âme désossée. Imbibé, ramolli, une loque vivante à l’abandon. Un déchet humain.
J’ai à peine remarqué qu’elle se dirigeait vers le lit. Elle a pris soin de la fille, puis est revenue s’assoir à même le sol, près de moi. Elle a pas pleuré. Elle m’a pas engueulé. Elle m’a juste tenu la main : le gouffre a reculé d’un mètre et j’ai pigé que j’avais tout foutu en l’air, une nouvelle fois.
Quelques heures plus tard, mon père a débarqué comme une division blindée, prêt à coffrer le fils prodige manu militari et le rapatrier à Ridgebroch d'urgence. À notre arrivée, le cortège des dommages collatéraux m'attendait. Ma mère avait déjà la brochure glacée de Castel Craig entre les doigts pour ma mise au vert — un centre de réhabilitation privé, caché dans les bois, au sud d’Édimbourg. Un environnement discret, cinq étoiles, parfait pour l’opération guérison, soi-disant. Pas envie. L’orgueil. La culpabilité. La honte. L’échec. J’ai dit non.
Finis les soins molletonnés : j’en voulais pas de leur clinique aseptisée. Celle où j’ai passé soixante-deux jours en France, sur la côte Atlantique, dans un manoir de charme près de Biarritz, avait l’air de sortir tout droit d’un spot télévisé, sponsorisé par les assurances santé premium. Ce coup-ci, pas de psy en Crocs, pas de stages dorés sous perfusion de bienveillance. Pas de planning millimétré, pas de prise de sang ou de tests urinaires surprises où tu pisses dans un godet sous l’œil blasé d’un coordinateur de programme qui a perdu foi en l’humanité — enfin, c’est moi qui le dit, Francis était très gentil. Pas d’entretiens de déconstruction des schémas de dépendance avec des coachs au sourire sédatif. Pas d’étalage d’états d’âme devant un cercle de zombies qui hochent la patte façon maneki-neko. Pas de camisole chimique pour t’endormir comme un môme capricieux…
La sophrologie — Victoria a essayé, la pauvre — on aurait cru une séance de sieste supervisée par un podcast pour insomniaques au bord de la défenestration. J’ai tenu six minutes, montre en main, avant l’évanouissement mental. Les ateliers d’écriture cathartique, j’aimais bien. Les lettres de pardon, moins. Fuir la culpabilité à coups de virgules, j’ai trouvé la démarche… flippante. S’excuser pour ce que tu as t’es infligé, à toi, aux autres ? Des uppercuts en plein ego. Le genre de malaise qui te récure la peau de l’intérieur. Les mandalas de mieux-être, j’ai failli pleurer de frustration. Sérieusement, à quoi bon ? Autant m’attaquer à une fresque de Goya avec un quatre couleurs. Ou guérir une fracture ouverte avec des gommettes. Même combat. Quant au macramé introspectif, pour apprendre à tisser du calme en silence, maille après maille… j’ai hésité entre éclater de rire ou mordre dans la table, je sais plus. J’étais là, à tortiller des fils comme un mioche à l’atelier perles à repasser du centre de loisirs, avec l’impression de m’être perdu dans une faille spatioridicule.
J’ai crié « Hallelujah ! », enfin dans ma tête, le jour où ils m’ont accordé la permission de sortir surfer. Je leur ai pas soufflé que, la première fois, j’avais eu envie de me noyer — non pas par désespoir, mais parce que dans l’eau, rien ne pèse, rien ne persiste. L’océan est plus honnête que n’importe quelle session thérapeutique. Il t’absorbe ou te recrache. Pas de faux-semblants là-bas. Juste moi, la planche, et cette gueule immense, bleue, sans morale ni pitié. Une vérité liquide.
Alors oui, cette retraite à la française a peut-être fonctionné — pas grâce aux mandalas ni aux mantras, mais au pouvoir des vagues et aux beaux yeux de ma muse blonde, dont je connaissais même pas le prénom à l’époque. Victoria.
En revanche, cette fois, je voulais une détox brutale — quitte à en chier mille morts — et non la version édulcorée de la rémission, pleine de sourires forcés et de tisane tiède. J’avais besoin de solitude. De me gommer de la carte. De me reconstruire loin des radars éthiques, des discours tout beaux tout jolis, des thérapies parfum lavande. J’avais envie d’affronter la douleur de front, de souffrir pour expier, pour mériter. À Ridgbroche, dans l’antre familial, il n’y aurait que moi, mon lit, ma carcasse déglinguée et les murs pour témoin — trop vieux pour juger, classés monument historique, comme mes conneries. Mes quartiers dans l’aile ouest — une suite royale option déchéance, avec ses pièces en enfilade et ses couloirs amnésiques — me fournissaient tout l’espace nécessaire pour sombrer à huis clos, loin des autres.
J'ai donc opté pour l'extinction volontaire. À l’ancienne. La vraie. Celle où tu te cognes le manque comme une bête blessée claquant les barreaux de sa cage. Celle où tu es seul face à ton reflet, ton ombre crasseuse projetée au plafond. Celle où tu vomis tes tripes, où tu trembles tel un chien galeux sous la pluie, où chaque spasme est un sursaut de mémoire, une morsure du réel, chaque goutte de sueur, un testament — en-tête : t’es en train de mourir pour renaître. Fallait que je descende aux enfers sans aide extérieure ni corde de rappel, gourou ou cachetons de secours. L’épreuve du feu : me punir et me racheter, m’écorcher et en baver. Je savais que je pouvais y arriver.
Durant cette rechute, j’ai pas touché au fenta, ni aux opiacés, pas comme… la dernière fois. Pas la peine de jouer à la roulette russe avec un canon déjà chargé et j'avais déjà pressé la détente une fois. Le souvenir de l’overdose planait encore, incrusté quelque part entre mes omoplates, froid et tenace. Le fentanyl, c’est pas un accident. C’est un arrêt de mort déguisé en caresse et emballé dans du velours. Une injection surdosé et rideau, t’as même pas le temps de dire adieu à ton dernier souffle. Non. Cette fois, j’ai préféré bricoler une descente en spirale : un trait de neige, pour allumer la machine, du whisky en appoint pour caler un supplément d’euphorie, du Rivotril en guise d’amortisseur. Quelques fois un rail de 2C-B en cerise sur le trip, ou de l’ecsta — selon mon humeur ou mes pêches miraculeuses — pour enflammer la perception, pousser les capteurs à fond la caisse et tordre la trame du réel. Un cocktail bien huilé. La mécanique d’un moteur trafiqué pour la casse. Juste de quoi me laminer doucement, sans trop de dégâts, de quoi souffrir, m’user à petit feu, mais pas me tuer. Donc, j’ai estimé le sevrage en solo jouable.
Je savais que le manque allait me broyer, me mâcher les nerfs, mais pas me fendre jusqu’au noyau et me fracturer en tessons de conscience. J’avais rien sous le vide, pas même l’illusion d’un parachute, mais j’ai préféré miser ma peau sur mon propre souffle, me cramer les ailes dans l’ombre plutôt que d’aller mendier pour des béquilles. À ce stade, le mot « aide » m’écœurait et moi, fier comme un coq déplumé, je voulais m’accrocher à mon délire d’autosuffisance, les crocs enfoncés sur ma vanité de survivant. M’éteindre à feu vif et bouche close et conserver ce semblant de contrôle entre mes serres d’acier rouillé, voilà ce qu’était mon objectif. On applaudit l’héroïsme de pacotille, ou ce qu’il en reste quand la folie douce tient lieu de plan de vol.
J’ai dit que je comptais gagner ma rédemption. Oui, mais aujourd’hui, je peux le dire démasqué : je l’ai fait pour elle. Pour reconquérir Victoria. Rien de noble là-dedans. Juste l’espoir fragile qu’elle puisse encore m’aimer, même cassé. Même si, quand j’ai posé un orteil à Toulouse, mon trouillomètre — pour pas dire lâcheté — a piqué tout droit vers les sommets, et je me suis convaincu que le mieux était de me cantonner dans un cercle d’évitement. Je pense que mon cerveau a enclenché le mode survie, a voulu mettre mes sentiments en stand-by — une sorte de réflexe de préservation. Parce que, si Vi me rejetait, j’aurais probablement fini sous les roues d’un camion.
Si Isla n’avait pas joué les Marraine la fée, j’aurais continué à me fondre dans le décor encore quelques semaines, voire des mois. À ruminer sans fin, ronger mon frein, bosser sur ma boîte, reprendre pied dans la réalité — corps, tête, ambitions — mais sans garantie aucune que Victoria soit dispo à revenir dans ma vie à ce moment-là. Elle aurait pu enterrer l’espoir, étouffer le souvenir, aimer un autre type, refermer la parenthèse définitivement. Avec Mati, par exemple. Et je l’aurais compris. Mais au moins, j’aurais avancé bardé. Mieux préparé. Pas à poil émotionnellement comme aujourd’hui.
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