CHAPITRE 50.2 * JAMES
J.L.C
♪♫… ♪♫
Le sevrage a démarré et l’enfer a pris ses quartiers. J’avais rêvé d’un naufrage en solitaire, mais même le Pandémonium possède un room service qui gratte à la porte quand, toi, t’as demandé le vide.
Isla veillait. Indétrônable. Ma mère aussi. Repas, ménage, cataplasmes verbaux ou interventions plus musclées lorsque je refusais de m’alimenter, d’ouvrir les volets ou de simplement exister. Mon grand-père est passé deux ou trois fois : un regard, un hochement de tête, une tape sur l’épaule suffisaient à offrir cette compassion que j’étais incapable d’encaisser. Mon père ? Inconnu à cette adresse. Pas mort, émotionnellement indisponible. Trop dur à supporter. Pas qu’il s’en foutait, pire : il n’arrivait pas à me voir dans cet état. Il esquivait ma douleur comme on fuit une pandémie. Comme si son fils à terre pouvait fracasser ses digues à lui. Alors, il est resté à distance, bunkerisé dans son silence. Sa manière à lui d’aimer. Bancale, étouffée, mais sincère. Le seul qui m’avait vraiment écouté.
Le personnel allait et venait à pas feutrés. Je les percevais à peine, toutefois leurs passages laissaient des indices subtils : linge sale récupéré, plateaux-repas débarrassés, draps changés, serviettes sèches empilées dans la salle de bains, tas de bûches réapprovisionné près de l’âtre. L’œuvre invisible de Mrs Niven, la gouvernante et de Malcolm le factotum — deux employés fidèles qui m’ont vu naître, grandir, trébucher et qui, sans jamais poser de questions, ont continué à prendre soin de moi. Une logistique de l’ombre, réglée à la milliseconde, formée à supporter les bourrasques sans sourciller. Même les débris de mes pétages de plomb se volatilisaient sans bruit. Et parfois, les plus humiliantes de mes traces aussi : un tapis remplacé, une odeur âpre chassée à coups de discrétion, de quoi tatouer la honte dans les murs.
Peut-être espéraient-ils tous qu’un beau jour — et en Écosse, c’est pas gagné — le chaos se résorbe de lui-même. Qu’il se retire de moi comme une marée lasse et que l’agonie intérieure se solde par une grasse matinée. Ce ne fut pas le cas. Il s’est offert un hamac, genre installé pour la saison, a pris le thé et demandé un double des clés.
Bon sang, j’ai morflé. Mon organisme a dû être purgé de fond en comble, jusqu’à l’os. Les journées s’écoulaient sans logique, avalées par des nuits poisseuses, et la lumière filtrait à peine à travers les rideaux tirés. Parfois, j’entendais la pluie cogner, sans savoir si c’était l’aube ou le crépuscule.
Les prods, l’alcool, la dépression huileuse m’avaient ravagé le système pendant trois semaines consécutives. Trois putains de semaines, à m’enfoncer dans l’absurde, à me coltiner mes saloperies intimes à chaque shoot, pour déraciner à jamais Victoria de ma tête, oublier ma trahison en tandem — envers elle, envers moi-même — alors que j’avais tenu sans faiblir pendant dix mois. Trois semaines où je me suis torché la santé et la dignité, comme un bon petit soldat qui suit son programme d’autodestruction jusqu’au bout, mode kamikaze enclenché. J’avais transformé mon corps en champ de bataille et en open-bar pour nanas en rade. Victoria m’a demandé combien de filles je m’étais tapées : à la louche, probablement une par défonce, soit une par nuit, moins celles où je « stonais » trop pour bander.
Les premières 48 h, c’était le crash. L’horreur. La nuit, je grelottais sous les couvertures, dents qui claquent, front ruisselant. Je suais la mort. Littéralement. Ça puait le corps en guerre, la peau marinée dans le poison. J’hallucinais, je chialais, la nausée vrillait mes entrailles, je tremblais. Mes nerfs lâchaient par tous les pores, je déversais des torrents de larmes, de bile, d’effroi. Passé et présent se confondaient, un tourbillon crade d’images et de douleurs. J’ai maudit le monde entier. Moi d’abord. Je nageais dans un tel bourbier cérébral que mes crises d’angoisses s’apparentaient à des convulsions, des éclats de terreur sans forme ni logique, qui me faisaient perdre tout repère. Un vortex de feu et de flammes où chaque souvenir me dévorait un peu plus.
Un ange vengeur, armé jusqu’aux dents, hantait mes nuits : Victoria.
Silhouette figée sur la pellicule de mes paupières, elle tournait en boucle dans mon crâne et m’embrochait des pieux dans le cœur à chaque pulsation. Son visage, telle une lésion rétinienne, s’incrustait partout. Je voulais la chasser. Je voulais la détruire. J’étais à deux doigts de lui ériger une statue… pour mieux la pulvériser. Mais, par-dessus tout, je brûlais de la sceller à mon existence, d’emprisonner sa voix, son odeur, son regard pour l’éternité. Elle me possédait.
À l’époque de ma cure purgatoire en France — amorcée 29 jours après que mes yeux et mon cœur se soient crashés dans les siens à la Féria de Carcassonne — Victoria incarnait ma renaissance, l’étoile polaire censée accompagner ma tentative de remontada et mon réencodage vital. Le salut matérialisé en une créature solaire aux boucles dorées, pétillante, incendiaire, avec un sourire sismographe et une aura orbitale qui déréglait la gravité. Elle représentait tout ce que je n’étais pas : pure, éclatante, sans vices cachés. Une icône rédemptrice, mariale, pour junkie paumé : trop lointaine pour être touchée, mais si désirable qu’elle faisait office de balise céleste dans ma nuit de goudron. Elle n’était pas une femme, elle était un miracle en chair et en os. Moi, son prophète désaxé.
Et si je ne l’avais jamais croisée ce fameux jour ? Serais-je mort dans cette chambre d’hôtel anonyme, quelques semaines plus tard, le palpitant figé et les veines plombées ?
Je l’ai vue. Juste avant l’extinction, quand le fentanyl faisait couler de la lumière dans mes artères et que le réel se décomposait en halos psychotropes, son visage a transpercé le néant. Pas un proche. Ni un souvenir d’enfance ou un amour fané. Juste cette étrangère gravée dans mes synapses. Une fille que je connaissais à peine, effleurée dans l’euphorie estivale, devenue fixation terminale. Un regard volé dans le tumulte, un sourire-éclair, et j’étais cuit. Foudroyé. Détruit. Réanimé.
C’était dingue. Complètement fou. Dans ce no man’s land entre le dernier battement et le silence final, sa silhouette et ses yeux d’ambre ont jailli comme une évidence millénaire, tombée du futur pour me harponner. Mon âme avait tranché. Et, bien qu’au fond, je savais que ce n’était qu’une hallucination du déclin, une projection neurochimique catastrophée — façon flash de survie programmé par mon cerveau en détresse — j’ai mordu dedans. L’espoir de retrouver cette fille — entière, réelle, diurne — m’a extirpé de l’abysse, réinjecté l’oxygène dans mes poumons vides, greffé à la vie. Pour avoir une micro-chance de recroiser ses prunelles automnales, mais en homme debout, capable de les soutenir, sans toxine dans le sang, sans tremblement dans la voix. Tout ça pour une inconnue. Le cœur a ses raisons, dit-on. Alors, je suis revenu.
Après notre idylle, Victoria est devenue mon obsession feutrée, ma source d’inspiration, un avenir tangible à portée de rêve. Cet idéal, je l’ai étouffé dans l’œuf. Ce que j’aurais dû chérir, je l’ai flétri à distance, souillé — en mêlant sa mémoire à mes compulsions les plus sordides, en trainant Elaine puis d’autres dans mes draps, en piétinant, puis troquant mes serments d’engagement envers moi-même contre une montée de débauche et une dérive d’âme. J’ai renié la lumière pour embrasser de nouveau l’abîme.
Du coup, retranché dans ma chambre d’enfance, je me suis dissous dans le sel de mes larmes, dans ma confusion mentale, rongé par le dégout de moi-même et un chagrin incommensurable. Victoria n’était plus qu’un nom à l’encre noire dans l’inventaire de mes pertes — un regret qui s’enfonçait ou s’élevait au-delà de toute géographie connue, plus profond que la fosse des Mariannes, plus stratosphérique que le Mont Olympe sur Mars.
Le poids de ma trahison me compressait les côtes et m’écrabouillait ma poitrine. Je préférais encore souffrir mille morts que d’imaginer ses yeux lavés de tendresse, noyés de reproches, posés sur moi. Le pardon ? Un luxe de conte de fées hors de ma portée, une oasis dans le désert de mes fautes.
Dans ma litière de remords, entre mes draps moites de honte, les seules alternatives envisageables consistaient en un plongeon — dans l’eau noire ou du haut d’un promontoire. Me représenter son visage à hauteur du mien, sans mépris, sans fuite ? Une fiction trop belle, trop cruelle pour la planète stérile dans laquelle je croupissais. Non, à ce moment-là, le dénouement était acté dans ma tête : Victoria et moi, c’était fini. Il n’y avait plus rien à espérer de ce côté-là. Jamais elle n’aimerait un homme tel que moi. Un rebut, un type rapiécé, infesté de souvenirs toxiques, souillé par ses dépendances, fait de ratures, de salissures, de renoncements à la chaîne. Un corps décharné, un cœur troué, un esprit griffé à coups de balafres chimiques et de mauvais choix. J’étais un foutu brouillon d’être humain, le genre de mec qu’on planque sous le tapis, un parasite qu’on évite de mentionner aux repas de famille, un moins que rien qu’on laisse crever dans un caniveau en murmurant : c’était son destin.
Au bout de quatre jours, les symptômes ont commencé à refluer et c’est là où je me suis mangé une putain de claque psychique. Plus de fièvre, juste un vide vorace. Une dépression gluante et cette sensation d’avoir été largué sans parachute dans une réalité qui ne voulait plus de moi. Le corps récupère, certes, mais le cerveau rame toujours. Imaginez une gueule de bois atomique. Et puis, un train lancé à 300 dans la poitrine. Voilà.
Le craving est devenu d’une violence inouïe, la tentation de reconsommer, titanesque. J’avais une bête lovée dans mes entrailles qui me tirait vers le fond, les crocs plantés dans mes viscères. L’envie d’envoyer tout foutre en l’air me tenaillait en permanence. Mes pensées mutaient en entités hostiles, des démons qui grimaçaient sous mon crâne. Je déblatérais tout seul à voix haute, me répétant mes mantras à la con, et je déglinguais des trucs qui me passaient sous la main.
C’était plus uniquement Victoria qui m’épiait dans le noir : Séan était là, blotti dans ses bras, Connor derrière elle, portier de l’oubli. J’ai voulu les appeler. Vérifier que mon filleul allait bien. Avouer la vérité à Victoria : j’avais besoin d’elle. Mais je ne pouvais rien dire. C’était mon merdier après tout et je refusais de hisser un drapeau blanc.
Pour Connor, j’ai enfoncé mon poing dans le plâtre. Les morts ne décrochent jamais, même quand leurs cris vous défoncent les tympans. La pièce a tremblé, le vernis a sauté, un grondement sourd est monté. Quelque chose en moi a rugi. J’ai obéi.
J’ai mis mes apparts sens dessus dessous. Tout retourné du sol au plafond, comme un animal enragé. J’ai fouillé chaque meuble, placard, tiroir. C’était plus fort que moi : je traquais une sortie de secours. Peut-être que j’avais oublié une dose, un vieux pochon réfugié quelque part, une demie-molly écrasée, même un morceau de weed en miettes dans la doublure d’un jean ? Que dalle. Juste les scouts du bonheur chimique, les biens nommés, antidépresseurs. Mornes. Insipides. Ça rase la surface sans toucher le fond. Ça repeint le gouffre en pastel.
J’en ai avalé un. Une sensation de givre interne a saisi mes nerfs, suivie d’une bouffée de paix effet placebo. Mon chaos a pris des teintes de production des années 40, sans couleurs, terne, délavée, sans relief. Du gris, du noir, du silence. Le bruit du monde s’est mis en mode sourdine, l’écho mortifère du néant s’est refermé sur moi. Sauf que l’effroi restait tapi derrière ce voile de froideur, recroquevillée dans un coin de mon crâne. Venimeuse. Patiente.
Deux jours plus tard, en désespoir de cause, j’ai opté pour de l’automédication maison. J’ai chouré une bouteille de whisky à la cave. L’alcool complice a coulé dans mes veines, délié mes muscles et fait taire le vacarme in situ. L’espace d’un soupir, un vide jouissif et pervers a envahi ma tête, une brume extatique qui m’a coupé de moi-même. La descente a été subite, auf que, vu que j’avais rien dans le bide, la nausée est arrivée, sourde, menaçante, comme si tout ce que j’avais ingéré cherchait à sortir d’un coup. Mon estomac a pas supporté l’assaut et j’ai tout dégobillé en moins de deux. C’était trop, trop pour un corps à la traine, encore fragile, toujours flingué. En même temps, l’évasion que ce verre m’a offerte avant l’effondrement physique — aussi brève fut-elle — a suffi à soulager ma souffrance psychologique. Durant quelques minutes, mon esprit s’est dépouillé de ses idées noires. En état de manque, l’organisme réclame des substances qui perturbent l’équilibre chimique du cerveau, et l’alcool a joué ce rôle à merveille. Je savais pertinemment que ce n’était rien de plus qu’une ruse de contrôle, un compromis, un énième coup de bluff temporaire. Mais, j’ai recommencé. En gorgées stratégiques. Sans me faire gauler.
Jour dix de mon décrassage corrosif. J’arrivais à me lever sans voir trouble, à marcher droit sans tanguer, à respirer sans la sensation d’un étau autour du thorax. J'avais entamé ma deuxième bouteille. Mes jambes répondaient, mes poumons aussi, et le brouillard mental se décrochait alors par lambeaux. J’ai fini par oser mettre le nez dehors.
L’air était frais, la lumière crue. Le domaine baignait dans un silence tendu. Une de ces accalmies en trompe-l’œil, limpide, mais saturée d’humidité, où la terre expire encore la flotte nocturne. Le genre de matin où tout sent les feuilles retournées et la pierre froide.
J’ai trimbalé mes pompes jusqu’aux écuries. L’odeur familière de foin tiède et de cuir tanné m’a accueilli. Mix brut, rassurant. Un parfum de jeunesse, d’échappées au galop, de mains écorchées sur des sangles récalcitrantes. Un frisson m’a remonté l’échine, aussi net qu’un souvenir mal rangé.
Mes gestes sont revenus tout seuls, logés quelque part entre les tendons et la mémoire. Malgré le tremblement léger de mes paumes, j’ai tiré une chabraque rembourrée en laine, une selle mixte d’endurance, pile pour ma carrure et ce que j'avais en tête. Puis, j’ai attrapé une bride au mors simple et laissé mes doigts glisser sur la muserolle pour vérifier l’usure. Je savais comment ajuster chaque pièce avec précision pour éviter les échauffements et les mauvais plis. Une selle mal calée, et c’est le cheval qu’on massacre. Et moi, je n’ai jamais été cruel avec eux.
Le haras de mon père n’élevait pas des poneys à selfies, mais des pur-sang destinés aux plus grands circuits de courses épiques. Connaissant les contraintes de mon gabarit, j’ai ignoré les jeunes champions nerveux, splendides certes, ceci dit trop fins, trop prompts à exploser au moindre stimulus. Je cherchais de la masse, de la stabilité, une bête endurante et docile.
Mon regard s’est arrêté sur Abyss, mon compagnon d’autrefois. Le temps avait javellisé sa robe noire désormais zébrée de cendres. Arthrose, usure, ou juste l’âge — le diagnostic était tombé depuis un bon bout. Pourtant, dans ses yeux, toujours cette flamme. Ce feu ancien. J’ai levé la main vers son encolure. Il a soufflé doucement, comme s’il comprenait. Je lui ai murmuré quelques mots, inutiles sans doute. Une tendresse brûlante m’a traversé sans préavis. Ses foulées appartiennent au passé.
J'ai forcé mes jambes à s'éloigner de son box à regret, un nœud dans la gorge. D’un mouvement volontaire, je me suis tourné vers les autres montures, scrutant chacune d’elles avec attention. Mon choix s’est porté sur un hongre baie, aux muscles bien dessinés. Son œil vif et intelligent ne trahissait aucune nervosité, juste la promesse d’une endurance disciplinée. Je l’ai approché calmement, battant son flanc sous l’ombre de ses crins. Le velours humide de ses naseaux contre ma paume m’a confirmé ce que je savais déjà. Ce serait lui. Il avait l’équilibre parfait entre puissance et sérénité. Un partenaire d’instinct, prêt à suivre chaque pas de ma résolution.
Cap sur la plage. Une virée à travers les sous-bois détrempés, tapissés de mousse et de fougères perlantes. Le sol spongieux buvait notre allure, les flaques recopiaient un ciel schizophrène, tour à tour bleu intense ou chargé de nuages filants. À mesure qu’on avançait vers la côte, l’atmosphère s’épaississait d’embruns marins, de tourbe et de cette âpreté saline propre à l’Atlantique. Le vent venu des collines faisait frémir les pins tordus. Pas une âme. Seulement la certitude muette d’un retour parmi les vivants. Enfin, un vivant sponsorisé par les cernes et les regrets, mais vivant quand même.
Au lieu de descendre tout de suite, j’ai tiré sur les rênes. Halte sur les hauteurs. La mer s’étalait en contrebas, vaste et sombre, bordée d’écume et de récifs coupants. Une lumière laiteuse glissait sur les crêtes, trouait l’eau de lueurs métalliques. J’ai mis pied à terre, les bottes fichées dans la bruyère aqueuse. Le cheval s’est ébroué doucement, secouant l’air comme s’il voulait m’avertir ou conjurer le silence. Même lui me jugeait. Super.
Je suis resté là, debout, face au large, sans bouger. Les rafales fouettaient mes tempes pour réveiller le dedans, l’odeur d’iode s’enfonçait dans mes poumons. Combien de temps ? Aucune idée.
Soudain, un cri. Un hurlement. Une sirène.
Isla a débarqué au galop. Un claquement sourd, des sabots qui déchirent la lande. Mon prénom dans l’éther. Je me suis retourné trop tard. On aurait cru une amazone venue me finir à coups d’amour contrarié. Les joues éclatantes de colère, les yeux agrandis par la panique, ma sœur me dévisageait d’horreur. Son regard a suivi le fil du danger, de ma main tenant la bouteille jusqu’au gouffre devant moi.
– Putain, mais t’es malade ?! Tu comptais sauter, c’est ça ? Merde, James, dis-moi que t’as eu cette idée à la con !
Sa structure interne s'est crevassée d'effroi et de douleur. Quoi de plus normal face à la vision d'un frère au bord d'un précipice létal. D'ailleurs, j'étais familier de l'endroit. La dernière fois que j'avais foulé cette même crête, et que j'avais reculé devant l'orée du vide, c'est mon père qui est venu récupérer ma carcasse agitée de lassitude et de déni, quelques jours après la date fatidique de mon mariage avorté.
Isla tremblait de rage, son corps hésitant entre me frapper ou me prendre dans ses bras. J’ai eu beau lui jurer que je voulais juste respirer, m’ancrer, me retrouver, elle gobait rien de mon baratin. Ses yeux scrutaient mes lèvres, cherchant à déceler le poison sous le verbe. Logique. La mythomanie va de pair avec la toxicomanie.
Elle a finit par péter une durite, m’a fait la morale, a hurlé, pleuré, exigé des promesses, puis m’a trainé jusqu’au manoir, avant de fourrer mes fringues dans un sac de voyage. Et paf. Deux billets pour Toulouse. Sans me laisser le temps de protester.
Je n'aurais pas sauté.
Annotations