CHAPITRE 50.3 * JAMES

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J.L.C

♪♫ FALLING - HARRY STYLES ♪♫

18 h plus tard, retour au bercail pour ma sœur. Elle avait besoin de retrouver son écosystème : Antoine, sa boutique, son cadre millimétré et ses routines apaisantes. Sauf que, cette fois, elle débarquait avec un supplément bagage : son boulet de frère aka cauchemar ambulant. Un charmant fardeau bipède, éteint sous calmants, variation domestiquée d’un revenant de seconde zone.

À mon arrivée à Toulouse, j’étais une épave à moitié fonctionnelle, à peine bonne à couler dans une baignoire, un automate en fin de batterie, qui tenait debout par simple habitude biologique. Joli autoportrait, non ? Œil mort, corps en veille prolongée, âme en mode avion, sans GPS émotionnel, sans réseau avec le réel. Le cœur ? N’en parlons pas.

Isla prônait le changement d’air comme une pub pour compagnie aérienne : « Nouveau cadre, nouvelle donne ». Elle voulait croire que les briques de la ville rose feraient mieux que les falaises noires de l’Argyll et miser sur une convalescence douce : plus de soleil, moins de vertiges. Peut-être qu’elle avait raison. Peut-être que j’étais juste trop rincé pour résister.

Pour moi, c’était l’entrée en scène de l’acte III du sevrage. La stabilisation, paraît-il. Terme fourre-tout pour désigner la zone de turbulence molle. Je préfère l’appeler « exercice d’équilibriste sur fil barbelé en plein cyclone avec le vent dans la gueule ». Une espèce de retour progressif à un semblant de normalité, version château de cartes sous ventilateur.

Humeur en montagnes russes, moral en chute libre un jour sur deux, insomnies tenaces. Dodo ? J’ai rompu avec Morphée. Elle m’a friendzoné. Parfois, j’avais l’impression que mon cerveau pédalait dans la semoule sous anxiolytiques. Isla dédramatisait. Moi, je traversais la tempête en sous-marin. La nuance entre théorie et vécu. Mais, je la laissais dire. Pas besoin d’entamer sa foi en ma guérison ni d’activer le plan « clinique express ». Quitte à m’exiler autant le faire sous sérotonine : le Costa Rica n’attendait que moi, ou pourquoi pas les Maldives ou Tahiti ? Mais bon, pas la peine de l’alerter ni d’agiter le drapeau rouge, surtout que je n’avais qu’à me blâmer moi-même pour ce bordel intérieur.

Alors j’ai renoué avec mon art ancestral : fuir en produisant. Produire quoi ? Peu importe. Du geste, du bruit, de l’élan. Bouger à tout prix, quitte à brasser du vide. Une tactique éculée, mais éprouvée.

Je me suis jeté corps et âme dans le chantier de ma startup. Business model, matrices concurrentielles, stratégie de niche, segmentation de marché, storytelling, balisage du calendrier marketing et tableurs en cascade. Mes notes de distillation, je les relisais comme d’autres compulsent des psaumes. À défaut de spiritualité, j’avais les spiritueux. J’ai remis chaque pièce sur l’échiquier, de la recette au pitch, de la marge au maillage, du décor au discours. Un ballet logistique pour éviter le retour du néant.

Exit les sorties, les soirées, les foules, les détours. Plus rien qui puisse éveiller, pas même chatouiller, une tentation ou un souvenir. Je gobais mes antidépresseurs faute de mieux. Pas pour planer, juste ne pas couler.

Le pire ? Facile. La tangibilité. Savoir que Victoria était dans mon orbite immédiate. Non plus à portée d’écran, mais de rue, de virage, de feu rouge. Dans la même ville, le même air, les mêmes trottoirs. Elle pouvait surgir au coin d’un café ou d’une station de métro. Et moi, dans cet état pitoyable. Vallait mieux rester emmuré chez Izy. Pas question de me pointer devant Vi. Pas comme ça. Pas flou, pas cassé, pas en pièces détachées. Il me fallait une forme, une consistance, une dignité. Je voulais qu’elle me voie relevé, reconstruit, réhabité. Réhabilité ? Les deux.

Alors, tout comme je préparais le terrain pour ma marque, je m’apprêtais pour elle. Mentalement, physiquement. Mon branding personnel. Le logo avait toujours une sale gueule, mais au moins le packaging retrouvait des couleurs.


J’ai repris goût aux fourchettes pleines. La cuisine d’Isla, calibrée pour le réconfort, m’a redonné de l’épaisseur. Je regagnais des grammes, du cardio, du muscle, je sortais du monochrome. Un soupçon de vie dans les joues, du nerf dans les bras, une faim nourrie de promesses plutôt que de carences.

Le matin, je courais. Un parcours métronomique, où l’effort remplaçait l’émotion, et le souffle court masquait les pensées longues. Rien que moi, mes baskets, Milo, le golden retriever croisé machine à empathie. Il trottait à mes côtés comme si le salut tenait dans la cadence. Coach de vie à quatre pattes, diplôme en « truffothérapie ».

M’enfin, on peut repeindre les murs, les fondations, elles, refusent parfois de sécher. Il y avait le hors-champ, l’arrière-boutique, le dedans du dedans. Le plus long à remettre d’aplomb.

J’ai lu. Beaucoup. Pas des romans — pas le courage de m’abandonner à d’autres fictions que la mienne. Je restais dans le brut, le réel, l’os. Des essais, des podcasts, des réflexions gribouillées dans un carnet noir comme une cellule de dégrisement. Mon journal de bord sentait la suée mentale. Pas encore publié, mais déjà interdit dans dix États émotionnels. Chaque ligne était un miroir un peu trop honnête. J’ai retourné les cailloux, creusé la culpabilité, l’addiction, le pardon. Le vrai, pas celui qu’on quémande à l’arrache ou qu’on implore les yeux rouges. Je m’efforçais de cerner ce qu’elle aurait pu percevoir si elle avait regardé au bon moment. Quels fragments de moi pourraient lui inspirer encore un peu de foi ? Il ne s’agissait pas de lui vendre une version édulcorée de moi. Simplement d’être assez solide si jamais elle revenait. Je refusais de gommer l’avant, je n’aurais jamais pu de toute façon. Je voulais me reconstruire sur mes ruines. Pas renier mes cicatrices. On ne choisit pas son héritage, mais on peut au moins apprendre à le porter.

Personne ne s’attendait à la dégringolade, la torsion soudaine de mon axe. Moi, le gars droit dans ses bottes, happé par la drogue, englué dans ses griffes tel un pantin sans volonté. Toujours partant pour rigoler, trinquer, mordre l’euphorie, tracer des itinéraires fous vers l’aube, faire danser les heures et les cœurs sans autre boussole que l’envie. Mais aussi celui qui, quand il fallait, savait aligner les nuits blanches et les ambitions concrètes, se plier à la discipline, à l’ivresse de la concentration, se plonger dans ses études, cravacher sans pause pour charpenter l’avenir pierre après pierre. Présent, entier, tenace. Un feu follet structuré entre le goût du risque et celui du devoir, un électron libre aux trajectoires assumées. J’étais curieux, aventureux, arrimé à des principes solides, dévoué aux miens.

La came, j’en avais toujours consommé. Un condiment, pas une plante évasive. Elle apparaissait dans ma vie en effets spéciaux : un pétard à l’adolescence pour camper le rebelle, une pilule pour gonfler mon système nerveux à la fac, quelques traits sur le miroir pour pimenter la fête. Je flirtais avec du recul et l’arrogance du type qui croit contrôler le feu en le caressant du bout des doigts. Je m’étais cru pompier pyromane. Manqué. Juste un petit excès, rien de bien méchant. Rien qui aurait provoqué une vraie sortie de route. Puis, un soir, le coup de dés de trop. Ma gourmandise a foutu en l’air la vie de mon meilleur pote.

Connor était là. Fidèle à sa place. Mon frère de cœur, mon garde-fou, le mec qui appuyait sur pause quand je me mettais en boucle. Ce soir-là, c’est moi qui ai débranché le système d’alerte. J’ai dressé la tentation en banquet, enrobée de promesses, d’insouciance aveugle. James, le marchand de leurres... J'ai murmuré à mon meilleur ami l’illusion d’un plaisir sans conséquence. Il m’a suivi. Parce qu’il me faisait confiance et qu’il croyait que je savais ce que je faisais. Moi aussi, d’ailleurs.

On avait deux billets pour le Old Firm. Le choc des géants, Rangers contre Celtic, la messe écossaise. Ibrox en cathédrale du vacarme. L’ambiance était électrique, la tension grésillait sous la peau. Les chants déchiraient l’air, les fumigènes coloraient le ciel. Troisième minute : Windass enfonce les filets et la foule s’éventre de joie dans les gradins. Puis Rogić a égalisé et tout a cheminé vers un bras de fer à l’ancienne, rugueux, féroce, magnifique. On criait, on bondissait, on s’accrochait comme deux mômes ivres d’adrénaline. La bière coulait à flots. On tapait des rails entre deux rasades. Nos veines dribblaient la réalité, battant au rythme du match. Šimunović s’est fait expulser, déséquilibre sur la pelouse. Malgré tout, le Celtic, réduit à dix, arrache le troisième but. Édouard plante le ballon en dessous de la lucarne. Nous, on était… défoncés, euphoriques, pupilles dilatées, coeur au galop, perception en version augmentée. Tout explosait, couleurs, sons, sensations. Un feu d’artifice en pleine chair. On a été incapable d’éteindre le spectacle.

Le coup de sifflet n’a pas marqué la fin, mais le début d’une autre fête. Le vert au cœur, on a tout écumé. Buchanan Street, Argyle, Sauchiehall... Puis, la nuit venue, direction Jamaica Street, au Sub Club. Une entrée discrète, une file de fêtards affûtés par la transe. À l’intérieur, un chaudron moite saturé de basses et de stroboscopes. Les murs transpiraient la techno et les silhouettes fusionnaient en tempo. Le son percutait mes tempes, jumeau sauvage de mon pouls tribal et viscéral. Des flashs de regards, des gorgées d’alcool fort, des sourires trop larges. On dérivait entre les beats et les vapeurs au milieu de la houle vibrante, libres et cramés. Glasgow nous avalait tout cru. Et c’était parfait.

Connor s’est calé au bar, l’œil un peu absent. De toute façon, mon meilleur pote était en orbite autour d’un seul astre : Malva. Même là, dans l’éclatement des néons et les corps désinhibés, avec ses œillères rose fluo à paillettes, ses pensées ne voyaient qu’elle. Il ressemblait à un ascète en transe dans un temple de débauche, Connor avait scellé son cœur depuis des lustres. Alors, il tenait sa ligne, fidèle. En amour comme en amitié.

Moi, c’était un autre refrain. Une brunette, lèvres couleur péché m’a cueilli du regard. Une paume effleurée, un sortilège soufflé au creux de l’oreille, et la suite s’est écrite toute seule. La fille avait ce goût sucré des soirées sans lendemain. On s’est trouvé un repli dans l’obscurité, un petit nid d’ombre propice à l’éclipse de nos sens.

Le reste n’est désormais plus que souvenirs brouillés : des rires, des bras levés, des basses tambourinant dans la cage thoracique. Puis, la sortie dans le matin frais, les joues rouges d’avoir trop vécu. On a remonté la rue, nos casques en main, les tympans encore gorgés d’échos technoïdes. L’air de Glasgow empestait la gueule de bois urbaine : houblon renversé, urine, bitume humide. Nos bécanes patientaient, haletantes d’inertie.

Connor a jeté un dernier regard — presque une révérence — vers cette ville d’excès, une vieille camarade de bringue, complice de nos égarements les plus mythiques. Moi, la fille aux boucles rousses m’avait laissé un feu sous les côtes et une mémoire blanchie au Stabilo de la nuit.

Le rugissement des moteurs a rompu le silence citadin. On a fendu l’aube sur nos montures d’acier, le cuir moulé sur nos épaules, les phares lacérant l’asphalte encore endormi. On a pris la route du retour, direction l’arrière-pays, vers chez nous, dans l’Argyll. Glasgow s’éloignait, repliée comme une carte froissée. Dans nos rétros, ses lumières s’éteignaient une à une, englouties par la brume.

Le vent claquait nos visières, le levé du jour nous escortait. Et puis. Une voiture fantôme vomie d’un virage. Trop vite. Trop proche. Un crissement de pneu, un fracas et le hurlement du métal. La matière crie avant les hommes.

J’ai pilé. Trop tard. L’univers avait déjà basculé. Connor n’a peu pu esquiver. Il a reçu le choc en plein. Son corps, projeté, disloqué, a heurté l’air puis le sol avec violence folle. Il est tombé comme on tombe en rêve : sans fin, sans fond. La gravité elle-même a rompu le contrat. Dans ma tête, le film s’est figé à jamais sur l’image du désastre.

J’ai raclé le bitume sur plusieurs mètres, mes gants ont cramé contre le goudron râpeux. La Terre m’a pris dans ses bras. Version papier de verre. Quand je me suis mis debout, mon cœur avait perçu ce que mes yeux allaient découvrir. Dix mètres derrière, Connor gisait sans bouger. Pas un mouvement. Pas même un spasme. Immobile.

L’odeur âcre de l’essence et du caoutchouc brûlé s’est implacablement imposée. Mon cerveau a freezé. Je me revois clopinant vers lui et me dire : « Il va se relever. C’est juste une pause dramatique. Il va râler pour son blouson, ou balancer une connerie. C’est son truc. Il a toujours aimé se faire attendre ». Mais, non. Son casque fendu, la flaque écarlate, l’angle impossible de ses jambes. J’ai gueulé son prénom jusqu’à l’écorcher du monde, la gorge en feu, les tripes retournées. Silence. Zéro battement. Aucun retour. Rien qu’un corps inerte et un désespoir à genoux.

Mon pilier. Mon jumeau d’errance. Mon frère de route depuis la première bouffée de liberté. Fauché au matin de sa vie, après une nuit qui n’aurait jamais dû se terminer.

Il est mort sur le coup.

Le chauffard n’en était pas un. C’était un pauvre homme qui partait bosser, les paupières encore collées, le café tiédi sur le tableau de bord. Il a appelé les secours, la voix secouée, incapable de comprendre ce qui venait de lui tomber dessus. Sa conduite n’avait rien d’agressif ni de dangereux. Juste un mec dans sa caisse filant à allure normale, au mauvais endroit, au pire moment. Il suivait les lignes. Nous, on les effaçait.

Le choc, c’était nous. Notre vitesse, notre déraison, notre orgueil surboosté par les stups. Aucune défaillance mécanique. Aucune chaussée traîtresse. C’était nos pneus qui mordaient la route, notre virée apocalyptique, nos réflexes rouillés par les rails, les verres, l’euphorie décadente. On était des putains de dominos imbibés, deux corps fous lancés à tombeau ouvert dans une aube d’une clarté éclatante, insolente. Un de ces matins lumineux qui aurait dû annoncer la vie, pas le sceau de la fin.

On avait régné sur la nuit comme deux rois déchus, et le jour est venu réclamer nos couronnes. J’avais pris la tête du cortège. J’ouvrais la voie comme si elle m’appartenait. Et ce détail absurde qui refuse de me lâcher. Quelques bornes avant, pour le fun, j’ai levé le pied. Un clin d’œil, une bourrade sur le guidon. « Vas-y, frère, à toi l’honneur. » Mes derniers mots. Je les entends encore, nets, précis, gravés au scalpel dans ma mémoire. Connor est passé devant, sans hésiter, comme toujours. Voilà comment il a croisé la route de l’acier à ma place. Voilà pourquoi c’est son corps, et pas le mien, qui s’est envolé. Pourquoi c’est sa vie, et pas la mienne, qui s’est arrêtée ?

Connor n’avait pas la moindre chance. On a creusé notre tombe à deux, mais la terre l’a avalé, lui. Ce n’est ni la drogue ni l’alcool, pas même la vitesse, qui me hantent la nuit. C’est cette phrase. Ces quelques mots lancés comme une malédiction, sans savoir que je signais sa fin. Cette décision minuscule, presque anodine, a tout changé. Et ça, je ne me le pardonnerai jamais.

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