CHAPITRE 51.1 * VICTORIA
LES POINTS SUR LES I
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V.R.S.de.SC
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Mon regard ratisse le bar alors que je m’assure que le service suit son rythme. Un balayage visuel furtif, presque militaire, pour surveiller le défilé des verres et des plateaux. Une ronde dans les cuisines m’a permis de vérifier côté chaud : les tapas attendent en rangs serrés, prêts à être déployés sur les assiettes. J’ai même procédé à une discrète razzia sur les amuse-bouches au passage — officiellement sous couvert de contrôle qualité, en vrai, pour satisfaire une petite fringale stratégique. Pas question de tomber d’inanition sous prétexte de responsabilité. Ces mignardises sont un délice, un festival de saveurs équilibrées et aromatiques, chaque garniture fondant délicatement sur la langue. De quoi donner envie de retester. Deux fois. Minimum. Par rigueur professionnelle, bien sûr.
Les cocktails signature brillent de justesse et de panache : Baptiste et Clélia orchestrent leurs mixtures avec une précision quasi mystique. Ils font un boulot d’enfer. Presque dommage de devoir sabrer ces chefs-d’œuvre. Presque. Les décorations flirtent entre halo et braise, suggérant l’entre-deux d’un paradis torride — clin d’œil malicieux à notre thème du soir : « Anges et Démons ». Alliances audacieuses, couleurs flamboyantes, chaque verre déclenche une salve de sensations. Des sortilèges ou des potions magiques. La preuve ? Il suffit d’écouter les soupirs étouffés, les « mmmh » surpris, ou les exclamations ravies qui fusent autour de moi. Les réactions parlent d’elles-mêmes : impact direct, cible atteinte.
Je m’offre une respiration — furtive, mais méritée — et commande à ma barmaid un « Larmes d’Ange ». Je veux du frisson, du floral, de l’acide, de quoi me donner un coup de fouet sans m’engourdir. Ou l’alibi élégant pour picoler, j’avoue.
Derrière le comptoir, Clélia dégage une puissance sensuelle, corsetée, parée de chaînes, cloutée de cuir. En vérité, sa marque de fabrique habituelle, mais, ce soir, l’ambiance Halloween accentue son look, faisant d’elle une extension organique du décor, comme une créature née de la nuit. Baptiste, lui, ressemble à s’y méprendre à The Crow, avec son maquillage pâle et son regard charbonneux. Un éclat complice courbe mes commissures : j’adore que l’équipe se soit plongée avec autant de conviction et d’inspiration dans l’esprit de la soirée. Ils ont joué le jeu jusqu’au bout.
Avec minutie et le sourire, Clélia dépose les fleurs comestibles à la surface de mon élixir de bonheur liquide. Sérieusement, on jurerait qu’elle m’initie à un rituel païen ou qu’elle me transmet un philtre d’amour version sabbat chic et moderne. Normal : cette création, je l’ai conçue en hommage à Cupidon — des pétales, des bulles, du rose. La passion en boisson. Du pur marketing girly. J’assume.
Lorsqu’elle me tend la coupe, je trempe mes lèvres dans une véritable brume végétale et sensuelle. Une vague de fraîcheur pétillante envahit immédiatement mes papilles. Aussi esthétique que savoureux ce cocktail, une vraie pépite ! Voilà un plaisir qui appelle l’objectif.
Je dégaine mon téléphone et transforme le présent en contenu pour les réseaux. La recette pour une image instantanée ? L’angle idéal, une mimique calibrée, clin d’œil, sourire et hop, c’est dans la boîte. D’un simple clic, je contrôle la perception. À peine quelques secondes de vidéo, entre volutes d’alcool et néons qui dansent, juste de quoi enflammer les algorithmes de la soirée. En deux deux, la story taillée sur mesure est postée. Je croise le regard de Clélia qui me renvoie une expression fièrement détachée en mode « on gère ». La mienne confirme d’un arc de sourcil entendu : « of course ».
Verre en main, je serpente entre les corps et les bulles de voix, échangeant quelques politesses par-ci par-là, distribuant des plaisanteries complices pour allumer des éclats de rire. C’est mon terrain, mon ambiance, et je me sens en parfaite maîtrise. Il n’y a rien de plus gratifiant que de ressentir l’énergie circuler.
Je me dirige ensuite vers la cabine du DJ. Un rapide check pour être certaine que la playlist s’adapte au rythme des festivités. Quelques mots à l’oreille pour lui rappeler le timing serré de la performance en approche, un sourire en réponse, le genre qui dit « oui, cheffe », tout en espérant ne pas me revoir avant la fin du set.
La musique bat son plein. Littéralement, je sens les basses dans mon estomac. Les décibels claquent comme des vagues en furie. Idéal pour électriser la foule et vendre trois coupes de plus à la minute. Toujours viser le nerf du chiffre.
Peu après, je m’octroie un nouvel instant de relâchement en sentinelle au-dessus de la piste, après avoir, cette fois, passé en revue les espaces VIP. La structure en plumes blanches suspendue dans la loge « Ange » battait de l’aile et perdait sa symétrie céleste. Ni esthétique, ni symbolique. Ni vu ni connu, j’ai stabilisé l’ensemble en ajustant les fils invisibles et voilà, magie en coulisses.
Comme un réflexe programmé en dur, je vérifie l’état des publications. La soirée pulse sur toutes les lèvres et éclate dans toutes les stories. Les likes affluent, les commentaires s’accumulent — la marée numérique est bien enclenchée. Mon esprit fonctionne déjà en mode réception, jonglant avec ses dizaines de fenêtres mentales, mais je garde un œil discret sur les notifications, prête à m’adapter si nécessaire. Mes doigts s’arrêtent inévitablement sur une phrase en particulier : « Tu fais de l’ombre aux anges. Même l’enfer s’incline ».
Mon cœur loupe une mesure et mes pensées trébuchent. Mon cerveau est un palace de logistique, je gère une centaine de personnes, et là, il bugue sur trois mots, claque la porte du service événementiel et part roucouler au rayon émotions ? Sérieusement ? Ridicule. Irrésistible. L’envie jaillit, frôle la limite de l’agression : le voir. Le sentir. Le respirer. Tout de suite.
Une étincelle de malice danse dans mon sourire, comme une braise sur la langue qui descend jusque dans mon bas-ventre. Je repense à sa provocation, à cet ordre voilé de douceur exigé et donné — avec préméditation. La finesse de sa manœuvre me colle à la peau, un sortilège sophistiqué qui attend son heure. Chaque seconde aiguise la lame du basculement.
Il l’ignore encore, mais ce rapport de force vibre en miroir. J’ai mes propres pièges en réserve. Ce qu’il me fait subir, je le redessinerai à mon avantage. Il viendra. Il se languira. Il doutera. Et quand il croira manier la bride, ce sera à son tour de se frotter à mes règles. Cette tension fébrile qu’il cultive à distance ? Elle va le dévorer à rebours. Savoureuse. Impitoyable. Il s’y brûlera la langue, les reins, la raison.
Je ne lui céderai pas tout de suite. Même si chaque fibre de mon être me criera le contraire. Non. Le jeu mérite mieux qu’un abandon précoce. J’amplifierai le manque, distillerai l’attente. Ses avances seront repoussées juste assez pour qu’il en redemande, encore et encore. Mes gestes seront des promesses muettes, mes regards des leurres dorés. Je serai le parangon même de fantasme froid de l’inaccessibilité, une énigme offerte sans clé. Je le veux à ma merci. Et quand il n’aura plus d’issue, plus de souffle, quand le désir aura consumé ses dernières défenses, alors seulement, je l’inviterai à plonger. Avec la douceur torride d’un appétit mûr pour l’éruption. Longtemps contenu. Prêt à se rompre dans l’éclair de son impatience.
Soudain, une silhouette familière accroche mon attention : Leslie. Le moment est venu de mettre les points sur les « i ». Pas de détours, pas de demi-teintes. Ce soir, j’ai troqué ma diplomatie sororale contre un tesson de vérité.
Je quitte l’étage et m’engage parmi les capes sombres et les étoffes vaporeuses des fêtards, fendant les effusions de joie, les masques, les accolades. Le rythme pulse sous mes pieds, en écho à cette détermination muette qui enfle à l’intérieur.
Je l’atteins enfin, si près que son corps capte déjà mon intention avant son regard.
Quand elle pivote, un croc s’emboîte dans l’autre.
— Il faut qu’on parle, lancè-je d’une voix ferme.
Elle tente le détachement, hausse un sourcil, mais je perçois le battement d’alerte dans ses pupilles.
— Sérieux ? Ici, au milieu de la piste ?
— Tu as bien roulé une pelle à James devant tout le monde, non ? Ça t’a pas dérangée.
Elle soupire, les paupières lourdes, et tourne le visage. Le face-à-face la gêne plus que prévu.
— N’en fais pas tout un plat, s’il te plaît. Je n’aurais pas dû…
— Non, en effet, je tranche.
Leslie pince les lèvres, muselle sa réaction. Un instant, elle semble sur le point de riposter, de plaider sa cause peut-être, mais sa réplique se dessèche.
Elle reprend la main.
— Si tu veux qu’on parle vraiment, c’est pas le lieu. Suis-moi.
Je la détaille comme un terrain miné, mais ne proteste pas lorsqu’elle m’entraîne dans son sillage, vers la mezzanine qui surplombe le club. Elle nous conduit droit vers l’antre insonorisé de Mati. La salle des secrets. La porte claque derrière nous — un verrou de confidentialité — et un silence de plomb nous engloutit, aussi oppressant que la pièce elle-même. Les bras croisés, je me cale contre le bureau tandis que Leslie se campe devant le mur vitré. Les vestiges de mon étreinte avec James jaillissent dans ma tête, moite de mémoire, palpitant encore sous ma peau, mais je les étouffe illico. Pas le moment de repasser le replay X et de mouiller l’esprit. Suffit. Reviens dans le présent, Vic. On zappe vers l’épisode de série HBO : déco léchée, tension de cristal, gants de velours et répliques qui résonnent plus fort que des escarpins sur du marbre italien. Non, j’exagère, on n’en arrivera pas là. J’espère.
J’observe ma meilleure amie, dos tourné. Les faisceaux pourpres et glacés des lumières stroboscopiques plongent l’espace dans une ambiance artificielle — tout sauf conviviale — filtrant la réalité à travers un prisme métallique. J’allume la lame de banquier pour injecter un peu de chaleur à cette ambiance polaire.
Elle ne dit rien, moi non plus. Je ne sais même pas par quel bout tirer la corde. Quel est le protocole quand ta BFF… fait quoi au juste ?
Dès que j’ai vu Mati revenir dans le club, Leslie sur les talons, chacun arborant un air bourru et farouche, port rigide, mines froncées, j’ai tout de suite flairé l’anicroche. Rien ne crie mieux « catastrophe imminente » que deux adultes marchant en synchronisation passive-agressive. J’ai d’abord soupçonné mon patron d’avoir confié à ma meilleure amie les mots murmurés dans la pénombre de son bureau, ceux qui ébauchaient un nous. Mais non, s’il avait fait mention de notre conversation, Leslie me l’aurait envoyé en pleine figure. Elle n’a jamais eu la patience de masquer les débordements et, quand il s’agit de laver son linge sale en public, elle fait sauter le couvercle à chaque fois. Comme elle n’est pas venue me confronter, j’en ai déduit une bisbille de plus à leur drame feutré, sans m’appesantir. Après tout, à force de les voir se crêper le chignon pour un oui ou pour un non, et puisque que j’avais d’autres chats à fouetter, j’ai relégué cet énième feuilleton au second plan.
L’aveu de James m’a fait percuter : non seulement il y avait le feu au balcon, mais j’étais — nous étions — directement au cœur du brasier. Leslie l’a embrassé. Devant Mati. Un affront brodé de stratégie, trempé dans l’improvisation affective. Une gifle satinée. Aussi bien envers lui que moi.
Même si elle s’en défend, Leslie est amoureuse de Mati, et réciproquement. Elle s’arc-boute sous son orgueil, mais l’évidence s’impose : les sentiments se courent après, se mordent, se refusent et s’appellent. Sauf qu’il a la liberté dans la peau, le charme comme piège, la déstabilisation pour credo. Elle ? La même équation insoluble, version talons aiguilles et mascara. Pour elle, Mati est trop dangereux pour quelqu’un qui cherche à se sentir en sécurité. Pour lui, Leslie est un aimant à contrechamp, une force gravitationnelle qu’il tente d’éviter, mais vers laquelle il revient toujours. Et puis, elle est trop fière pour se laisser apprivoiser.
Leslie n’a jamais vraiment voulu qu’il referme le chapitre sur elle. Elle a maintenu la porte entrouverte, les rideaux tirés, les lumières allumées. Sinon, elle aurait déserté la scène depuis longtemps. Moi, j’étais la page suivante pour lui. Juste assez de chaleur pour contrer l’hiver. Pas assez pour devenir feu. Collaboratrice discrète, oreille disponible, plan cul occasionnel. Entre nous, il n’y a pas eu de romance, mais un entrelacs de vérités tues, suspendu entre l’amitié et la nécessité de se sentir vivant.
Elle savait. Elle faisait mine de ne pas s’en soucier. Non par insensibilité ou hypocrisie, mais parce qu’on fonctionne ainsi, elle et moi : avec franchise, respect, et cette élégance un peu rude qui consiste à ne pas mélanger les frontières du cœur, du corps et de l’égo. On n’est pas du genre à s’envoyer des piques ou à jouer les rivales. Pas besoin. On est adultes. Notre amitié s’est forgée sur la confiance, l’ouverture et cette transparence qui exclut la jalousie ou la mesquinerie. Ni l’une ni l’autre ne considérons nos gestes comme des coups bas. Quant à nourrir la rancune, ça ne se discute pas. Nos choix, nos réactions sont assumés. C’est la vie. Elle écorche parfois, elle bouscule, elle tord l’orgueil, mais elle ne brise pas le solide. Enfin, je le crois. Sincèrement. Si je me trompe ? Si, depuis tout ce temps, Leslie faisant bouillir la soupape de la rancœur pour me l’éclater à la figure ?
Le doute me serre. Je suis coincée dans un dilemme. Si je décide de lui parler de la proposition de Mati, elle pourrait la recevoir comme une trahison de plus. D’un côté, lui révéler cet échange, c’est lui prouver que je tiens à notre amitié, que je ne souhaite rien dissimuler. De l’autre, l’aborder sans y être obligée risquerait d’attiser des frictions déjà trop présentes entre elle et Mati ou, pire, approfondir leur fracture. Ou la nôtre. Mati pourrait m’en vouloir d’avoir vendu la mèche… Putain d’imbroglio ! Bon sang, si je garde toute cette histoire pour moi, je m’englue dans le mensonge, dans ce labyrinthe de secrets qui finit constamment par empoisonner les liens les plus inaltérables. J’ai toujours opté pour l’honnêteté dans la vie, mais là… Entre sauvegarder ma relation avec l’une ou mettre en péril celle avec l’autre, le choix me parait impossible. Mati ou Leslie ? Merde, tirez-moi une balle. Si ça continue, je vais m’inscrire à un club de yoga. Mieux vaut m’assouplir si je veux trouver une façon de me contorsionner hors de ce foutu triangle.
Je décide de conditionner ma confidence à la transparence dont elle fera preuve face aux éclaircissements que je m’apprête à lui demander. Parce que, bien sûr, la transparence et moi, on est de vieilles copines, à l’exception de ces dernières 24 h où j’ai joué à cache-cache avec ma vérité. Bref… on démêlera cet autre nœud plus tard, quand mon canevas personnel made in Écosse sera enfin en face de moi. J’ai deux, non, trois perles à lui broder à lui aussi. Des confessions, comme ça, pour pimenter la conversation. Autant dire que ça va être un joli paquet cadeau.
Mais pour l’heure, il est temps de percer les défenses de ma meilleure amie :
— Leslie, je crois que tu me dois des explications.
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