8 – 1 La paix ou l'annihilation
Elle dut attendre finalement une journée supplémentaire avant qu’ils puissent intervenir sur son œil. Il y avait trop de blessés dans le dernier convoi, et ces derniers étaient prioritaires.
Quel arrivage ! Pour être animé, ça l’était maintenant. Il y avait des gens dispersés jusque dans les couloirs, trouvant refuge là où ils le pouvaient, n’ayant pas attendu l’organisation des compagnons débordés. Elle s’attendait à partager sa chambre, mais ce n’était apparemment pas prévu au programme. Ils tenaient à lui accorder ce petit privilège.
Était-ce réellement la seule raison ?
Elle leur fit comprendre ses arguments. Ressortant de sa chambre quelques heures plus tard, attirée par des bruits de course et des hurlements lointains, elle trouva une femme recroquevillée au sol, juste à côté de sa porte, ses deux jeunes enfants blottis contre elle. Le troisième, un garçon un peu plus âgé, figé debout, sur le qui-vive, fixait farouchement la direction d’où provenaient des cris. D’autres individus s’engouffraient dans le couloir, tout aussi affolés. Lorsqu’ils s’aperçurent de sa présence, tous les quatre sursautèrent. Elle s’excusa, leur demanda s’ils savaient ce qu’il se passait.
— Désolée si je vous dérange, répondit la femme, un peu gênée, encore effrayée. Un type s’est mis à vociférer comme un damné, à menacer tout le monde avec un couteau. J’ai cru l’entendre réclamer sa dose, sûrement un drogué en manque. Et ces braves gens qui nous ont amenés ici essayaient de le maîtriser quand je me suis sauvée… Vous comprenez… Mes enfants… J’ai eu peur. Il y a trop de monde là-bas. Je suis pas tranquille d’y retourner.
Des compagnons médics faisant leur tournée dans le coin la retrouvèrent assise par terre, bien installée sur un des coussins lui servant habituellement à s’installer plus confortablement dans son lit, somnolant le temps que cela se passe. Et dans ce qui avait été sa chambre jusqu’ici, les trois enfants dormaient sereinement les uns contre les autres sur le lit, petite portée de chaton sous l’œil bienveillant et tranquillisé de leur mère ayant rapproché le fauteuil juste à côté d’eux.
— Vous avez peur de quoi ? Je suis pas chien ! Ou si vous tenez vraiment à m’isoler, mettez-moi à la rigueur dans une pièce plus petite, que celle-ci profite à d’autres.
Ce qu’ils firent. Elle perdit sa salle d’eau attenante et le joli fauteuil. Dans ce nouveau logement, l’assise visiteur consistait en une simple chaise, le rangement s’y limitait à un simple petit meuble à tiroir sur roulette, guère plus large qu’une table de nuit, digne de n’importe quel hôpital, mais qu’importe. Certaines situations faisaient qu’on devenait moins regardant sur son confort et son intimité.
Et enfin le moment fatidique arriva. Ils avaient redressé sa tête de lit pour mieux l’installer durant l’expérience, tous impatients de voir le résultat. Ils étaient bien une demi-douzaine, ce qui rapetissait encore la perspective de la pièce. Une bonne partie de l’équipe, dont Marc, qui ne voulait rater aucune étape de son projet. Il lui enleva le bandeau.
— Vous êtes sûrs que vous voulez pas m’endormir, les gars ? Je garantis pas mes réactions.
Elle n’osait avouer qu’il lui manquait une ou deux présences rassurantes. Où étaient donc Mahdi et Yahel ?
— Mais non, rassure-toi, lui répondit Marc. Y en a pas pour long, et à part une sensation de gêne, tu devrais rien sentir.
— Marc… Tu te rappelles que tu t’es déjà planté sur le sujet ?
— Tu vois les cernes sous mes yeux ?
— Oui, et ?
— C’est les nuits blanches que je passe à me casser la tête pour éviter ça, une prochaine fois.
Une prochaine fois…
À leur invitation à pencher la tête en arrière, elle finit par obtempérer, bien qu’elle ne pût rater la vue des instruments dont ils allaient se servir, posés bien en évidence sur un plateau.
Pas malin, ça…
Elle se mit dans le noir, s’imposa de profondes inspirations, trouvant d’abord l’idée de se laisser couler dans le lit, cherchant les sensations moelleuses du matelas et des oreillers pour se dissocier de son corps et le leur abandonner. Avec ces mains maintenant sa tête immobilisée, tous ces doigts tripatouillant, ces trucs fourrageant, pas suffisant. Par instinct, elle faillit se redresser d’un coup, réprima suffisamment la pulsion pour éviter le drame, juste une bonne petite ruade, pour la forme.
— Si tu bouges trop, on risque de te blesser.
Une des médics, la connaissant bien, car ayant été présente depuis le début de son arrivée, l’assista pour l’aider à se détendre. Pas vraiment de l’hypnose, mais juste ce qu’il faut pour détourner son attention. Une main posée doucement sur le haut de son torse, elle lui parlait sans cesse, essayait de discuter avec elle. Quand elle lui demanda ce qui lui plaisait le plus, la pensée de Mahdi, Belle voix, lui racontant des histoires, alors qu’une éponge chaude et savonneuse caressait sa peau, s’imposa de suite.
Cela marchait. Elle s’inquiéta juste un peu à l’apparition d’une odeur de brûlé.
— Hey, les gars, ça sent le cramé ! leur signala-t-elle.
— Pas d’affolement. C’est normal. Si tu veux que ce soit solide…
— Marc ! le menaça-t-elle.
— Et arrête de dire “les gars”, il y a des femmes ici, je te rappelle.
— Oh, pardon ! Quel gentleman ! Je ne me rappelais pas de toi comme ça. Mesdames, interpella-t-elle, il est toujours aussi prévenant ?
Quelques rires étouffés, d’autres plus francs, une s’exclamant joyeusement :
— Moi, je le trouve bon à marier !
— Ah, ben au moins une qui sait m’apprécier à ma juste valeur, rétorqua-t-il en jouant le vexé. Voilà… Tu veux bien essayer d’ouvrir ton œil ?
— Déjà ?
Il était vrai que plus rien ne venait déranger son intégrité, et ce depuis un petit moment déjà.
Une sensation étrange sous sa paupière. Plus de vide. À la place, un frottement léger, subtil, auquel elle pourrait aisément s’habituer. Puis un élancement lumineux dans son crâne.
Elle voyait.
Oui, son œil voyait. Et même plus. Les images que l’équivalent humain de cet organe transmet, mais aussi des informations, des analyses, un flot continu, envahissant, vertigineux. Elle réussit à tenir quelques secondes avant de le refermer, sa tête allant un instant chuter sur l’oreiller relevé derrière elle, lâchant un petit gémissement.
— Ça va ?
Elle redressa la tête.
— Oui, c’est juste… un peu troublant.
Elle retenta l’expérience, résistant plus longuement, cette fois.
Le potentiel. Oui, elle le comprenait maintenant. Voir, lire et agir dans un laps de temps le plus court possible, cela représentait beaucoup d’informations à gérer en même temps. Mais une fois qu’elle aurait maîtrisé la chose, elle eut quelques idées sur l’usage qui pourra en être fait.
— Je n’imaginais pas que cela se présenterait ainsi… Ça cause tout le temps, comme ça ?
— On l’a programmé de cette manière. Mais cela ne servira pas qu’à toi, car ce que ton œil voit est transmis en direct sur écran grâce à un émetteur. Certaines annotations ne te serviront pas. Tu devras apprendre à en faire le tri, en fonction des situations, quelles qu’elles soient…
— Ah ouais !…
Elle ne savait pas si c’était une bonne nouvelle.
— Et qui sera de l’autre côté ?
— C’est le rôle de ton ange-gardien.
— Yahel ?
— C’est ce que j’ai cru comprendre.
— M’étonnerait qu’on ait pensé à ça quand on lui a confié mon pendentif… marmonna-t-elle.
— Tu disais ?
— Non, rien… Et je serai géolocalisée tant qu’on y est ?
— On y a pensé, mais on n’a pas été jusque-là. Vu qu’on pourra voir où tu seras… On testera tout ça dans les prochaines semaines.
— Donc, avec ça, je vais pouvoir jouer les espionnes. Une petite puce s’infiltrant dans les recoins les plus sombres…
— Ça, tu verras avec les dragons.
Elle sourit devant les commentaires s’affichant pour Marc. Encore plus quand elle essaya une vision plus éloignée à travers la porte entrouverte. Elle l’entraperçu, lui, trônant adossé au mur quelques mètres plus loin dans le couloir, plus ou moins dans la même posture que cette première fois où ils s’étaient croisés, alors qu’elle ignorait encore qui il était. Elle qui s’étonnait de son absence…
En bonne position pour écouter discrètement, son roi présentait un rythme cardiaque bien rapide. Bien joli, mais cela signifiait quoi ? Nervosité ? Anxiété ? Excitation ? Il n’était tout de même pas resté dehors par peur ?
Bon, voilà un appareil qui a ses limites. Elle n’était pas mentaliste pour deux sous et ne s’imaginait pas le devenir du jour au lendemain.
Elle se reposa à nouveau sur l’oreiller, les yeux clos. Même si le déséquilibre entre ses deux yeux pouvait être étourdissant, voire nauséeux si elle se précipitait, au moins, pas de douleur. Oui, au moins ça, elle estimait pouvoir vite s’y adapter. Par contre, il fallait vraiment qu’elle trouve un moyen pour ses bras. Ce blocage induit par la souffrance à chacun de ses gestes, comment le supprimer ? Elle n’allait pas garder deux poids morts encore pendant des mois, ce n’était pas le but.
— Viens, entre ! Elle est là.
Yahel, qui se décidait enfin à arriver. D’abord surprise de son absence, Tara s’était rappelée de son état de la veille, un état tel qu’elle avait préféré la raccompagner en personne jusqu’à sa couche. Elle l’avait alors supposée en repos forcé.
Tiens, qu’est-ce qui s’affiche pour elle ? se dit-elle, tournant son regard vers elle. Sa forme ne semblait pas feinte. Ou alors, c’était l’enthousiasme. Sauf qu’elle n’était pas venue seule.
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