— Wow ! Ça y est ?

— Dis donc, Yahel, tu en fais une tête. C’est si flippant à voir que ça ?

— Euh, c’est étrange, répondit-elle, un peu gênée de sa première réaction. Ça te fait un look d’enfer ! se rattrapa-t-elle dans un grand sourire sincère.

L’autre femme avait eu un léger mouvement de recul. Tara concentra enfin son attention sur elle.

— Mylène ?

Cette dernière lui fit un petit signe de la main, l’air intimidé. Tara ne souriait plus. Elle n’avait pu manquer le sigle sur sa veste, celui des soignants. Était-ce cela ? Ou sa réaction ? Ou simplement parce que c’était Mylène, un élément de son ancienne vie, et pas forcément un des plus espérés ? Toujours était-il qu’une pointe d’agacement grandit aussitôt en son for intérieur. Elle revint sur Yahel.

— Tu m’expliques ce qu’elle fait là ?

— Tu m’avais raconté un jour qu’elle était devenue kiné spécialisé dans la rééducation post-trauma. Je me suis dit que ça pouvait être utile.

Tara la voyait venir.

— Peut-être. Mais pourquoi elle ? T’avais personne d’autre ? Parce que là, t’as pris un risque.

Yahel haussa les sourcils, ne comprenant pas.

— Cool ! Tout va bien ! Pourquoi tu dis ça ? Les nôtres sont tombés sur un message radio, répété plusieurs fois par jour, où ton nom était cité. Quand je l’ai entendu à mon tour, j’ai fait le lien. Et quand elle a su que c’était pour toi, elle a accepté de suite.

Tara continua la discussion comme si Mylène n’était pas là.

— Ah oui ? N’importe qui m’appelle comme ça sur les ondes, et hop ! La vigilance a baissé, les derniers temps, ou je me trompe ?

— T’as vu tout le monde qui circule ici, on n’est plus à ça près… Sans rire, j’ai pensé bien faire. Tu aurais dû l’entendre. Elle s’inquiétait vraiment pour toi. “Si tu entends ce message, répond ! Ou vous qui l’avez emmenée, qui que vous soyez, dites-nous si elle va bien, je vous en prie…” Voilà peu ou prou ce qu’elle transmettait. T’aurais fait quoi à notre place ?

Elle préféra réprimer ses commentaires.

— Et tu comptes l’intégrer ? Je croyais qu’il fallait des personnes de confiance.

— Tu voulais quoi, que je la laisse crever dehors ?

Tara se tut, le regard sombre.

— Je peux t’aider… tenta la pauvre femme.

— Inutile, je peux me débrouiller seule. Pas besoin de toi… Pourquoi es-tu donc venue ? Dis-le que c’est pour mettre tes fesses à l’abri.

— Non, je… Il y avait une caméra dans le coffee-shop. J’ai vu ce que tu as fait.

— Et alors, tu veux aussi jouer les héros ? Et si tu sors et que tu tiens pas ta langue, que tu dis où nous sommes, tu as conscience des conséquences ?

Yahel soupira.

— Ouf ! Tu n’es pas tendre…

— Je n’ai jamais prétendu l’être.

Mylène respira un grand coup.

— Pour que tu t’énerves comme ça, j’ai peut-être eu raison de m’inquiéter, non ?…

En voilà un cardio qui s’affolait ! Et c’était quoi cette manière de lui faire les grands yeux, comme si Tara devait lui avouer quelque chose. Décidément, ronchonna-t-elle, Mylène ne comprenait rien, ou tout de travers. Comment savoir ce qu’elle s’imaginait.

— Écoute, insista Yahel, maintenant qu’elle est là, profite-en pour toi. Tu n’as pas vraiment le choix. C’est toi-même qui ne cesse de te plaindre.

— Ah bon ? Et depuis quand je me plains ? Et de quoi ?

— Tu ne le fais pas avec des mots, et à moi, tu dis rien, mais ça se voit. Pas la peine d’être futé pour comprendre. Même s’il ne nous avait rien dit…

Tara déclara forfait. Elle se doutait qui avait pu lâcher le morceau, ce qui n’était pas étonnant. Après tout, Mahdi se sentait très concerné par l’affaire en tant que roi.

— Même toi, tu étais au courant ? demanda-t-elle à Marc.

— Nous avions bien compris que tu avais quelques difficultés. À savoir si c’était un temps de cicatrisation, ou un autre problème, comme c’est la première fois pour nous tous… C’est pour ça que, après en avoir discuté tous ensemble, nous avons préféré retarder les tests. On voulait pas te mettre la pression.

— Eh bien, vous venez de me donner une raison d’y arriver.

Elle se redressa, bien droite sur le lit, et commença à lever sa main gauche. Elle la brandit lentement, puis serra le poing comme pour montrer qu’il n’y avait plus de problème. Le grognement qu’elle s’entendit produire, accompagné d’une grimace irrépressible vint gâcher son effet.

Sous l’effet du stress, elle continua à avoir mal. Pour résultat, Mylène recula d’un pas, mine effarée.

En plus, elle est faible ! pensa-t-elle.

— Bon, apparemment pas le choix, en effet. Je dois avoir une parfaite maîtrise de ces engins, comme si je les avais toujours eus. Mais si jamais… Je t’aurai à l’œil, tu m’entends ?… Et au moindre faux-pas, si jamais il arrive quoi que ce soit dont tu es responsable, crois-moi que je… que je…

Qu’est-ce qui m’arrive ?

— Que je… Yahel ! râla-t-elle.

Tara n’y avait pas prêté attention et n’avait même rien sentie, l’esprit occupé, mais Yahel s’était rapprochée et, sous ses yeux ébahis, dégageait une aiguille qu’elle avait délibérément plantée dans son bras.

Elle se sentait partir. Elle entendit le rire du roi depuis le couloir, se demanda s’il riait d’elle ou de la situation. Cette colère qui avait rugi en elle, n’était-ce pas plus contre elle-même que contre cette pauvre femme ?

— Désolée, la douleur la rend un peu irritable. On va pouvoir travailler maintenant.

Elle ne s’endormit pas totalement, la dose devant juste l’assommer. Elle les sentit la manipuler, alors que leurs voix tournaient dans l’air en nuages colorés, expliquant à sa nouvelle aidante de quoi il retournait. Puis tout devint calme. Elle flottait, présente sans être là, le temps dilaté, difforme, portée dans un rêve éveillé où il ne se passait rien, juste une solitude sereine, apaisante.

Non, il y a encore quelqu’un.

— Tu es encore là…

Plus une constatation qu’une question.

Mylène, assise sur la chaise à côté du lit, affichait une mine des plus contrites, un peu triste, même si elle opina en voulant paraître pleine d’assurance. Après tout, elle ne pouvait rien lui reprocher. À sa place, elle aurait sûrement aussi trouvé un prétexte pour trouver un coin sécurisé.

Et actuellement, c’est moi qui me la coule douce dans un lit.

— Tu vas mieux ? lui demanda Mylène après un coup d’œil en coin, comme pas rassurée.

Tara ne lui répondit pas.

— Vas-y, maintenant que nous sommes seules, soit franche : comment es-tu arrivée là ?

— Pour les caméras, c’est vrai, je te jure. Ce jour-là, j’étais rentrée chez moi il y a peu, mes deux derniers patients ayant annulé au dernier moment. Quand cela a commencé, j’ai compris pourquoi. Et j’ai découvert un avantage, ou plutôt la chance de vivre dans un quartier un peu à l’écart. J’ai alors tout suivi par les infos, quand ils en diffusaient encore. J’ignore comment ils se sont procurés les enregistrements, mais au milieu de tout le fatras d’images, j’ai reconnu le coffee-shop… J’ai vu ces types vous menacer et… C’est les filles qui m’ont raconté la suite, continua-t-elle après avoir dégluti, comment ces gens vous ont sauvés et t’ont emmenée sans qu’on sache où.

— Les filles ?

— Oui. Tamy et Lucie. Si jamais je te retrouvais, elles m’ont chargée de te dire qu’elles étaient désolées. D’après ce qu’elles m’ont dit, elles auraient suivi les conseils de tes sauveurs en prenant tout ce qui pouvait traîner comme nourriture, jusqu’à vider toute la réserve, et l’ont partagé avec les autres filles et les quelques personnes qui ne se sont pas sauvés comme des dératés aussitôt après ton départ. Ils seraient ensuite sortis tous ensemble pour s’entraider, être sûr que les plus fragiles allaient retrouver leur foyer en toute sécurité. Sur la place, ils étaient tous devenus dingues.

— Et comment tu sais tout ça ?

— En fait, elles n’ont pas réussi à rentrer chez elle. Leur quartier était déjà barricadé. Va savoir quel groupuscule ou quel pseudo-gang s’est cru dans un film et a voulu se l’approprier. Elles sont tombées sur un mur de voitures incendiées, de caddies, de bancs, avec quelques panneaux annonçant la couleur. Il y avait beaucoup d’interdictions, du genre qui n’avait pas le droit de foutre un pied dans la place, si tu vois ce que je veux dire. Elles ont alors compris qu’il ne valait mieux pas s’y risquer.

— Mouais, je vois. Comme si d’avoir des voisins homosexuels était dangereux au point d’envahir votre propre lit ! M’étonne pas. C’était déjà un coin pourri avant, va savoir pourquoi. Un étrange amoncellement de malades, une vraie épidémie de connerie aiguë. Et on dit que c’est les jeunes les pires… Va comprendre…

— Moi aussi, je leur avais déjà dit de partir. Elles avaient trop d’ennuis là-bas. Un jour ou l’autre, elles se seraient faites agresser. Bref, je les ai retrouvés devant ma porte. Les pauvres, elles avaient perdu toutes leurs affaires. Je pouvais pas les laisser comme ça. Alors on est resté barricadé chez moi, le temps que les choses se tassent, faisant durer les provisions qu’elles avaient ramenées. Mais, comme tu le sais, ça s’est jamais vraiment calmé.

Disons que je m’en doutais…

— Quand l’électricité a sauté, c’est devenu terrible. La nuit, on entendait un tintamarre indescriptible, des tirs et des explosions, sans savoir d’où ça venait. Je soupçonne que certains faisaient exprès de passer à ras des fenêtres en hurlant, tapant dans les murs, les portes et les volets, rien que pour nous faire peur. Et je te raconte pas les résidus et autres traces que nous retrouvions le lendemain, prouvant ces maraudes.

— Vous n’aviez plus de courant ? s’étonna-t-elle.