12 – 1 La mort est un ange, et la mort est notre Dieu, nous tuant tous
Bien qu’il fasse encore froid le matin, la neige avait bien fondu. Tara revenait de sa marche quotidienne, moins sportive sans cet obstacle naturel, mais pestant toujours contre les strates de vêtements qu’elle était obligée d’enfiler pour résister au froid. La nature se vengeait-elle ? Avait-elle compris qu’elle pouvait reprendre sa place de plein droit, et avait décidé de s’imposer de suite ? Ou la météo, déjà bouleversée, ne savait plus sur quel pied danser ? Peut-être juste l’emplacement du village, perdu au milieu de la forêt, quelque part plus au nord des régions où elle avait vécu autrefois. La géographie n’était pas son fort. Toujours est-il que cet hiver s’était installé brusquement, et lui avait paru long, froid, avec la neige tenant des semaines, ce dont plus grand monde, excepté les plus anciens, pouvait prétendre avoir l’habitude. Ces explications pouvaient tenir la route. Les usines ne fonctionnaient plus, les routes ne subissaient plus ce défilé permanent de véhicules, plus d’avions dans le ciel… Tout cela se ressentait-il déjà ?
Les maraudes avaient continué après ce fameux jour du traitement de choc. Puis ils en avaient ralenti le rythme, autant du fait de la météo que face à un souci d’approvisionnement en essence. Il fallait faire tenir les stocks restant, et cela sans pour autant cesser la communication et les échanges avec les autres camps. En attendant, pour les corporations concernées, la priorité était devenue la recherche en énergie sous toutes ses formes, que ce soit pour le chauffage ou les moteurs, en évitant au maximum d’éventrer la terre ou d’écharper la nature plus qu’elles ne l’avaient déjà été.
Tara repensait à cela en se dirigeant vers la salle d’entraînement. Qu’en aurait-il été si personne n’avait autant anticipé les choses. Elle en avait eu quelques aperçus. La vision de ces gens retrouvés morts de froid chez eux, ou dehors, perdus au milieu de nulle part. Les troupeaux de ces fermes laissées à l’abandon, s’ils n’étaient déjà trépassés faute de nourriture, enfermés dans les granges, condamnés dans leur stalle ou leur clapier. Même pour le réseau, tout n’a pas été simple. Malgré les efforts de tous, les aléas furent nombreux, les réseaux d’approvisionnement, sans contrôle humain, ou victime de malveillance aveugle, n’ont pas tenus leurs promesses, provoquant coupures d’eau, d’électricité et de gaz. Dans les faits, beaucoup avaient abandonnés leur poste dès l’instant où ils avaient appris que leur salaire ne serait plus versé. La seconde vague d’abandon, bien entendu, vint de la peur pour la sécurité de sa famille, de ses proches. Face au chaos envahissant, autant rester chez soi, parmi les siens.
Dans le camp aussi il avait fallu gérer. Pour tout avouer, les travaux étaient loin d’être terminés, et l’isolation des bâtiments encore à revoir, si ce n’est toute la conception même des bâtiments existants. De véritables passoires, donnant envie de tout raser pour tout repenser. Des ingénieurs y travaillaient, mais en attendant, il fallait faire avec. Pour se tenir au chaud, l’imagination des uns et des autres avait été mise à l’épreuve. En fait il arrivait souvent que les gens se rassemblent et dorment regroupés dans le même lit ou la même pièce pour se tenir chaud, et pour limiter le nombre de pièces à chauffer. Une méthode déjà pratiquée par les générations précédentes, et qui a fait ses preuves. Le bon sens reviendra pour les futures constructions, remplacement des anciennes arrivant à la fin de leur existence au fil des générations.
Ce froid ne lui avait pas facilité la vie. Le métal se rétractant dans sa chair n’était pas un souvenir des plus agréables. Pour éviter d’avoir à user tout le pot de la crème magique de Mahdi, elle s’était mis d’accord avec ceux traitants les peaux des animaux chassés et ceux ayant des talents de couture. Ils lui créèrent des vêtements supplémentaires adaptés à la protection de ses mains, son bras et son œil. C’était ça, ou réduire drastiquement les sorties, ce qui s’avérait inenvisageable pour elle.
Un soir où le froid était particulièrement intense, Mahdi avait retrouvé Tara, le visage tendu, la main sur son œil artificiel, bloquée sur le seuil de la salle commune où du monde s’était déjà allongé.
— Yahel est de garde cette nuit, je crois que je n’ai pas le choix. Je vais me trouver une petite place.
Il la connaissait bien, maintenant, il savait qu’elle n’était pas à l’aise dans la foule, avec autant d’humains si proches d’elle sur une longue durée. Dormir avec Yahel lui avait déjà demandé un effort d’adaptation, mais la force majeure l’avait remporté. Elles étaient d’ailleurs toujours dans cette même petite chambre aux lits superposés, les effectifs des dragons s’étant progressivement amplifiés, bénéficiant d’une vague de volontaires dont beaucoup possédaient le bon profil. Ils passaient tous par là pour faire leurs premières armes. Ceux se révélant des personnes de confiance restaient ou partaient grossir les rangs des unités d’autres communautés. Par contre, certains adeptes de la domination, de la persécution, de la loi du plus fort, ou y voyant un moyen de pouvoir assouvir leur déviance ou d’imposer leur vision du monde, tentèrent d’infiltrer les rangs. Mais ils finissaient toujours par être repéré ou se trahir à un moment ou à un autre. Elle se rappelait de ce jour où Olivier, pauvre homme dont la nature avait décidé de tordre son corps sur lui-même, l’avait interpellé, l’air paniqué, alors qu’elle retournait à sa chambre après son entraînement matinal, le temps de poser ses affaires.
— Tara !… Bruit ! Bruit ! avait-il peiné à articuler sans cesse dès le moment où elle s’était tournée vers lui.
— Bruits ? avait-elle répété, s’efforçant de le comprendre.
— Bruits !… Cris ! S’étaient entortillées ses lèvres avec l’énergie du désespoir.
— Cri ? Des cris, c’est ça ? Où ? avait-elle continué devant son air soulagé.
— Là-bas… Vite !
Elle avait suivi la direction qu’il avait indiquée, simplement le couloir menant à la salle de douche. En effet, en se rapprochant, elle n’avait pas tardé à discerner des sons ne présageant rien de bon.
— Tu vois, p’tit pédé, j’t’avais dit que j’te ferais comprendre la vie ! avait-elle entendu une voix masculine en réponse à un ahanement de souffrance, alors qu’elle avait stoppé une seconde derrière la porte.
Elle avait enroulé ses doigts autour de son bâton, l’avait glissé hors de son harnais dorsal, ouvert brusquement la porte et constaté en effet le joli tableau qui avait effrayé Olivier. Elle n’avait pas cherché à comprendre, avait foncé vers la tête à moitié ahurie par cette entrée dérangeante, à moitié encore satisfaite du plaisir que son propriétaire prenait, alors qu’il maintenait au sol un Florian encore nu et trempé de sa douche. La figure qu’elle avait reconnue coupable avait récolté un premier coup, envoyant tête et corps cogner contre le mur à quelques mètres de là. Elle l’avait accompagné de près, enclenchant une des commandes de son arme entre temps. Une lame avait terminé fichée dans la gorge du gisant. Quand du monde était arrivé, interpellé par le brouhaha, autant probablement que par Olivier, puisqu’il comptait parmi les nouveaux présents, tous avaient pu assister au spectacle grotesque de ce corps gigotant quelques dernières secondes, la gorge dégoulinante de sang autour de la lame qui en était extirpée, le froc béant grand ouvert sur un sexe encore dressé. À côté, Florian s’était ramassé sur lui-même, avait eu le temps de reculer jusqu’à un coin de mur opposé, la gueule en sang et sanglotant par saccade sans pouvoir s’arrêter. À cet instant, seul Olivier avait souri. Il avait réussi.
Simon avait aussitôt levé les mains pour calmer tout le monde. Puis il était allé voir le pauvre Florian, s’accroupissant à sa hauteur et lui parlant doucement. Ce jeune homme, à peine âgé d’une vingtaine d’année, et parmi les dragons depuis quelques semaines, avait éclaté de peine et de rage.
— J’en ai marre ! Partout où je vais, c’est comme ça ! Quand est-ce que ça s’arrêtera…
Simon avait demandé qu’on apporte de quoi le couvrir. Dans le même temps, les autres avaient noté l’identité du cadavre, un gars arrivé presque dans le même temps que Florian, et qui s’était fait discret jusqu’ici.
— Oui, je l’ai tué, et alors ? J’aurais pas dû ? demanda-t-elle froidement à la ronde.
Puis elle était restée immobile, impassible, l’arme souillée encore à la main, le sang tombant goutte à goutte sur le carrelage. Elle les avait laissés palabrer, prête à entendre le sort qui lui serait réservé. Est-ce le choc ressenti par tout le monde de voir que l’horreur et le chaos s’était insidieusement infiltré dans ce lieu protégé que Tara considérait comme un havre de paix ? Ou les mots étranglés de Florian et d’Olivier, tenant d’expliquer ce qui s’était passé ? Le seul jugement qui en avait découlé fut Simon découpant, arrachant des vêtements du mort le moindre sigle représentant le dragon entourant le lion, avec le couteau qu’il avait demandé à Tara, et qu’elle avait sorti de sa ceinture avant de le lui donner, le tout sous le regard de Mahdi, arrivé en tout dernier.
— Cela n’aurait jamais dû être. Ce genre d’individu n’a pas sa place parmi les nôtres.
Personne n’avait réfuté ces paroles.
Et une autre fois, alors que d’autres volontaires étaient accueillis à bras ouvert, après avoir passé des premières épreuves concluantes, Mahdi leur serrant la main l’un après l’autre, elle avait soudainement éclaté de rire.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Tu as peur que la mélanine de sa peau saute sur la tienne et te contamine ? Ou c’est quoi ton problème ? avait-elle interrogé d’un minois malicieusement méchant l’homme qui tenait encore celle du roi dans la sienne. Mais tu ne vois pas la grimace qu’il fait derrière son faux sourire ? avait-elle expliqué à Mahdi devant son air interrogateur.
— Si, bien sûr… Je ne voulais pas le mettre plus mal à l’aise, avait-il répondu avec un grand sourire, en maintenant toujours la poignée de mains, ce qui avait eu pour effet d’accentuer la grimace, la rendant discernable par tous.
— J’ai le droit de le tuer, celui-là ?
— Non, lui avait-il souri. Cela doit être un petit problème de quiproquo. Nous allons prendre le temps de discuter tous ensemble. N’est-ce pas ? avait-il continué, libérant enfin d’autre homme et l’invitant d’un geste à les suivre, lui et d’autres dragons.
C’est ainsi qu’il a fallu loger tout ce petit monde, non seulement dans le petit immeuble initialement prévu, mais aussi dans le temporaire. Elles ont choisi de rester dans leur nid plus si nouveau et d’y affronter le froid en se blottissant dans la couchette du bas au cas où l’une bougerait trop, l’une ou l’autre finissant irrémédiablement par terre quand elles avaient tenté le face-à-face. Yahel dans son dos, collées l’une à l’autre sous leurs couvertures cumulées, finalement, après quelques fous rire, l’habitude était prise.
Il lui avait fait signe de le suivre.
— Ok, ce soir, tu dors avec moi. Si tu es d’accord, bien sûr. Tu seras gagnante sur la taille du lit.
Elle n’avait pas bronché, l’avait suivi docilement. Elle n’avait protesté que quand il avait voulu lui mettre le fameux soin.
— Tu n’en as déjà que trop utiliser, chaque fois que mon foutu corps finissait par se coincer, un peu récalcitrant quand il s’agit de s’habituer à sa condition. Et bon sang, il faut bien que je m’y fasse. Cela ne pourra pas être tous les hivers comme ça…
— Tu lui en as parlé ?
— À Marc ? Oui, je l’ai contacté. Il en tiendra compte pour… les autres cas, si un jour il y en a. Il va réfléchir à un alliage moins sensible aux températures. Il me prévoit aussi une protection supplémentaire pour mon avant-bras droit. Cela devrait m’éviter quelques contusions.
Il lui en avait quand même mis, uniquement sur les membres concernés. Puis, une fois qu’elle s’était installée dans le lit, il avait pris sa tête sur ses genoux, lui en avait appliqué sur son œil, massant délicatement la paupière, et tout autour. La fraîcheur s’était rapidement muée en chaleur, lui apportant un soulagement qu’elle n’attendait plus.
— Je vois que tout cela ne t’a pas fait changer d’avis.
En première réaction, il reçut un coup d’œil étonné.
— Tu en as bavé tout ce temps, et tu trouves toujours la force de te battre, d’aller au front s’il le faut. Pourtant rien ne t’y oblige. C’est une voie qui te demande beaucoup et qui pourrait te coûter beaucoup plus cher.
Elle avait pris un instant pour réfléchir.
— Si Yahel ne m’avait pas trouvée, soit je serais morte, soit j’aurais choisi un point de vue imprenable sur le spectacle de ces derniers mois, et je les aurais regardés s’entre-tuer les uns les autres. Grâce à vous, j’ai retrouvé un espoir sur l’humain, que parfois cela vaut la peine de se battre. Je n’ai aucun regret d’avoir tué, si cela permet à des innocents de pouvoir vivre sereinement. Lorsque Yahel m’a proposé de vous rejoindre pour de bon, je n’y ai vu aucun inconvénient. Au contraire, sans famille, sans attache particulière, j’étais la parfaite candidate. Et toi, dans cette voie vers laquelle tu m’as guidée, cette voie du sang, à mon propre étonnement, je me suis trouvée. Ma solitude, c’est ma force. Personne ne peut m’atteindre en menaçant un être qui m’est cher. Je n’aurais jamais l’idée de reculer dans la crainte de laisser quelqu’un seul derrière moi.
Silence.
— Ce que je voulais que tu saches, c’est… Ne te sens pas obligé, avait-il fini par répondre. Si un jour tu n’en peux plus, tu as le droit de reculer. Ce n’est pas parce que tu portes ces prothèses artificielles que tu es condamnée à jouer les soldats… Nombre de combattants changent au fil du temps. Face à l’horreur, le risque de basculer s’intensifie dangereusement…
Elle avait refermé les yeux, se laissant bercer par ses paroles autant que par son massage, devenant caresse tendre sur le tour de son visage. Au final, elle avait craqué.
— Arrête de radoter et viens là-dessous, ou c’est toi qui vas geler.
Il l’avait prise contre son dos, la réchauffant de son corps sous les couvertures, cueillant sa tête dans sa main, la paume enveloppant cet œil artificiel, le gardant ainsi au chaud.
— Si un jour tu en ressens le besoin, n’hésite surtout pas, viens me trouver. Je serais là.
À son réveille le lendemain, elle avait retrouvé sa main qui avait migré sur son ventre, faufilée sous ses vêtements. C’était peut-être dans l’inconscience du sommeil, ou pour la réchauffer. En tout cas, elle avait retrouvé suffisamment la forme pour que cela lui donne envie de s’amuser un peu, et lui aussi apparemment. Ils s’étaient fait plaisir à l’abri sous les couvertures. Deux fois.
Alors qu’elle flottait dans le vertige suivant le paroxysme, elle s’était rêvée enfant blottie sur elle-même, emportée dans une couverture. Un cœur battait contre son oreille. Sa conscience revenante avait transformé le tissu la soutenant par les épaules en des bras musclés, et la douceur sur laquelle reposait son visage s’était révélé être le torse de Mahdi. Il s’était adossé à la tête de lit, l’avait ramenée contre lui, la portant contre son cœur, si près que son poitrail envahissait tout son chant de vision, les couvertures relevées juste ce qu’il faut pour protéger les parties de son corps exposées au froid.
Et ces bras qui la maintenaient, qui l’encerclaient…
Elle avait brusquement relevé sa main, pris appuie sur lui, allait se redresser, pour rester en suspens.
— Tu abuses de ma faiblesse, avait-elle dit, parlant doucement.
— Pourquoi dis-tu cela ? Tu n’es pas bien, comme cela ?
— Je ne sais pas… Oui ?
Spasme dans les muscles de son bras.
— En te prenant ainsi, je ne pensais pas à mal. Tu es si belle, dans ces moments… Tu donnes l’impression d’être surprise à chaque fois.
Elle avait mûri sa réponse, aussi parce qu’une part d’elle-même était occupée ailleurs.
— Mon corps qui s’éveille sous tes caresses, cette force viscérale qui se cache en nous et qui soudain explose nos sens, différente à chaque fois, elle me fascine… Je crois que c’est la seule chose qui me domine, sans que je ne puisse rien contrôler… Un rare moment, hormis le sommeil, où je peux lâcher prise…
Silence.
— Que t’arrive-t-il ? lui avait-il demandé. Tu sembles préoccupée.
Pas une seule fois elle n’avait levé les yeux vers lui, ses pupilles vacants de droite et de gauche, quand elles ne restaient pas rivées face à cette peau pourtant si attirante. Elle était restée encore un moment, puis en une impulsion, elle s’était tortillée dans ce cercle de bras, s’était retournée, dos à lui, avait remonté les couvertures perturbées par le geste. Il avait soupiré, posé son menton sur le haut de sa tête.
— Je préfère comme ça.
Il ne lui avait pas répondu, reposant un bras sur elle en douceur, caressant ses cheveux de l’autre, comme un geste d’apaisement.
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