12 – 2 La mort est un ange, et la mort est notre Dieu, nous tuant tous
Après avoir traversé le camp, Tara arriva enfin à la salle. Elle entreprit de démailloter le savant assemblage protégeant sa tête et son œil artificiel du froid, puis toutes les autres couches de fourrure qu’elle avait encore, ainsi que ses godillots. Elle espérait que le temps allait continuer à se relever, ce serait moins contraignant, même si cela annonçait le retour des épisodes de chaleur tout aussi éprouvants. Se promener en débardeur tenait encore de la folie, mais les premiers gestes d’échauffement remédièrent au problème.
Avec le temps, elle avait senti son corps se ciseler, se forger, devenir plus dur, plus fort. Lors de ses mouvements d’extensions et d’étirements, ses muscles, fins mais fermes, saillaient sous sa peau. Elle éprouvait désormais un certain équilibre entre ce corps de chair et ces organes de métal réparant ses défaillances. Elle se sentait bien, plus sûre d’elle, sereine et complète, comme en pleine conscience d’elle-même. Et manier son bâton de combat devenait une seconde nature, chaque geste amenant cette arme à être un prolongement de son corps.
Concentrée, elle ne remarqua pas de suite la présence de Mahdi. Elle ignorait depuis quand il était là, à l’observer, au lieu d’aller enfiler les protections qu’il mettait depuis quelque temps, signe de ses progrès.
— Rhabille-toi, nous allons préparer la prochaine expédition, et celle-là va nous demander un peu plus de boulot.
— Pourquoi, on va où ?
— L’hiver se terminant, nous allons tenter l’aventure dans une agglomération plus importante. Il y en aura probablement pour plusieurs jours, car nous ignorons s’il y a encore du monde là-bas. Et pour ce faire, nous devons nous coordonner avec d’autres camps.
Il est vrai que jusqu’ici, ils avaient évité les lieux à forte densité de population. Trop difficile à gérer, le genre d’endroit parfait pour que le chaos s’installe aisément. Beaucoup avaient fui ces grandes villes où la famine et la maladie, en plus de la violence exacerbée par le nombre, avaient rapidement dominé la place, tournant en une véritable autodestruction. Ces lieux fonctionnant habituellement à flux tendu, l’apport en nourriture et en médicament coupé parfois du jour au lendemain, sans le moindre espoir d’une aide extérieure, le pouvoir central disparu, les agglomérations s’effondraient les unes derrière les autres… La recette idéale conduisant à l’implosion. Ils avaient ainsi récupéré nombre d’âmes errantes au hasard des maraudes, hordes de zombies hagards.
Ils partirent dès le lendemain et rejoignirent d’autres membres à divers points de rendez-vous. Cette mission se révélait assez ambitieuse, regroupant nombre d’unités de dragons, des médics, des ingénieurs et autres corporations. Le convoi s’agrandissait, prenant des proportions impressionnantes du point de vue de Tara. La nuit, pour les fois où les lieux de rendez-vous ne permettaient pas de trouver refuge en intérieur, le couchage se fit directement dans les camions, dans des duvets spécialement affrétés. Yahel et Tara s’approprièrent le camion abritant le centre de commande mobile
Ils retrouvèrent Marc, qui se révéla un véritable père Noël. Il avait réussi à leur faire d’autres caméras telles qu’avait Tara, rechargeables sur accus solaires portatifs. Ainsi, le poste d’ange gardien de tout le groupe des dragons acheva de prendre tout son sens, Yahel devenue véritable coordinatrice devant ses écrans démultipliés.
Et Marc avait également tenu sa promesse, donnant à Tara la commande préparée exprès pour elle. C’était relativement simple, juste une sorte de calotte de métal venant s’encastrer à la jonction de l’appareillage de sa main droite, et s’attachant avec une sangle au niveau du coude. Cela ne gênait pas ses mouvements, et lui créait ainsi un bouclier permettant d’équilibrer ses parades.
Ils prirent tous quelques jours pour tester et s’habituer à ces nouveaux équipements, mais surtout peaufiner leur stratégie. Il valait mieux se préparer à certains scénarios.
Une première observation à distance sur le quartier par lequel ils comptaient entrer, les étonnèrent. Calme plat. Ils restèrent prudents, préférant le jeu du chat et de la souris. Peu de chats, beaucoup de souris… mortes. Voilà où avait menée l’arrogance des hommes de cette civilisation. Ils avaient bâti de grandes cités aux bâtiments fiers et droits. Ils avaient dompté et écrasé leur environnement pour s’en approprier les richesses… Tout cela pour quoi ? Que reste-t-il au final ?
Scènes de ravage, béton jonché de détritus, la rue devenue décharge géante à ciel ouvert, voitures calcinées, immeubles éventrés, explosés, sans discernement ni discrimination. Des silhouettes inertes, méconnaissables, les animaux tout autant victimes que leurs anciens maîtres. Et des odeurs… Les odeurs de la mort. Feu, sang et charogne. Voilà où se termine cette arrogance. Le seul pouvoir qui en découle, c’est celui de se ressembler dans la mort, puant et bouffés par les vers, les rats, les corbeaux et ce qui était autrefois de gentils animaux de compagnie.
Quelques-uns des leurs ajoutèrent le parfum du vomi. Personne ne les en blâma. Tara eut elle-même quelques haut-le-cœur tellement c’était suffoquant à certains endroits, vous prenant directement à la gorge. Elle releva son écharpe sur son nez pour tenter d’atténuer les relents. Elle était déjà venue dans cette ville, et la voir dans cet état…
Quant aux raisons de ces morts, là aussi ce n’est que pitié. Tentative de fuite mise en échec parce qu’ils se sont entre-tués, par accident, ou tout simplement bloqués par les premiers échoués, les routes menant vers l’extérieur, encombrées, condamnées. En poussant leurs investigations, au fur et à mesure de leur avancée dans la cité, les scénarios se précisaient. Des bureaux aux placards défoncés, portes et tiroirs valdingués. Devant les hôpitaux, les hôtels de police, gendarmeries, mairies, centres commerciaux, envahis, débordés, noyés, les reliquats matériels et organiques des émeutes. Des maisons de retraite, des restaurants, ravagés, vandalisés, dépouillés, étrangement, les cantines, moins. Les façades, vitrines et rideaux de fer des commerces démolis, dévastés, arrachés. Les rayonnages de supermarchés, épiceries, mais aussi commerces de spiritueux et les tabac-presses, pas pour la presse bien sûr, aux rayonnages dévalisés, aux rares paquets restant éventrés, déchirés, en loque, jetés à terre. Et devant, partout, des corps éparpillés, parfois amoncelés, preuves des luttes vaines, stériles, au lieu de s’entraider, d’apaiser et de régler la situation. Organisons des fêtes géantes, où la musique consistera en des clameurs scandant notre jouissance perverse ! Pillons, saccageons, tabassons, violons, cassons tout et tuons au passage ! Et la deuxième vague de mort arriva, la fête continuant, de plus petits groupes se rassemblant dans des intérieurs plus intimes, plus improvisés, à force d’orgies, de beuveries, de drogue sans limite, plus rien à perdre. Quitte à mourir, autant le faire en beauté !
Et quoi penser du cadavre de cet homme, avachi face contre terre, le dos transpercé, serrant contre lui des dizaines de sacs de luxe, comme s’il craignait qu’on les lui prenne de force dans la mort ?
Aujourd’hui, ils étaient face à un choix. Être humain et s’occuper de ces corps pour qu’ils retrouvent une dignité ? Ou continuer leur chemin ?
Face à la possibilité de récupérer divers matériaux, de la nourriture, des vêtements, voire du carburant, une partie du convoi resta pour nettoyer et installer un camp de base. Heureusement qu’ils étaient partis si nombreux.
Plusieurs unités de dragons s’avancèrent plus loin. Encore quelques chats, galeux, teigneux, devenus fou, mais qui leur en voudrait ? Certains se ruèrent face à la mort comme pour être libéré de la vie, car ils n’en avaient plus, de vie.
Au milieu, des survivants, rassemblés par petits groupes. Fuyant les appartements et maisons saccagées, ils avaient trouvé des endroits protégés, permettant de se barricader, autant du froid que d’autres dangers, usant d’ingéniosité et de bon sens, en se blottissant, s’entassant à l’abri des regards dans des garages en sous-terrain, tapis dans des caves, cachés auprès de leurs réserves de nourriture pour les plus malins. Beaucoup étaient à bout, et personne ne les interrogea sur leurs moyens de subsistance.
Tara chassait toujours, à l’affût du moindre geste agressif. Attirée par un frémissement subtil, elle s’approcha très lentement d’un étrange rassemblement fait de bric et de broc contre le mur d’une maison, et recouvert d’un grand morceau de tissu noir de crasse. Bâton à la main, lame sortie, elle agrippa lentement le tissu pour le soulever dans un geste aussi brusque que ample, prête à réagir, s’attendant à découvrir tout et n’importe quoi. La lame n’eut que le temps d’avancer de quelques centimètres, stoppée aussitôt, alors que les sources de chaleur repérées par son œil lâchèrent de petits cris d’orfraies.
— Ceux-là, non, vraiment, je vous les laisse. Trop dangereux pour moi.
Surpris de la voir s’éloigner après ces paroles étranges, et alors que Yahel éclatait de rire dans leurs oreilles, les membres de son équipe s’approchèrent pour prendre le relais. Une bonne demi-douzaine de pairs d’yeux terrorisés et hagards, appartenant à des petits minois plus ou moins juvéniles levèrent les bras en couinant, sauf un, plus farouche, les menaçant d’un petit couteau à bout rond.
— Ben alors, les minots, faut pas avoir peur comme ça !
Yacine tenta de l’humour en répondant au jeunot.
— T’as pas plus réconfortant, comme parole ? Mets-toi dans la tête de ces gamins. Même moi j’aurais peur devant ta trogne !
— Maman ! pleurait un des plus jeunes.
— Où elle est, ta maman ?
— Morte, répondit à sa place celui au couteau, un des plus vieux, peut-être dix ou douze ans. Faites pas attention à ce qu’y dit. Je l’ai pris avec moi pour pas qu’y soit tout seul… Nous faites pas de mal, sinon !
— Les pauvres gosses… Non, venez avec moi, vous ne craignez plus rien, les amadoua Mathilde.
Plus loin, toujours en compagnie de Simon et des autres, fouillant les moindres recoins à la recherche d’autres âmes effrayées ou préférant rester cachées dans un objectif probablement pas très attentionné, Tara remarqua deux hommes arborant eux aussi le sigle de leur corporation sur leur vêtement sortir d’une des maisons, l’un derrière l’autre, le deuxième tenant une femme par les épaules, regard craintif, repliée sur elle-même. Elle resta quelques secondes à les observer, avant de leur barrer le passage. Elle avança son bâton, sans brusquerie, lame en avant, accrocha quelque chose dépassant à peine d’une des poches du premier.
— Regardez-moi ça ! s’exclama-t-elle sans retenu, soulevant à la vue de tous le fruit de sa pêche.
Une chaîne en or qui, en s’extrayant de la poche, avait entraîné avec elle d’autres breloques tout aussi brillamment précieuses. Sous l’effet de surprise, l’homme ne bougea d’abord pas.
— Touche pas à ça ! C’est à moi, finit-il par réagir.
Plissant les yeux, elle passa de l’un à l’autre, notant au passage le regard suppliant de la femme, presque au bord des larmes, les mains sur les épaules accentuant leur pression.
— Lâchez-la et éloignez-vous d’elle, ordonna-t-elle en les menaçant de son arme, la tenant à deux mains, lame droit vers eux, enclenchant la sortie de la deuxième à l’autre extrémité.
— Qu’est-ce qui se passe, lui demanda Simon.
— Qu-est-ce qu’elle nous agresse comme ça, celle-là ? Ça va pas, non ?
— Je soupçonne deux vers dans le fruit. Regarde la femme, et leurs poches, comme elles sont enflées.
— Messieurs, pouvez-vous m’expliquer ce qui est arrivé à la dame ? demanda-t-il craignant où elle voulait en venir.
Lui aussi n’avait pu manquer de remarquer la robe étrangement déchirée, la joue enflée et les marques sur ses bras. Et lui non plus ne les connaissait pas. La voix de Yahel lançant différentes demandes retentit dans leurs oreilles.
— C’est bon ! On s’est juste un peu servi au passage, comme tout le monde !
— Non, justement, pas comme tout le monde. Je vous demande de faire ce qu’elle vous a demandé. Laissez cette femme.
Le deuxième obtempéra. Simon tendit la main. La femme se précipita vers lui, se jeta dans ses bras.
— Pitié ! Ils m’ont menacé, si jamais j’osais parler ! Ils m’ont… Ils m’ont violée !
— Décidément… lâcha sombrement Tara, avant d’agir, répondant à leurs armes sorties de leurs holsters.
Ne pas leur laisser le temps de respirer, de penser. Courir, frapper, un, deux, trois coups, immobiliser, planter, passer au second, un plat assené dans le ventre, coupant le souffle, et pour finir, lame sous le menton.
Ces hommes appartenaient bien à une unité de dragon. Tara laissa les siens régler le problème avec cette autre communauté. Et là aussi, des sigles furent arrachés des vêtements des morts. Même si la rancœur restait dans le cœur de cette équipe quant au sort réservé à leurs compagnons, malgré leur culpabilité flagrante, une chose fit bien l’unanimité.
Il était en effet hors de question que les dragons soient associé au moindre crime. Ils n’étaient pas des pilleurs, encore moins des violeurs.
Annotations
Versions