26 – Ils ont dit que l’enfer n’était pas chaud
Ils calmèrent ses ardeurs en la prenant en traître, pressant les blessures de sa jambe brisée. Groggy, Du coin de l’œil, elle en aperçu un au milieu des gisants montrer sa trouvaille. Ils embarquèrent le corps de John. Ils la transbahutèrent à l’arrière d’une sorte de camion de transport de troupes militaires. Elle atterrit sur le sol de la plateforme, jetée là comme on le ferait d’une vieille serpillière, face contre terre. Leurs rangers noires l’encadrèrent de part et d’autre lorsqu’ils s’installèrent sur les bancs latéraux. L’un d’eux se permit de lui balancer un coup de pied dans le flanc en passant, lui arrachant un gémissement.
— On a dit non. Il va falloir te retenir pour l’instant.
L’homme à l’épée était parmi eux. Le camion démarra.
Allez, respire maintenant. Reprends-toi et réfléchis. Après tout, c’est peut-être une bonne chose. Une occasion de voir où ils m’emmènent, d’en apprendre plus sur eux, ou du moins des éléments intéressants pour les autres. De toute manière, quoi faire seule face à toute une armée, à part les amener à me tuer ? Ce qui n’est pas leur objectif premier. Il a été très clair.
Merde…
Elle redressa la tête, regarda partout où elle pouvait, scrutant les parois, sous les bancs, cherchant le moindre interstice pour voir si elle pouvait apercevoir l’extérieur. Elle tenta de se retourner, faisant fi de ses épaules et de son dos qui la tiraient. Elle agit tranquillement, sans se précipiter. Pas seulement parce que bouger ses jambes lui faisait mal. Elle voulait éviter d’attirer leur attention.
Peine perdue. Elle dut avoir un geste de trop. Ou il avait sûrement passé son temps à l’observer. Elle croisa son regard. Il se leva, se plaça à côté d’elle, genou à terre, attrapa le bas de son visage, comme pour l’étudier de plus près.
— Ça m’intrigue tout cela. Voyons voir… Qu’y a-t-il réellement derrière le mythe ?
Il fixait son œil avec attention, faisant aller sa tête de droite et de gauche.
— Dis-moi voir, cet œil, à quoi il sert précisément ? Comment ça marche ?
Elle le regarda comme s’il était stupide.
— Ben, ça sert à voir. C’est tout.
— Allez, dis-moi, continua-t-il d’un ton enjôleur. Ça fait quel effet ?
— C’est juste… différent. Tout est un peu plus… vert.
Elle pouvait bien lui faire ce plaisir, ce n’était pas d’une grande importance. Et cela lui faisait passer le temps.
— Ce serait vraiment tout ? Pas d’autres fonctions ?
Elle leva un sourcil, donnant l’air de ne pas comprendre où il voulait en venir.
— Même pas une petite géolocalisation ?
Tiens, cela me rappelle quelque chose.
— De toute façon, on va vérifier par nous-mêmes.
Il se leva, alla trifouiller dans une boite. Des objets métalliques. Il en sortit une pince.
— Tenez-la.
De nouveau tous ces corps pressant, entravant le sien pour mater tout résistance, ces bras, ces coudes, ces genoux appuyant pour faire mal, toutes ces mains qui se plaquèrent sur son visage, la bloquèrent… Tous ces doigts… Elle en avait la nausée. Mais le pire arrivait.
— Nous allons étudier cette technologie d’un peu plus près, ça peut nous servir. Et le reste aussi bien sûr. Commençons déjà par là.
La pince se rapprochait inexorablement. Son œil lui envoyait toujours plus d’informations, les commentaires s’affichant parfois les uns sur les autres au son des rires gras, symbole parfait de la panique menaçant de la submerger. Elle réussit un bref instant, dans un élan désespéré, à basculer sa tête de côté, mais peine perdue.
Non.
Plus près.
Non, non !
Encore plus près.
Pas ça. Non !
Les doigts se rapprochant, tenant sa paupière ouverte. Le métal venant morde l’autre, faisant vibrer et crisser son crâne avec le frottement. Il dut réussir à attraper quelque chose. Il commença à tourner doucement. Elle ne sut comment, elle parvint encore à se contenir serrant les dents de toutes ses forces, mais lorsqu’il commença à tirer, un long cri enroué impossible à réprimer, résonna, se termina par des hoquets poussifs. Quoi faire d’autre quand vous avez l’impression qu’on vous arrache une partie de votre cerveau.
— Ça y est, je l’ai. Regardez ça !
Suivit un petit crépitement, un chuintement étrange, une odeur de brûlé…
Le temps de digérer le contrecoup, son œil valide était encore fermé. Mais cela attisa sa curiosité. Elle profita du spectacle de leurs mines déçues devant l’artefact gisant au bout de la pince. Les deux filins, qui pendaient en dessous et d’où perlait du sang, étaient en grande partie noircis, consumés. Et du corps principal se dégageait une mince volute de fumée.
— Merde, saloperie !
Maigre réconfort, mais elle eut une pensée pour Marc. Qu’il ait fait exprès ou non, elle aurait aimé lui annoncer sa réussite. Pas sûr qu’il ait eu le temps de la voir.
En attendant, pour l’objectif d’espionnage, c’était foutu. Le dernier lien avec le village, avec les siens, était définitivement rompu.
On lui ressaisit le visage.
— Tu savais que ça ferait ça ?
Encore haletante, elle fit signe que non.
— Attends, j’ai pas fini. Je m’attendais à ce que cela saigne plus que cela.
Et avant qu’elle ait le temps d’y penser, le métal retourna fouiller son orbite, cognant métal contre métal, puis entre le métal et sa chair. Impossible de fuir, juste subir. Hoquets de douleur. Quelque chose de chaud suinta sur sa joue, coula le long de sa tempe. Elle se rappela ce trou noir qu’elle avait vu dans la glace à l’époque, la main de Mahdi en caressant délicatement le contour. Elle essaya de se concentrer sur ce souvenir. Mais aujourd’hui, cette main n’aurait pu qu’en essuyer les larmes de sang qui en coulaient.
Il finit par arrêter, mais cet enfoiré l’avait déjà bien amochée, à moitié assommée qu’elle était par la douleur. Il lui avait infligé un traitement pire que l’opération de mise en place, pire même que le jour où un autre enfoiré le lui avait bousillé.
Ils la libérèrent un instant. Elle en profita pour se rejeter instinctivement de côté, cœur contre terre. Avec ses comparses, il lui laissa peu de répit. Mais pas suffisamment pour qu’elle se reprenne.
On lui attrapa sa main droite, alors qu’elle sentait la pression des liens se relâcher. Ils soulevèrent son bras vers l’arrière. Le bouclier protégeant son avant-bras fut retiré, commentaires à l’appui. Puis de nouveau des bruits métalliques provenant de la boite, suivit de crissements, grincements, ses dents dans la partie, puis sons mouillés, arrachement, des tendons artificiels et de tout ce qui était accroché avec, toujours accompagnés de palabres qu’elle ne chercha pas à comprendre, qu’elle n’était plus apte à entendre. Elle tenta bien de se dégager en s’aidant de son autre bras, mais un pied dans son dos lui bloqua toute tentative. D’autant plus que l’épuisement se faisait cruellement sentir.
— Allez, reste là !
Quand ils eurent fini de jouer avec sa main droite, ils attaquèrent l’exploration de son bras gauche, continuant à lui faire revivre cet enfer. Ils le lui gardèrent tendu perpendiculaire à son corps, entreprirent d’en retirer des tiges et les plaques fichées dans son omoplate. Elle avait dû s’évanouir, car au moment où ils la retournèrent, la douleur fusant de sa jambe la saisit par surprise. Elle s’en redressa presque d’un coup, prenant une grande inspiration gémissante, puis s’échoua à nouveau. La faute en venait aux carreaux fichés dans son genou, venant appuyer contre le sol.
— Merde, ça saigne. On va devoir les casser. Désolé, vieux.
— Ouais, ben pour ce qui est d’éviter d’avoir du sang partout, on repassera.
— Pas faux.
Une fois sa jambe libérée, ils continuèrent allègrement, lui maintenant la tête à l’opposé, presque à lui en arracher le cou. Impuissante, elle ne voulut plus sentir le reste. Elle ne voulut plus rien sentir.
— Je crois qu’elle bouge.
Les vibrations et les remous de la route étaient toujours perceptibles, mais plus lentement, phase de ralentissement.
— De toute façon, on arrive.
Elle fut saisie par les bras, tirée vers l’avant, l’obligeant à se redresser en position assise. Elle serait retombée si on ne la retenait pas.
Sons métalliques encore, mais différents. Bruits de chaînes, sensations de blocs à ses poignets, accompagnés de cliquetis. Même chose autour de ses chevilles. Dans le même temps, quelque chose ceignit le tour de sa tête, un tissu, au niveau de ses yeux.
Non mais franchement, ils ont peur que j’aille où comme ça.
L’engin s’arrêta. On l’empoigna à nouveau par les bras pour l’obliger à sortir. En fait, ils durent la porter. Toute molle entre leurs étaux, c’est à peine si elle arrivait encore à gémir.
D’autres bruits de moteurs tout autour, s’arrêtant, de roues crissant sur des cailloux. Combien de temps avaient-ils roulé ? Faisait-il jour ? Nuit ? Ça puait l’essence.
Une main cueillit son visage, le soulevant un peu. Une main plus douce au touché, plus petite aussi. Une main de femme. On lui souleva délicatement le bandeau au niveau de son œil artificiel, du moins là où il se trouvait avant.
— Mmh, vous me l’avez déjà bien amochée celle-là, dit une voix féminine d’un ton dubitatif, sûrement celle qui venait de l’examiner.
— Remets-la en état, je vais l’interroger, dit cet homme.
— Si vous le faites maintenant, elle…
Un hoquet étranglé.
— J’ai dit, répare-la.
Deux trois toussotements, quelqu’un reprenant sa respiration.
— Ce soir, elle va vous lâcher dans les mains avant de pouvoir vous dire quoi que ce soit. Je vous en prie, laissez-moi une journée ou deux.
Une seconde de silence. Deux.
— C’est vrai qu’on s’est laissé un peu emporter, mais c’était très instructif… Je la veux demain matin.
— Très bien, vous l’aurez, répondit-elle, ton résigné, soumis.
Pourquoi je suis toujours consciente pour la piqûre ?
Elle râla en serrant les dents, ses douleurs se rappelant à elle.
— Ah, bien. Vous revenez à vous.
La même femme qu’à l’arrivée, parlant doucement.
— Tenez, buvez un peu. Ça au moins, je peux encore le faire.
Sensation de verre contre ses lèvres alors qu’on lui tenait la tête. De l’eau.
Allongée sur le dos, elle sentait du dur sous elle. Ça puait l’éther, le désinfectant. La femme terminait de lui entourer le bras avec des bandages, avant de nettoyer son visage, sa joue éraflée et autour de son œil. Elle souleva à peine le tissu.
— Désolée, je dois vous laisser le bandeau. J’ai déjà négocié pour les chaînes.
Silence.
— C’est vrai que vous venez de ce fameux groupe dont tout le monde parle ?
La femme avait encore baissé d’un ton, prenant prétexte des soins pour parler près de son oreille.
— Peut-être… coassa-t-elle prudemment.
— Ils disent que vous crevez de faim dans votre pays, et que vous croupissez dans la crasse, que c’est pour ça que vous voulez nous envahir… Mais une rumeur dit que chez vous, les gens vivent libres.
— Tout le monde devrait vivre libre…
Silence.
— Je m’occupe de vos jambes maintenant. L’une d’elle doit être cassée, peut-être à plusieurs endroits, mais je manque de moyens.
Des bruits d’objets indéfinissables, puis un autre son, un ciseau qui coupe. À la fraîcheur frôlant la peau de sa jambe, elle comprit ce que la femme faisait. Pas le choix. Elle lui retira aussi doucement chaussures et chaussettes, tâta ses jambes lui arrachant sans le vouloir quelques exclamations de souffrance.
— Comment ils veulent que je soigne ça, moi, l’entendit-elle se plaindre.
— Vous n’avez qu’à…
— Hein ?
La femme s’était rapprochée.
— Me laisser mourir.
La femme soupira.
— Ce serait peut-être plus humain pour vous… Sûrement… Mais je ne peux pas…
Tara l’entendit à peine.
— Ne rien faire… Vous n’avez juste… qu’à me laisser.
Oui, il lui suffisait de ne pas la soigner, de laisser le sang s’écouler, le froid la gagner.
— Non, je… Sans compter qu’ils le verront. Je sais, c’est égoïste de ma part.
Elle aura essayé, mais elle comprenait. Elle l’entendait s’agiter, nouvelles piqûres autour de son genou abîmé. Le reste lui fit mal malgré tout.
— Je suis désolée, je ne sais même pas si cela suffira, mais au moins, vous ne saignez plus.
Tara dut lui paraître étonnée.
— J’avais seulement commencé à étudier la médecine, expliqua-t-elle. Je n’ai pas beaucoup pratiqué. Mais bon, plus facile pour eux d’utiliser des détenus pour s’occuper des autres… Bon, allez, on s’y met.
Elle ressentit ses mains tâtant à nouveau sa jambe gauche, puis la prendre plus fermement.
— Là, je pense… Vous allez avoir mal. On se dit à trois. Un… Deux.
Avant même qu’elle ait terminé de prononcer ce deuxième chiffre, Tara s’entendit crier, ses oreilles bourdonner un instant dans la foulée. Étrangement, la sensation de pression douloureuse qui ne l’avait pas quitté jusqu’ici disparut de sa jambe. Mais pas dans son genou.
— Wow… Bien joué ce coup-là, lui coassa Tara.
La femme soupira de soulagement. Elle termina en lui bricolant des sortes d’attelles.
— En espérant qu’ils vous les bougent le moins possible…
Silence.
La femme lui passa un linge humide sur le visage et le haut du corps. Tara sentit la petite chaîne bouger autour de son cou. Elle déglutit.
— Le pendentif, il est toujours là ?
La main de la femme manipula la chaîne, la suivant jusqu’à l’arrière de sa nuque.
— Oui, il est là.
— Prenez-le, chuchota-t-elle.
— Hein ? Mais…
— Prenez-le et gardez-le. Et si un jour vous croisez des gens avec un sigle similaire, que ce soit un dragon, un loup ou n’importe quoi, avec toujours la tête du lion au centre… Allez les voir, et dites-leur que je vous l’ai donné. Ils vous protégeront.
— C’est donc bien vous ? Vous êtes ce fameux soldat au dragon, dit-elle en passant le linge au niveau du tatouage de sa poitrine. Je ne peux pas…
— Si, gardez-le. Vous savez tout comme moi qui de nous deux a des chances de sortir d’ici en vie.
La femme lui pressa chaleureusement l’épaule, un long moment, finit par prendre le pendentif.
— N’en parlez à personne qui ne soit digne de confiance.
— Reposez-vous, maintenant.
La femme lui enfila des vêtements au tissu rêche, un pantalon large et un haut sans manche, en essayant de ne pas lui faire mal.
— C’est bon, tu as fini ?
Une voix d’homme à quelques mètres.
— Oui, dit-elle normalement. Je suis désolée, chuchota-t-elle ensuite tout près de son oreille.
Bruit de chaînes. On lui bougea les bras, tira un peu sur ses jambes. Cliquetis à nouveau, métal contre métal. Très léger frottement de l’air avec sensation étrange. On déplaçait son support. Après un son de clés tournées dans une serrure, elle attendit d’être sûr, le silence pour preuve de sa solitude. Elle essaya alors de bouger son bras droit. Sa main resta inerte, comme elle s’y attendait, mais elle comprit malgré tout qu’on l’avait enchaînée à cette sorte de lit ou de brancard. L’odeur d’hôpital flottant toujours dans l’air confirmait qu’ils l’avaient laissée dans la même pièce. Elle soupira, prise d’une soudaine lassitude, fatiguée de tout.
Mahdi, ou toi, Simon, dont je n’ai même pas vu le corps… Comme je t’envie… Comme je vous envie tous. Je vais bientôt vous rejoindre. Je vais juste en baver encore un peu. Jusqu’à ce que la mort ait décidé de mon sort. Après tout, moi qui ai tué, assassiné, massacré, me transformant en démon impitoyable, tranchant les chairs de sang froid, contemplant le fil de la vie se briser sur mes victimes, tout ce que la vie m’a imposée comme souffrance, à côté de tout cela, n’est pas un écot suffisant pour enfin m’assurer un départ en toute dignité et ma chute vers l’enfer. L’enfer, la mort veut que je le vive sur terre. En tant que femme, je vais encore y passer, c’est sûr… et après…
Leur technologie les intéressait. Ils n’avaient même pas attendu d’être arrivé pour explorer ses prothèses. C’est pour cela que John faisait aussi partie du voyage. Mais il n’y avait sûrement pas que cela. Elle s’attendait à un petit interrogatoire en règle, avant qu’ils lui règlent son compte. Quel que soit le sort qu’ils lui réservaient… Pas vraiment pressée de savoir, et à la fois pressée que cela se termine… En tout cas, la seule chose utile qui lui restait à faire : gagner du temps.
Oui, il fallait qu’elle dorme. La journée suivante risquait d’être difficile. Inutile de passer la nuit à se demander ce qui l’attendait.
Marc trouva Yahel allongée sur la petite banquette installée au fond de la salle de coordination, face aux écrans. Elle s’était allongée sur le dos, un bras sur le front, fixant le plafond.
— Ne me dis pas que tu as encore passé la nuit ici ?
Elle le regarda, lui sourit timidement.
— Tu es rentré ?
— À l’instant, oui.
— Alors ?
— Ça y est, l’autre base est entièrement vidée et déménagée. Au fond, nos compagnons médics préfèrent la nouvelle. Ils y sont mieux, avec plus de matériel, et des fenêtres ! On aurait fini par le faire de toute façon… Tu me fais une place ?
Elle se redressa. Il s’installa à côté d’elle, l’invita à s’appuyer sur lui. Elle l’embrassa avant de se pelotonner contre lui.
— Excuse-moi, j’étais trop fatiguée hier pour aller trouver un lit vide, même si ça a été calme. Et ce matin, je n’ai même pas eu le courage de retourner devant ces maudits écrans.
Marc l’entoura de son bras, la pressa contre lui.
— J’ai le temps. Ils sont en route pour la prochaine étape.
Elle soupira.
— Je me demande comment elle fait pour tenir. Comment ils font tous. Voir toutes ces horribles images depuis des jours, jusqu’à l’écœurement… Je n’en peux déjà plus, alors qu’eux le vivent. Cela n’a jamais été aussi loin.
— Je ne sais pas… Ils doivent avoir une force en eux.
Silence.
— Tara a tenté de m’expliquer un jour. Mais ça se voit. Lorsqu’elle combat, elle n’est plus la même. La Tara que nous connaissons, simple, gentille, juste un peu distante mais capable de rire, elle disparaît et laisse place à une autre, plus… inflexible… implacable. Jusqu’ici, elle est toujours revenue, mais à ce rythme… À sa place, j’aurais peur de me perdre.
— Oui, la guerre est sale, immonde, elle peut vous changer. Mais tu m’as toujours dit qu’elle était forte. Continue à croire en elle.
Elle le regarda, l’embrassa à nouveau, plus sereine.
Un signal retentit. Une des images se brouilla avant de s’éteindre, juste quand ils posèrent leurs yeux dessus. Sur les autres écrans, tout qui alla vite, très vite, tressauta, se teinta de rouges, gris fumées, terre, trembla et finit aussi par se déconnecter, enclenchant d’autres alertes.
Yahel bondit, suivit de Marc.
— C’est pas vrai ! Qu’est-ce qui se passe ?
Marc gardait les yeux écarquillés, n’osant parler.
— Reviens en arrière, lui dit-il juste.
Évidemment, la première liaison qu’elle tenta de rétablir fut celle de Tara, une des premières à avoir coupé. En attendant, elle consulta les enregistrements. Elle recula, réenclencha la lecture des images. Trop tôt devant le café et le pain. Elle avança la vidéo, ralentit.
— Là !
L’armada que Tara contemplait crevait l’écran. Elle cria.
— Non !
Puis plus bas.
— Ils sont si nombreux…
Il lui étreignit les épaules. Ils regardèrent la suite ensemble. Les signaux d’alarme, son cri et ses exclamations suivantes attirèrent quelques autres. Ils furent eux aussi témoins des événements.
— Cela a été si rapide… Tu crois que…
Elle se retourna vers Marc, effarée.
— Attendons un peu. Ils sont peut-être juste inconscients.
Pour le moment, aucun écran de l’avant-garde ne repartait. Sur d’autres, c’était toujours la folie. Ils avaient l’air de courir, de chercher à se cacher. Pour fuir quoi ?
Ils le comprirent quelques minutes plus tard, lorsque la connexion de Tara finit par relancer une alerte. Face à la scène de désolation, le bref espoir dans le cœur de Yahel tourna court. Tant des leurs étaient tombés. Tant des leurs étaient morts. Et Tara n’était pas dans la meilleure des formes.
— Attends, mais… Qu’est-ce qu’elle fait ? Où elle essaie d’aller ?
Ce petit camion, pourtant assez loin, était parfaitement reconnaissable pour Yahel.
— C’est le nôtre ! Qui était dedans ? Simon ? Et Qui ? Ne me dis pas que…
Il secoua la tête en l’étreignant plus fortement.
— Ça doit être un tel chaos…
Quand il fut évident que Tara s’était fait capturée, elle se laissa tomber sur la chaise. Marc l’entoura de ses bras, fermant les yeux, aussi peiné qu’elle.
— Qu’est-ce qu’on attend, il faut aller les secourir, s’exclama un des compagnons derrière.
— Impossible, dit sombrement Marc pour Yahel.
— Ils vont la tuer…
Elle-même ne savait dire si c’était une question. Elle eut le courage malgré tout de positionner sa main au-dessus d’un certain bouton. Sans appuyer dessus pour l’instant.
Une des images suivantes se révéla la plus glaçante pour l’assemblée grandissante. Quand on leur dit ce qu’il s’y passait, ceux qui étaient bloqués dehors ne purent s’empêcher de se considérer heureux de ne pas voir ces images.
Le nom de Mahdi se répandit de bouche en bouche à travers les couloirs. Journée sombre à marquer d’une pierre noire pour leur communauté. Pour tout le réseau. Ils avaient perdu beaucoup des leurs, dont un qui n’était pas des moindres.
Même s’ils étaient aptes à vivre sans lui, le moral n’en prenait pas moins un coup.
Restait une dernière question : allaient-ils en perdre encore une ? Sans penser à leur communauté, même si cela lui crevait le cœur, Yahel craignait qu’il soit préférable que la réponse soit oui.
Lorsque les images apportèrent la réponse, elle appuya sur le bouton. Un signal sonore bien sinistre se déclencha dans toute la base, et à travers tout le village. Elle prit un micro.
— Alerte. Évacuation générale.
Elle déglutit, soudain la bouche sèche.
— Je répète : évacuation générale… Prenez vos affaires le plus rapidement possible. Nous devons partir… Tous.
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