27 – 1 Et je m’efface dans le vide

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— Ils arrivent. Réveillez-vous, vite !

Brusque retour à la réalité. Lui tenant la tête, la femme tenta de lui faire avaler quelque chose au goût étrange.

— Rien de dangereux, c’est un concentré de vitamines et minéraux.

Tara se força à boire le reste. Quelques secondes plus tard, d’autres présences dans la pièce. Les chaînes furent remuées. On la força à se lever. Elle tenta de s’appuyer sur les jambes mais mal lui en prit. Même si c’était sans ménagement, elle ne regretta pas qu’on la tienne et l’entraîne par les bras.

Me voilà bien. Ils ont bousillé mes mains et mon bras, et voilà que mes jambes sont hors-services…

Ils l’emportèrent sur une distance qu’elle ne sut définir. Ils stoppèrent, essayèrent de la lâcher. Ses jambes cédèrent aussitôt.

— Raahh ! Elle ne tient même pas debout.

— On l’attache quand même, c’est peut-être du flan. De toute façon, faut la mettre en position.

Ils jouèrent encore avec les chaînes. On lui leva les bras de chaque côté. Une machine inconnue fut enclenchée, elle se sentit soulevée, ou plutôt tirée, jusqu’à ce que ses pieds nus touchent à peine le sol. Elle se retrouva avec les bras étirés de chaque côté du corps.

Qu’est-ce que c’est que ce délire ? Ils jouent à la crucifixion ou quoi ?

Une main claqua deux fois sur sa joue.

— On t’abandonne, chérie, mais t’inquiètes, il ne va pas tarder.

L’attente fut longue, très longue. Dans cette position, les membres étirés, sans point d’appui confortable, combiné au fait d’être aveuglé, c’était déjà fatiguant, usant. Mais elle patienta. Peut-être même dormit-elle, à moins qu’elle n’ait perdue conscience, impossible à dire.

Une nouvelle fois le destin s’était joué d’elle, faisant basculer sa vie. Hier encore, elle se réveillait confortablement installée sous une couverture chaude avec pain et café. Là, elle se retrouvait frigorifiée, pendue par les poignets, portant le poids de la mort de ses compagnons et attendant le bon vouloir de son bourreau, alors qu’elle-même a croisé la mort par deux fois entre-temps.

Il ne faisait pas vraiment froid dans la pièce, mais l’immobilité n’aidait pas.

Des talons claquant contre le béton, se rapprochant, accompagnés du son d’un sifflement joyeux jouant un air inconnu.

Il lâcha un soupir satisfait.

— Ah ! Désolé d’avoir tardé. J’ai été retenu malgré moi ce matin. Mes fonctions, tu comprends. On ne me laisse pas toujours le loisir de m’amuser. Et tant qu’à faire, vu l’heure qu’il était, j’en ai profité pour prendre un bon repas.

Il était tout près de son visage. Elle pouvait sentir son haleine, chargée d’odeurs d’ails et autres nourritures, créant un mélange nauséabond. Elle en retroussa les narines, retenant un instant sa respiration, terminant par une longue expiration contrôlée. Ce fut tout ce qu’elle contrôla, car son corps décida de la trahir. Il rit d’elle en entendant les borborygmes de son ventre.

Il posa sa main sur son épaule, comme si c’était une bonne blague à partager entre amis.

— Oh, mais tu es glacée ! Écoute, on peut régler très rapidement ce petit malentendu. Il suffit juste que tu me racontes deux ou trois petites choses. Tu vois, tu as juste à me dire où je peux trouver le reste de tes amis. Une bonne partie n’est plus de ce monde, et c’est bien regrettable, mais c’est ainsi, la guerre. Je ne tiens pas à ce qu’il y ait plus de mort, et grâce à toi, nous pouvons éviter cela.

Là, c’est elle qui rit doucement.

— Bullshit !

— Non, vraiment, continua-t-il d’un air faussement vexé, alors qu’elle entendait le bref frottement d’un objet qu’on prend sur une table. J’ai du mal à croire que nous ayons eu affaire à toute votre puissance et réussi à vous vaincre en une seule fois. Il doit bien y avoir d’autres unités de ton armée, non ? Dis-moi.

— Comment pourrais-je le savoir ? Je ne suis qu’un simple soldat. Je vais là où on me dit d’aller et j’obéis aux ordres. Peu m’importe le reste. Tu perds ton temps.

— Oh, tu commences mal. Pour un “simple soldat”, tu étais très active… et très suivie.

Elle sentit deux pointes arrondies, à priori en métal, espacées de deux ou trois centimètres, toucher le haut de son torse. Probablement au centre de son tatouage, estimait-elle.

— Et puis, même si c’était le cas, pense à ceux qui sont restés. Ils doivent apprendre la triste nouvelle. Ce sera la débâcle. Ce n’est jamais facile de perdre un chef, je sais de quoi je parle. Nous sommes passés par là. Quelle idée aussi de s’exposer autant !

— C’est juste vous qui êtes du genre à vous planquer, non ? Chez vous, c’est comme ça. Ceux qui se croient importants restent bien à l’abri, loin des combats, et laisse les autres se salirent les mains.

— Et regarde comment cela a fini. Dis-moi que nous avons tort. Ton pays se retrouverait sans personne pour le diriger ? Il ne s’est pas prévu un remplaçant quelque part ? Des suppléants, si ce n’est une succession.

Que tu crois… Ne cherche pas, mon pauvre. Tu ne comprendras jamais. Tu en es incapable.

— Mais retiens bien cela, continua-t-il. Nous pouvons aider les tiens. Je t’assure qu’il ne leur sera fait aucun mal. Tu peux me dire où les trouver en toute confiance.

Elle secoua la tête.

— Quel joli discours… Je te le répète, tu perds ton temps. Tu devrais me tuer immédiatement, car je ne peux rien te dire.

— J’en suis vraiment navré. Tu vas m’obliger à te forcer à parler.

— À part ça, tu ne vas pas leur faire de mal…

Les pointes glissèrent doucement vers le bas, tirant sur le col de son vêtement lorsqu’elles l’atteignirent, ou l’objet qui les contenait.

— Je te laisse une dernière chance. Parle-moi, dis-moi ce que je veux savoir. Dis-moi où se situent vos bases principales. Où sont vos gouvernants.

— Je déteste me répéter.

Une morsure vive, brûlante, fusa depuis le point de contact. Son corps se crispa, ses dents s’entrechoquèrent, un liquide chaud entre ses jambes… Cela dura à peine quelques secondes, mais suffisant pour qu’elle se retrouve complètement sonnée quand cela cessa.

Je vois.

Alors que les tremblements du contrecoup s’atténuaient, elle compara ce niveau de douleur avec ce qu’elle avait déjà vécu. Pas le pire, mais sur la durée…

Elle ne put réprimer un long soupir pesant.

— On a eu un petit accident, à ce que je vois, l’entendit-elle ironiser. Tu as compris, il suffit que tu communiques avec moi, et tu n’auras plus mal.

Elle espérait qu’il voyait son sourire, alors que les picots avaient repris leur balade sur son corps.

— Comme si j’allais te croire… De toute façon, tu m’élimineras. Fais-le, ou c’est moi qui te tuerais.

— Comme si tu étais en position de le faire, dit-il d’un air navré.

Nouvelle morsure, nouvelle vague de souffrance où elle se mordit les lèvres. Un peu plus bref, et sur le vêtement. Il fit une pause, comme s’il attendait qu’elle se remette.

— Quoique… C’est vrai que tu as l’air coriace. On pensait vous avoir déjà assené un gros coup dur, il y a quelques années, peut-être même t’avoir eu définitivement. Tout s’est calmé d’un coup. Et voilà que tu nous fais la surprise de réapparaître sous l’œil de nos caméras. Où étais-tu pendant tout ce temps ?

Les picots avaient encore bougé, de son ventre vers le creux de sa taille. Et cela recommença une troisième fois.

— Hein ? Dis-moi où. Où te cachais-tu, toi et tes amis ?

Et de quatre.

— Avant de venir nous narguer à nouveau ?

Et cinq.

Son cœur cognait contre sa poitrine, elle avait du mal à calmer sa respiration. Sa tête, lourde, semblait bouger toute seule, ses oreilles sifflantes, sa vessie ayant terminé de se vider malgré elle.

— Mmm, je trouve que c’est plus efficace directement sur la peau.

Bruit de tissu déchiré, sensation de fraîcheur sur la peau du haut de son corps. Il reprit la promenade des picots, sournoise menace. Il lui tourna autour.

— Allez, parle !

Le bas du dos.

— Dis-moi !

L’omoplate.

— Où sont-ils ?

Le bras droit.

— Où va-t-on les trouver ?

La main. Et ailleurs, et encore ailleurs, encore et encore et encore. Même entre les bandages de son bras, sur les quelques tiges de métal restantes, amplifiant le phénomène en faisant vibrer ses os.

Tenir, je dois tenir, se répétait-elle comme un mantra, serrant les dents, grimaçant sous la souffrance, ne voulant lui faire le plaisir de trop crier chaque fois qu’il enclenchait son appareil. Cesse de l’écouter et concentre-toi sur autre chose. Allez, trouve, tu oublieras la douleur, tu oublieras ses paroles. Tiens bon, tu le dois.

Enfin une pause plus longue que les autres. C’est qu’il devait fatiguer lui aussi.

Elle dégoulinait de sueur, n’arrivait plus à soutenir sa tête. Et elle ne cessait de trembler, pas à cause du froid.

Elle sentait sa présence derrière elle. Suivit le contact de sa main glissant sur le haut de son dos, repoussant ses cheveux pour dévoiler le dragon, le caresser. Une main rêche, froide.

— Je comprends, l’entendit-elle dire pour lui-même. On va voir si à la longue ta peau est aussi dure que la sienne.

Et il reprit, les picots zigzagant sur sa peau, envoyant leur décharge, toujours à un endroit différent, sur un temps différent. Rythme chaotique entre les moments de souffrance et les pauses, idéal pour ajouter à sa confusion.

— Il n’est pas question…

Encore.

— Que je retrouve encore les tiens…

Et encore.

— Que ce soit parce qu’ils nous attaquent…

Encore et encore.

— Ou parce qu’ils sont là à empoisonner la tête de nos concitoyens.

Et encore. Une longue, enragée. La pause, longue aussi.

Elle trouva la force d’émettre un petit rire.

— Pourquoi ris-tu ?

— C’est vous, coassa-t-elle après avoir tenté de s’humidifier les lèvres avec la langue. C’est vous qui êtes un poison… C’est vous qu’il faut éliminer.

— Ah oui ? C’est pour ça que vous nous avez attaqués ?

— Ne cherche pas à me… manipuler, comme tu le fais… avec ce que tu appelles tes “concitoyens”. C’est vous qui… avez commencé.

— Sur ce coup-là, oui. Comprends notre colère. On pensait que tout était terminé après cette petite guéguerre entre nous il y a quelques années. Vous étiez venu déranger nos petites affaires, tu comprends, c’est pour ça qu’on répliquait et attaquait. Et on t’a vite repéré, toi, nous narguant devant nos caméras. Pour sûr, tu ne nous aimais pas, et on a tenté de te rendre la pareille. Pas l’envie qui nous en manquait. Un véritable démon, impitoyable, que nous avons cru avoir vaincu ce jour où nous avons vu ton roi porter ton corps inanimé, ta tête pendant lamentablement. Dès lors, plus trace de vos escadrons en maraude, juste sagement positionnés en tour de guet. Ok, c’est chez vous, respect. Puis juste quelques vagues rumeurs. Ça me rappelle ces vendeurs d’esclaves qui nous avaient contacté par radio. Ils prétendaient pouvoir nous vendre ton roi à prix d’or, bien plus cher que ce que nous en promettions. Ils avaient laissé entendre que tu étais un morceau de choix déjà vendu, mais qu’ils en avaient d’autres à proposer, genre le blondinet. Tout un lot pour le même prix. On ne les a pas crus, surtout qu’ils ont disparus de la circulation aussitôt après. Jusqu’à ce qu’on découvre que les tiens étaient toujours là, bien plus proches, parmi nous, et que d’une certaine façon vous attaquiez toujours, mais si sournoisement. Pas question de laisser passer ça.

Elle l’avait laissé discourir sans réagir, bien qu’il y aurait eu de quoi. Dire qu’il aurait pu avoir connaissance de la méthode du projecteur hypodermique. Vu tout le mal qu’ils se sont donné pour la maîtriser, Cela leur aurait évité bien de la peine. Mais elle n’ignorait pas son objectif. Il cherchait à la provoquer, à la déstabiliser. À elle de rester prudente, d’éviter de rentrer dans son jeu.

Il l’attrapa par les cheveux, lui tira la tête en arrière.

— Comprends-le, ma chère. Tu es déjà vaincue, alors parles !

— Crève.

La décharge dura longtemps. Elle ne sut dire quand elle cessa. À l’aide de gifles, il lui imposa de reprendre conscience, continua sa cruelle litanie. Elle comprit le sens du bandeau sur ses yeux. Ce n’était pas pour épargner le bourreau. C’était un bon moyen pour augmenter la peur, l’appréhension de la souffrance. Privé de ce sens, on se retrouve d’autant plus concentré, sensible et vulnérable aux tourments de son bourreau, seuls repères encore présents. Vous ne pouviez que subir.

Chaque fois qu’il attendait qu’elle parle, elle se conditionna pour ne dire qu’un mot. Un seul mot qui exprimait toute sa rage, toute sa haine, en en faisant un vœu, une prière.

— Crève !

Il n’obtint rien d’autre.

Un peu avant que cette séance ne cesse, bien qu’elle ne le sache pas encore, alors qu’elle se répétait encore et encore : tenir, je dois tenir, allez, tiens bon, accroche-toi, c’est là qu’elle crut entendre sa voix. Sa belle voix si chaude.

— Tu es forte. Je sais que tu vas tenir. Tu le peux.

Mahdi ?

Merde, voilà que je commence à avoir des hallucinations.

— Tiens bon. Tu es forte. Je crois en toi.

Tais-toi, tu ne m’aides pas.

Sensation de chute, vrilles de douleurs dans ses jambes, surtout avec la désagréable sensation de petits cailloux se baladant dans son genou gauche. Elle se retrouva sur le sol froid, dur. Avait-il fini de jouer avec elle ?

— Démon… Virez-la de ma vue.

On l’emportait sous le bruit des chaînes qui se balançaient entre ses poignets. Elle atterrit lamentablement sur un autre sol, plus inégal, plus poussiéreux, de petites tiges dures et piquantes entassées en vrac sous elle. De la paille ?

Ils tirèrent les chaînes. Elle se retrouva les bras tendus vers les chevilles, les entraves lui mordant la chair.

Puis le silence.

Déjà qu’elle avait du mal à trouver une position entre ses jambes abîmées et les chaînes, cette pièce était bien plus froide. Elle fut encore prise de tremblements intempestifs. D’autres tressaillements venant de son ventre aggravaient la situation. Elle tenta de se replier sur elle-même, se calant piteusement sur le côté, essayant d’amasser de la paille contre son ventre.

La nuit, elle rêva de lui pour la première fois. Un moment, elle se vit pendue face à son bourreau invisible, et il était là, lui aussi, invisible du premier. Il lui répétait les mêmes mots.

— Tu es forte. Je sais que tu vas tenir.

Tais-toi et libère-moi.

Il se rapprochait d’elle, jusqu’à être suffisamment près pour lui caresser les joues.

— Tu es forte.

Libère-moi !

Il lui souriait tristement, lui répétant encore les mêmes mots.

— Je crois en toi.

Mais il ne la libéra pas.

Quand elle se vit là, dans le froid et la crasse, il lui réapparut, ou plutôt ce fut comme si elle le sentait là, tout près d’elle. Comme s’il était venu la prendre dans ses bras, venant se caler contre son dos pour lui transmettre sa chaleur.

En reprenant conscience, elle se dit que le cerveau pouvait parfois jouer des tours bien cruels.

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