23 – 2 C’est ici que ça commence
— Et la suite du bilan, c’est quoi ?
Ils étaient nombreux à cette réunion. Bien plus qu’à l’époque, lorsque la fin des hostilités avait été décidée.
— Nous avons retrouvé tous les nôtres, ce qui signifie qu’ils n’ont pas emmené de prisonnier. Par contre, trois ont été ligotés et présentent des marques de torture, sûrement pour les faire parler… Ah, et une femme violée avant d’être tuée.
— Une seulement ? À croire qu’ils ont une éthique, ironisa Erwan.
Tara continua à les écouter, jusqu’à ce qu’elle craque.
— Ce qui est étonnant, c’est qu’ils ne sont pas restés. Je n’y comprends pas grand-chose en stratégie, mais c’est tout de même étrange. Ça ne ressemble pas à une conquête de territoire.
Le roi hocha la tête.
— Non, en effet.
Et il déplia la carte. La fameuse carte. La même également, vu les traces d’usure du papier.
Tara se rapprocha, nota les différences, l’étendue des petits points noirs attirant d’abord son attention. Leur nombre avait énormément augmenté. Ils s’étalaient loin, dans plusieurs directions, et sur des terres encore vides du moindre signe à l’époque, certains seulement reliés à deux ou trois autres, d’autres à de véritables constellations, le tout formant un réseau inextricable. Elle se concentra ensuite sur la partie de la carte la plus intéressante. Elle y retrouva cette frontière, mais là aussi avec des changements. Des points noirs apparaissaient de l’autre côté de la ligne pourpre.
— Comment est-ce possible ?
— Les bonnes vieilles méthodes sont parfois les meilleures. Des volontaires qui ont accepté de jouer les infiltrés. Bouche à oreille, communication, éducation, rumeurs et autres palabres en toute occasion. Et de fil en aiguille, des contacts se sont créés avec des personnes de confiance, et des communautés ont fini par se former à l’insu des autorités.
— Attends, tu veux dire que c’est nous qui avons commencé à les envahir ?
— C’est une façon de voir les choses. Je dirais plutôt un partage d’idées et d’opinions pour repenser leur société… Ça c’est fait tout en douceur, et ce sont des gens parmi eux qui ont pris leur décision de leur plein gré. C’est une méthode qui prend du temps, mais qui prouve encore son efficacité. Et quant au fait d’accepter cette situation, jusqu’ici, ce que tu appelles les combis noires ne se posaient pas la question.
Silence.
— Je vois.
— Oui. La rumeur a fini par arriver jusqu’à eux, et désormais, c’est nous qui sommes devenus un danger pour eux. Ces hommes sont les soldats d’une armée contrôlée par un gouvernement totalitariste. Certains ont dû voir venir la chute comme une opportunité. Ils en ont réduit les dégâts, tentant au maximum de rétablir rapidement la situation, permettant à la population de garder au maximum leurs habitudes de vie. Mais ils ont fait en sorte d’équilibrer les choses à leur sauce, usant de méthodes peu louables. Ils ont conservé ce qui les arrangeait, et la plupart n’y ont vu que du feu. Lorsque la population a compris, c’était trop tard. Changer un pouvoir si bien installé ne se fait pas du jour au lendemain. Les opposants ont été ravis de trouver une forme d’aide. En parallèle, nous avons été désignés comme les cibles à abattre, l’ennemi à éliminer.
— Et aujourd’hui, ce pouvoir a lancé sa première attaque.
— Non.
Le roi prit un feutre et biffa non pas une, mais deux des croix bleues.
Bien sûr.
Tara sentit ce poids noir dans sa poitrine remuer à nouveau.
— Nous attendions d’être sûr, et tu ne m’as pas encore reposé la question, mais tu te doutes bien pourquoi tu es là. Tu vas enfin avoir la réponse.
— Il est vrai que mon unité commençait à s’ennuyer…
Elle ne souriait pas en disant cela.
Les échanges continuèrent afin de décider de la stratégie à suivre, et de qui participerait à l’offensive.
— Mahdi, tu es sûr ?
— Oui, Tara. Je ne me vois pas vous regarder partir sans rien faire. Par contre, Yahel, tu rentres !
— Hein ? Mais…
Elle ne sut quoi dire de plus sur l’instant, et on ne lui laissa pas le temps de réfléchir sa réponse.
— Je sais que tu es nos yeux et nos oreilles, et que tu as été l’ange gardien particulier de Tara, surtout dans les situations délicates. Ce qui se passera durant ces prochains jours risque d’impacter la vie de nos communautés. Tu seras le témoin principal des événements, et je sais que tu sauras quoi faire selon les situations.
— Je suis d’accord, intervint Tara. Avec moi, tu seras sûre de suivre en permanence ce qu’il se passe. C’est comme si tu étais là, à mes côtés. On l’a déjà fait plus d’une fois. Il n’y a que quand je dormirais que tu ne verras rien, ou si…
Elle soupira en secouant la tête, pensant à l’état des morts qu’ils avaient retrouvés.
— Mon roi, ta présence augmente les risques. On a tous vu ce dont ils sont capables. Et nous ignorons ce qu’ont dévoilé nos pauvres compagnons. Tu as songé à ce qui arrivera s’ils te capturent ?
— Je me doute que je suis le symbole de l’ennemi à abattre.
— … Dis-moi franchement, tu l’es déjà, n’est-ce pas ? Où étais-tu tout ce temps ? N’étais-tu pas là-bas, un de ces volontaires infiltré parmi ces gens, à contribuer à former leur résistance ? Et d’ailleurs, je trouve qu’il manque quelqu’un à l’appel. Où sont-ils, ces fameux résistants ? Ils vont aussi intervenir ? Y a-t-il seulement une résistance ? Car je ne les vois pas dans cette équation.
— Mmh… Toi qui dis ne pas avoir besoin de chercher à tout comprendre, quand tu t’y mets…
Mahdi lui présentait un sourire jusqu’aux oreilles, comme le maître fier de son élève.
— Disons que… La peur a fait son nid de longue date…
— Je vois… Il faut bien un déclencheur… marmonna-t-elle. Bref ! Moi s’ils m’attrapent, ils me tueront immédiatement. Si vraiment ils cherchent à m’extirper des informations, avec mon sens de l’orientation, ils comprendront vite que cela ne servira à rien. Je ne risque pas de leur révéler des points stratégiques précis. Au pire, il n’y a qu’à deux endroits, je pense, où je puisse rentrer les yeux fermés. Quant à les situer sur une carte… Mais toi, je les vois bien t’exhiber en place publique… Je préconise qu’en cas de capture, hors de question de venir nous chercher.
— Ça fait mission suicide…
— Yahel… N’aie pas si piètre opinion de moi, de nous. C’est juste au cas où. Je te rappelle que récupérer des prisonniers est inutile, voire contre-productif. Si jamais quelque chose de ce genre arrivait, ils auraient une belle surprise. Nous sommes un réseau. Tout ne s’arrêtera pas avec la mort de l’un d’entre nous. Chacun sait à quoi il s’engage, et les risques qui en découlent. Nous ne forcerons personne à participer à cette offensive.
— Elle a raison, appuya le roi. S’ils nous capturent, interdiction de venir nous chercher. Priorité à la sécurité du réseau et de ses communautés.
Tara et le roi se fixèrent l’un l’autre.
— Et c’est un ordre, ajouta-t-elle.
Il confirma à l’assemblée.
Ils discutèrent encore les détails. Tara demanda même à Marc s’il y avait des risques avec la caméra de son œil.
— Sont-ils capables d’en récupérer les données ?
— Si oui, cela leur prendra du temps. À l’heure actuelle, nous ne fonctionnons pas sur le même réseau, et c’est une technologie qu’ils n’ont pas.
La carte fut remballée, et chacun partit démarrer les préparatifs. Tara chercha Yahel pour lui dire au revoir avant son départ. Elle fut retenue un moment, et ne s’affola pas, la voyant avec Mahdi.
Tiens, que peuvent-ils bien se dire ?
Mahdi se tenait face à Yahel, elle-même adossée à un camion. Il s’appuyait d’une main sur la remorque, dans le genre de position qu’on prend pour dominer quelqu’un. Et il avait l’air de lui chuchoter quelque chose à l’oreille. Il lui sembla la voir pâlir.
Va savoir, entre ces deux-là.
Tara haussa les épaules et alla la voir plus tard. Elle réussit à la trouver juste à temps. Alors que s’enchaînait la litanie d’au-revoir auprès des uns et des autres, à force d’embrassades et d’étreintes, Tara serrant la main de Marc, Yahel rechignait encore.
— Je pensais que je reprendrais ma place dans notre camion ! Comme au bon vieux temps ! dit-elle à Tara. Je ne peux pas passer à côté d’un événement pareil.
— Il faut pourtant qu’il en reste. Tu seras en sécurité.
— Mais à l’arrière, c’est…
— Tu sais comme moi que ce n’est absolument pas un endroit sûr. Rappelle-toi.
— Ce n’est pas la même chose…
— Non. C’est pire. Cette fois, atterrir tout droit dans un piège nous pend au nez, c’est évident. Un piège bien plus… Bref, raison supplémentaire pour que tu nous écoutes. Tous ceux participants à ce convoi risquent leur peau…
— Je te connais. Au mieux, après chaque offensive, tu vas rentrer complètement épuisée. Qui va s’occuper de toi ?
— Yahel, à ton avis… intervint juste Mahdi, sans avoir besoin d’en dire plus.
— … J’ai un mauvais pressentiment.
Moi aussi, pensa Tara.
Sans pouvoir l’expliquer, elle partageait l’appréhension de son amie. Mais comme toujours, elle avancera et fera front, utilisant sa peur comme un contrôle à son moteur, pour calmer ses ardeurs. Elle prit le visage de son amie entre ses mains, colla son front contre le sien.
— Je t’en prie… Retourne au village.
Oui, retourne dans la forêt, loin de tout cela.
Elle la poussa ensuite dans les bras de Marc qui, tout en échangeant un signe de connivence, l’aida à monter dans l’engin déjà prêt à partir.
Le jour du grand départ du convoi, direction la première attaque, d’autres unités les avaient rejoints. Avant de monter derrière Erwan, Tara ne put s’empêcher de faire un dernier tour d’horizon du regard. Elle plissa les yeux, puis grimpa sur la moto.
Ce premier trajet avait pour objectif de se rapprocher et de stationner à un endroit suffisamment loin de cet avant-poste pour ne pas être repéré, mais permettant d’envoyer des éclaireurs dans l’objectif d’un premier aperçu des lieux. Elle y participa, curieuse de voir sa propre réaction à la vue de ces anciens ennemis. Ce fut comme elle s’y attendait. Quand Simon lui annonça ensuite le rôle qu’elle allait jouer dans la tactique qui en découla, elle sourit enfin.
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