45 – 2 Conduis-moi maintenant au loin
Allez, avoue-le ! Avoue-le à toi-même ! Tu cherches de vieilles sensations, le plaisir de te laisser porter, de te faire chouchouter, de t’abandonner. Une dernière fois, peut-être… Probablement… Je sais ce qui m’attend aujourd’hui. Je ne m’attends à rien de bon de cette rencontre… Mais tu retardes l’inévitable ! Et tu abuses de son désespoir !
Pourtant, oh oui, j’en aurais tant besoin… Juste une dernière fois… Il est parfois bon de se retrouver dans les bras de quelqu’un. C’était déjà un rappel à la vie.
Qu’est-ce que je fais ? Moi aussi, je perds ma raison…
Elle savait qu’elle le laissait l’entraîner. Elle sentit le lit contre ses jambes. Elle le laissa l’y poser, lui retirer ses autres vêtements, ses mains passant sur son bassin, ses cuisses. Le temps qu’il termine de se dévêtir, par instinct, elle se rejeta sur le côté, se replia sur elle-même. Il lui caressa le dos pour la détendre.
— Tara ?…
Il s’était quelque peu apaisé. Très doucement, il la mit face à lui. Elle ne put s’en empêcher, elle se crispa à nouveau. Elle resta les bras repliés sur elle, les jambes collées l’une contre l’autre. Et pourtant, troublée de le voir là, nu au-dessus d’elle, son sang, implacable, montait à son visage. Pas la première fois qu’elle réagissait ainsi à proximité de Simon. Il fallait bien l’admettre. Son corps parlait pour elle, lui envoyait un message qu’elle avait toujours renié. Elle espéra qu’il ne le remarqua pas. Elle croisa son regard. Il caressa sa joue, ses lèvres s’étirant.
— Tu rougis. C’est pour moi ?
Oups ! Raté.
— C’est vrai qu’on a pas mal bourlingué ensemble toutes ces années, et pourtant, je ne me souviens pas qu’on n’ait jamais été aussi… intime !
— Oui, c’est vrai…
— Et puis… Mon corps n’est plus très…
— Je t’aime comme tu es. Même toute abîmée. Même toute cabossée… Moi aussi, je suis un peu cabossé, tu vois.
Il badinait, exprès pour la détendre. Et pourtant, ce qu’il disait, ce n’était pas faux.
— Je ne veux pas que tu te lances dans cette folie ajouta-t-il, retrouvant son sérieux. Tu as déjà assez souffert, parfois sans que je puisse empêcher quoi que ce soit. Je ne veux plus te voir souffrir. Tu as assez donné, et si tu y vas, je ne pourrais pas te protéger.
— Simon… Au combat, tu as été à mes côtés, puis tu as surveillé mes arrières. Oui, tu n’as pas toujours réussi à le faire avec succès. Moi non plus, je ne t’ai pas toujours protégé. Ai-je vraiment cherché à le faire, d’ailleurs ? Mais aujourd’hui, tu me suivras, tu me rejoindras, je le sais. Je sais que tu seras là, derrière moi, mais tu ne pourras rien faire. Tu ne pourras pas m’aider. Pas directement. Ta mission sera de t’assurer que je ne sois pas dérangée.
— Au moins, ne mets pas ta vie en danger. Je veux que tu saches que quelqu’un t’attend. Tu ne peux pas me laisser ! Laisse-moi t’aimer, et tu le comprendras.
— Arrête. Nous allons le regretter tous les deux.
— Que t’arrive-t-il ? Tu ne veux donc vraiment pas de moi ?
— C’est pas ça, je… Je te l’ai dit, je ne peux plus.
Elle frémit. Elle préféra fuir son regard.
— Depuis, tu n’as donc réellement jamais… ?
Elle secoua la tête.
— Laisse-moi faire cela pour toi. Tu veux bien ?… Tout va bien se passer. Tu es avec moi.
Il prit délicatement ses mains, les écarta lentement, suivant son rythme pour ne pas la brusquer, dévoilant sa poitrine. Il déposa ses lèvres sur sa peau, sans discrimination, sur ses cicatrices, sur l’aréole balafrée de son sein, sur ses brûlures même. Ses longues mèches blondes la chatouillèrent. La paume de ses mains, velours soyeux, caressait sa peau. C’était gourd, maladroit, désespéré, et pourtant… C’était tendre, c’était touchant. Elle voulait y croire. C’était du désir, de l’amour qu’il voulait lui donner. Une main tendue. Un cadeau. Un moment de paix. Même si son corps ne réagissait pas comme il l’aurait fait autrefois, c’était la première fois que quelqu’un la touchait pour autre chose que des examens ou des soins médicaux.
Cela me fait du bien… Tellement de bien…
Alors pourquoi je me sens si triste ?
Ses lèvres, du creux de son cou, remontait le coin de sa mâchoire, sa joue. L’air de rien, elle bougea la tête, le détournant de sa bouche.
— Laisse-toi aller, je ne te ferais pas de mal.
Il se recula un peu. Une de ses mains glissa lentement entre ses cuisses, mais elle résista. Elle n’osait pas.
J’ai peur ! Moi !
Voilà que je me retrouve les jambes aussi tremblantes que celles d’une vierge effarouchée. J’ai déjà eu à lutter contre cette sensation. Aujourd’hui, c’est encore plus justifié. Je sais que c’est une erreur, je ne cesse de me le répéter. Pourtant, qu’ai-je ressenti lorsqu’il a posé sa main là, tout à l’heure ? Ce ne pouvait être qu’une ombre, ce bouton magique, cet organe magnifique n’étant plus relié à rien. Au pire, ce sera ça, du rien. Mais si je n’essaie pas, si je ne le laisse pas faire, je ne saurais jamais. Je ne veux pas de regret.
Elle ne le regarda pas. Ne voulait pas le voir. Il n’avait pas sa crinière. Il n’avait pas sa carrure. Il ne faisait pas le poids, perdu d’avance. Lui seul était capable de l’envoûter rien que par sa présence, rien que par sa voix…
Pourquoi penser à lui ? Je n’ai pas à te comparer. Ne cherche pas à fuir maintenant.
Simon, mon ami, pardon de t’utiliser.
Elle s’accrocha à la couverture de laine, le laissa lui ouvrir les cuisses, sentit le poids de son corps sur le sien, l’aima bien. Et puis…
Ce fut dur, roide, sec, irritant, rêche comme une vieille corde que l’on a trop tiré. Et chaque fois qu’il bougeait en elle, cela ne s’arrangeait pas. Là où le désir aurait dû s’épanouir, cela raclait, cela brûlait, allant crescendo. Cela lui en demandait trop. Une agression. Pauvre Simon, ce n’était pas lui, ce n’était pas de sa faute. C’était elle, ou ce qu’on lui avait fait. Elle ne pouvait pas, ne pouvait plus. Elle avait sa réponse.
Alors c’est donc ça. Ce n’est même pas l’absence de sensation qu’ils m’ont laissée. C’est la souffrance, encore et toujours. Cadeau diabolique.
Il réalisa rapidement que quelque chose n’allait pas. Elle ne bougeait pas, ne réagissait pas, à part un petit gémissement étrange suivi aussitôt d’une plainte qui l’alerta. Il découvrit son visage grimaçant, sa mâchoire contractée. Il comprit. Elle retenait d’exprimer sa souffrance pour ne pas lui faire mal, à lui.
— Oh non ! Pardon, je ne voulais pas…
Il s’écarta, découvrit les dégâts. Effaré, il alla chercher un linge pour nettoyer le sang entre ses jambes. Elle se replia sur elle-même, rentrant les épaules, le laissa faire, oblitérant ce corps qui ne cessait de la trahir. Lorsqu’il eut fini, elle referma ses jambes.
Son regard peiné…
Une fois qu’elle eut repris son souffle, c’est elle qui s’excusa sans oser le regarder.
— C’est moi. J’aurais dû t’en empêcher. Je le savais pourtant. Je suis trop abîmée.
— Non ! C’est eux, c’est ça ? Même ça, ils te l’ont enlevé !
Elle ne répondit pas, cherchait à comprendre, ses pensées replongeant malgré elle vers ces maudits souvenirs, cette insanité sans aucun sens, se mêlant sans l’expliquer comment à d’autres souvenirs douloureux où d’autres démons, bien humains ceux-là, s’en étaient pris à elle.
Mais bon sang, comment c’est possible ? Même quand un homme m’a forcée à l’époque, je n’ai pas eu mal de cette manière ! Pas aussi vite. Et là… j’avais envie, l’ai espéré… Je n’ai jamais ne serait-ce qu’entendu parler de quelque chose de ce genre…
Il revint au-dessus d’elle, juste pour l’envelopper, la couvrir, donner à son corps frémissant la chaleur de ses sentiments pour elle. Elle nota ses yeux humides.
— Et moi qui rajoute à ton malheur… Qu’est-ce que j’ai fait !
Il lui baisa le cou, la joue, la tempe. Il prit tendrement son visage entre ses mains.
— Moi qui t’aime tant, je t’ai fait mal… Pardonne-moi !
Son pouce toucha le bord de ses lèvres, sa bouche s’approcha, frôla le coin extérieur. Il avait fermé les yeux, ne réalisa pas qu’il l’avait piégée sans le vouloir, au mauvais moment, trop tôt, son esprit pas encore dégagé de sa réflexion, encore envahi d’abominations obscures, les récentes comme les plus enfouies s’entremêlant. Tétanisée, ses yeux allaient de droite et de gauche, partout, comme affolée, apeurée, prise de folie.
Il posa sa bouche sur ses lèvres. Prise de violents tremblements, son corps s’affolant, elle ferma les yeux, battit des bras, peinant à se retenir, craignant de perdre le fil de sa conscience. Si jamais cela arrivait, elle pourrait le broyer de ses mains.
Non, je t’en prie, arrête ! Je n’en peux plus ! Laisse-moi tranquille, je n’arrive plus à m’ôter ça de la tête ! Cette horreur !
Sa bouche resta définitivement close.
Il rouvrit les yeux, constata enfin son état. Il n’insista pas. Il la libéra. Elle retomba d’un coup, haletante, finit immobile, les yeux à demi-fermés, fixés sur le néant. Il la prit dans ses bras, souleva son corps avachit, comme mort, cala son visage entre ses seins.
— Non ! Ne pars pas ! Ne me laisse pas !… Bon sang ! Que t’ont-ils donc fait ? Qu’ont-ils fait de toi ?… Non… Qu’ai-je fait !
C’est beau, un homme qui pleure sur ce corps.
Cette eau qui coule sur mon corps… C’est étrange, cela me rappelle un rêve… Non, c’est trop vague.
Mon ami, c’est à moi de te demander pardon. Hélas, je n’arrive même plus à te parler. Pour me protéger, pour que je ne perde plus encore la raison, mon esprit s’est dissocié, déconnecté de ce foutu corps. Cela te consolerait-il si je te disais que même mon roi ne l’a pas eu ? Même à lui, je ne lui ai pas offert ma bouche. Je suis un démon, incapable d’aimer. Pour ma propre malédiction, seuls des démons l’ont forcée. Et comme je m’y attendais, ce ne fut que dégoût et horreur…
Il prit le châle, le plaça dans son dos, y reposa son corps toujours amorphe, sans vie, referma les pans de laine sur elle, geste chaste, affectueux. Il la prit contre son cœur, la berça doucement, lui parla tout en caressant son visage, ses mains allant de ses joues à ses cheveux.
— Nous n’avons pas besoin de cela pour vivre. Tu peux avoir une autre vie. Une vie où il n’y a plus de combat, plus de tuerie, plus de sang qui coule. Laisse-moi t’aimer. Laisse-moi t’offrir cela. Une vie où tu seras aimée, choyée, protégée. Je veux t’offrir cette autre vie. Je m’occuperais de tout. Je m’occuperais de toi. Et nous irons vivre où tu voudras, loin de tout ça.
Une vie comme cela ? Ce genre de vie, je n’y avais jamais songé avant. Jamais je ne me suis vue vivre ainsi. Cela n’est pas fait pour moi, et ne le sera jamais. Et pourtant… C’est ton rêve, c’est celui de Mahdi, d’Adama, d’Élie, celui de Yahel et de tant d’autres. Le rêve d’une vie simple, vivant au jour le jour, se levant le matin pour profiter de sa famille, de ses amis, pour travailler aussi, non pas pour le profit d’un patron marionnette d’actionnaires, mais pour le bénéfice et le bien-être de sa communauté et des siens. Une vie sans crainte du lendemain, sans peur de l’autre, avec le temps de vivre, d’écouter ou de jouer de la musique, de s’amuser, de rire, de contempler le ciel, avec la joie des premières fois de son enfant, l’affection, l’amour d’un être cher, un ami qui vous prend dans ses bras… Un cœur qui bas…
— Réfléchis-y. Pense à toi.
J’y pense… Pardonne-moi, j’ai été bien cruelle avec toi. Je le vois maintenant. Toi aussi, tu es brisé. Pour avoir fait ce que nous avons fait toutes ces années, en tant que dragon, en première ligne, nous l’étions déjà tous. Nos anciennes vies où nous ne cessons de nous faire du mal les uns les autres ont créé toutes ces failles en nous, ces fêlures, ces vides. Il est vraiment temps que tout cela s’arrête. Il faut que cela cesse. Simon, oublie-moi. Oublie cette folie et trouve ton rêve. Ne culpabilise pas, toi non plus. Il ne faut pas, au contraire. Tu viens de me conforter dans ma décision. Je me suis sentie si faible, si fragile, impuissante, alors qu’avant, c’était moi qui… Ça, ce n’est pas moi. Je ne me retrouve pas. Je ne me retrouve plus. Je n’y arrive plus. À rien… Quoi que je fasse, ils m’ont eu, ils m’ont détruite, et je ne peux rien y faire. Je ne m’en relèverais pas.
Je sais que j’ai fait le bon choix. Je sais ce que j’ai à faire, plus que jamais.
Je n’ai plus rien à perdre.
Mais je peux gagner pour vous. Laisse-moi vous offrir cela.
Laisse-moi le temps de me remettre pour t’expliquer tout cela.
Elle avait dû s’assoupir elle aussi. Elle avait eu besoin de tout débrancher un moment, d’arrêter de penser, usée, trop lasse. Il dormait à côté, le visage chiffonné, une main encore posée sur son ventre, comme pour la protéger.
Elle brandit son bras gauche dans son carcan de métal, observa la mécanique qui l’aidait à se mouvoir, sa fluidité lorsqu’elle ouvrait, fermait sa main, la tournait dans un sens ou dans l’autre, la puissance lorsqu’elle serrait le poing.
Le métal fiché dans ma chair. Mon dragon gravé dans ma chair. Vos tortures qui ont imprégné ma chair et marqué mon âme…
Peut-on me forger plus encore ?
Il remua en elle.
Oui. On y va.
La lumière s’était sérieusement accrue. Elle devait être attendue. Elle n’avait plus le temps. Elle replaça une de ses mèches blondes partie en vrac, retira délicatement sa main, se leva sans bruit, se rhabilla, s’équipa, enfila la cape blanche, prit le paquet d’affaires qu’elle avait préparées avant, ouvrit la porte.
— Tara ?
Elle stoppa, une main accrochée au chambranle.
— Au moins, promets-moi de revenir.
Elle resta le dos tourné.
— Désolée, mais… Je ne fais pas de promesse que je ne peux tenir.
Elle allait s’avancer, mais elle se ravisa un instant. Tournant légèrement la tête, elle préféra ne pas le laisser sur cette dernière note.
— Simon ?
— Oui ?
— Merci.
Oui. Merci d’avoir essayé de me retenir. Merci d’avoir essayé de m’envelopper de douceur, d’avoir voulu illuminer mon corps. Merci de m’avoir parlé comme tu l’as fait, d’avoir dévoilé tes sentiments. Même lui ne s’est jamais déclaré aussi ouvertement. Il ne le pouvait pas, rongé qu’il était par la culpabilité. Merci, mais je t’ai déjà donné ma réponse. Souviens-toi, jamais je n’ai esquissé le moindre geste vers toi pour partager ce moment.
Merci, mais je n’aime pas reculer face à un combat.
Ce n’est pas moi.
Et elle partit.
Le soleil glacé l’attendait. Son ange-gardien aussi. Elle grimpa dans le bus affrété pour elle, n’y monta pas seule. Marc prit le volant.
Elle fut surprise par des mouvements sur les côtés. Des traînées noires apparurent sur les vitres. Plusieurs de ses jeunes pousses, des vétérans désormais, avaient décidés de peindre un symbole de chaque côté du bus, à l’aide de bombes de peinture noire. Un symbole qu’ils avaient fait leur, l’arborant désormais sur leurs vêtements. Son symbole. Le dragon rugissant. Avant de s’asseoir, elle baissa la tête dans leur direction en signe de respect. Les autres passagers sifflaient, applaudissaient.
Le bus démarra, s’engagea sur la route.
Un bus… Étrange exigence. Mon bourreau veut que les gens me voient au passage ? Ou il veut me tuer en traître ? Qu’importe. Moi, je vais profiter du paysage. Et sache que quoi que tu en dises, mes anges-gardiens sont nombreux, très nombreux. Ils verront, entendront tout, et ils se tiendront prêt. Alors j’espère que tu joueras le jeu, et à la loyale.
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