Le livre

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Le village fortifié transpire le silence.

Les premières lueurs de l’aube grignotent à peine la noirceur nocturne. Tout le monde dort encore. À part bien sûr quelques servantes qui commencent à s’affairer dans les cuisines pour préparer le premier repas de la journée. Ainsi que le service de sécurité minimum. Sans oublier les poules, les chiens, et quelques corneilles qui tournoient en coassant. Bref, il y a quand même pas mal de bruit, finalement. Cela n’empêche pas l’ensemble de l’enceinte de refléter un calme et une sérénité qui se noient dans la légère brume matinale.

La saison hivernale vient de s’achever. La forêt qui se propage à des lieues à la ronde tarde à verdir. Les douves sont pleines. Dans cette région coincée entre la vallée du Rhône, les Alpes et la Méditerranée, la présence de la mer provoque souvent un climat caniculaire. Chaque été fait jaunir la nature qui a eu tellement de mal à se remettre des chaleurs de l’année précédente. Cependant, Dame Nature trouve toujours une solution pour insuffler l’étincelle de vie nécessaire, qui permet à chaque plante de repartir de plus belle. Jusqu’à la sècheresse qui ne manquera pas de brûler les feuilles et jaunir les paysages, comme un cycle sans fin qui tente perpétuellement de détruire ce qui met tant de temps à se régénérer.

Sur les chemins de ronde, en haut des hauts murs de pierre, quelques gardes font acte de présence, sans dormir sauf dans les jours qui suivent la distribution des soldes et que l’alcool coule à flot, mais sans être inquiétés. En effet, depuis de nombreuses années il n’y a pas eu la moindre alerte. Toutes les comtés alentour sont maintenant fédérées et les seuls risques pourraient provenir d’horizons lointains, auquel cas les espions ou les alliés auraient tout le temps d’alerter. Pourtant les vieilles habitudes sont maintenues. La présence de cette fortification se justifie par les routes de pèlerinages entre la région ibérique et la botte romaine, particulièrement fréquentées, et par conséquent peu sûres. Ça occupe toujours quelques habitants, et ça donne une image de sécurité aux voyageurs à défaut d’avoir une réelle utilité.

Dans cette tranquillité apparente, une ombre parcourt les couloirs du donjon, lieu de résidence du seigneur et de ses chevaliers.

Sans bruit. Pour ne réveiller personne. Pour ne pas se faire voir. En même temps, quand on est une ombre, on risque peu de faire du bruit ou se faire voir, mais ça n’est pas une raison pour négliger la prudence.

L’ombre est floue. En faisant le point sur elle, le reste du château se trouble à son tour.

Il s’agit d’une femme. Elle porte une longue robe en velours noir et rouge foncé. Le tombé effleure à peine le sol. Les manches, élargies à partir du coude, sont doublées de satin. La ligne est seyante par un laçage sur le devant. La capuche, elle aussi doublée de satin laisse à peine apparaître une tiare. Le décolleté généreux est mis en valeur par un discret pendentif orné d’un rubis. Ses mains sont froides, enlacées dans de petites boucles permettant de soulever légèrement le bas de son vêtement pour faciliter les déplacements. Sa peau est très claire, à la limite de la lividité. Son visage, à l’image de sa silhouette, est gracile sans atteindre une maigreur exagérée. Ses traits finement ciselés situent son âge aux environs du respectable tout en restant dans la fleur. Ses lèvres plissées lui donnent un air très sérieux, presque grave. Ses yeux gris sont inexpressifs par eux-mêmes, mais les sourcils froncés qui les surplombent trahissent une grande nervosité.

Pour ceux qui ont sauté le paragraphe descriptif, c’est ici qu’il faut reprendre la lecture.

Son aisance à bouger rapidement malgré cette tenue montre qu’elle en a une grande habitude, même lorsque les corridors sont étroits. Elle frôle les murs, le mobilier en bois massif, ou les tentures sans les heurter, et sans froisser son étoffe obscure.

Elle s’immobilise devant une porte.

Plus qu’une porte, il s’agit en fait d’une sorte de mélange entre une armoire et un placard, occupant toute une alcôve. Le meuble, construit en châtaignier, est orné de ferrages et de tissus gris-vert.

Intérieurement, elle soupire de soulagement. Voilà une éternité qu’elle était à la recherche de ce lieu, mais sans le moindre indice autre qu’un crucifix en guise de poignée, elle a parcouru de long en large toutes les coursives de la forteresse avant de le dégoter.

D’un pli de sa robe, elle tire une petite bourse en cuir, dont elle extirpe une clé.

Elle l’introduit dans la serrure, et soupire à nouveau en constatant qu’elle tourne sans résistance. Après avoir ouvert, elle entre, et referme derrière elle, non sans avoir jeté quelques coups d’œil de chaque côté du couloir, qui est toujours désert. Un cliquetis métallique indique qu’elle ne souhaite pas être dérangée.

Une chandelle est plantée sur un pic au milieu d’un bougeoir accroché au mur. Elle est déjà allumée. La cire chaude lui monte dans les narines en plus des senteurs de bois, et des relents de renfermé également. Le mélange est gênant, mais pas repoussant. Pourtant la femme ne semble pas l’avoir remarqué.

La place est très restreinte. À peine de quoi se tenir debout, surtout avec pareils habits. À hauteur de son torse, un pupitre. Si elle avait une taille plus proche de la moyenne, il serait à parfaite hauteur pour écrire, mais là, elle va devoir lever légèrement les bras. A côté de celui-ci, un encrier plein et une magnifique plume d’oie qui n’a encore jamais servi.

Droit en face de sa tête, une étagère comporte quelques volumes bien alignés. Elle en prend un, dont la couverture est faite de cuir noir. Ses effluves se mêlent aux odeurs déjà présentes. Il mesure un pied de haut sur un empan de large. Le manipulant avec énormément d’attention, elle le pose au milieu du plan de travail, et l’ouvre à la première page, qui se trouve être vierge comme toutes les autres, d’ailleurs.

Une profonde inspiration et sa main empoigne la plume, puis s’immobilise.

Tout le temps qu’elle a passé à chercher l’a quelque peu perturbée sur ce qu’elle doit raconter.

Le cerveau tourne à plein régime. Tout comme le cœur, d’ailleurs. Elle est anxieuse. Elle réfléchit longtemps à ce qu’elle va formuler.

Quelques idées semblent lui venir. Ses yeux se déplacent rapidement, attirés par quelque détail ici ou là, et cherchant en même temps des zones lisses afin de ne pas perturber la concentration.

Une petite grimace, un imperceptible haussement des épaules, puis elle se lance.

Un peu d’encre, et les premiers mots prennent forme à travers une écriture simple, mais posée.

“Désolée pour le retard, mais j’ai éprouvé quelques difficultés à mettre la main sur l’objet qui m’a été spécifié.”

Satisfaite de son introduction, elle enchaîne rapidement.

« Ceci est mon premier rapport.

« J’ignore quels sont les usages en ce qui concerne la forme et le contenu. Je m’adapterai en fonction des critiques qui me seront faites. »

Elle fait une courte pause puis, très vite, on entend de nouveau le bout de la plume gratter le parchemin.

La suite vient d’une traite.

« Le Baron Guillaume, maître en ces lieux, est absent depuis plusieurs semaines, mais vous devez déjà être au courant si vous m’avez envoyée ici. Certains en profitent pour s’adonner à la magie en de multiples occasions, mais en restant à l’abri des regards indiscrets. Sauf les miens car je traîne un peu partout, bien sûr, vu que c’est pour ça que…

“J’ai des connaissances de base, mais peu approfondies sur ces sujets, alors je vous commente avec mes mots et ma perception des choses.

« Tout d’abord le Chevalier Thibaud qui, sous des dehors très guerriers, n’en est pas moins un enchanteur très prometteur. Il parvient à… Non, je ne vais pas entrer dans les détails, il vaut mieux que je reste concise.

« Ensuite, l’un des écuyers, Herlvin, qui développe des talents de druide de plus en plus puissants.

« Enfin, pour ce que j’ai pu découvrir, l’un des cuisiniers, nommé Colin, semble être un invocateur extrêmement doué.

“J’ai l’air emballée, mais je n’ai jamais côtoyé de magiciens aussi longtemps, il m’est donc difficile de juger de leur niveau réel. Vu qu’ils sont toujours dissimulés dans une salle bien protégée, située dans les sous-sols du donjon, pour se consacrer à leur art sans être vus, j’imagine que ça doit être parce qu’ils risquent de faire peur ou d'affoler si jamais on les voyait en pleine action.

« C’est tout pour l’instant. Je viendrai régulièrement dans l’attente d’une réponse ou si j’ai de nouvelles informations. »

Elle pose la plume et se relit en bougeant silencieusement les lèvres, qu’elle tort lorsqu’elle n’est pas satisfaite d’une formulation ou qu’elle remarque une faute qu’elle ne peut plus corriger sans faire de grosses ratures.

Finalement, elle estime que l’ensemble reflète pas si mal la réalité de ce qu’elle pense. Elle range soigneusement chaque objet à la place qu’il occupait à son arrivée avant de laisser échapper une réflexion :

— Bon. Ça, c’est fait !

Une fois hors du placard, et après en avoir précautionneusement verrouillé la porte, elle repère l’endroit afin de le retrouver plus rapidement la prochaine fois, puis s’en retourne d’où elle est venue.

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