Premier voyage (4) — Conclusion
Hedera helix
Mes yeux s’ouvrent lentement, dévoilant petit à petit les détails d’un plafond de bois. Une lumière est projetée vers la gauche. Je tourne le regard, il y a une fenêtre ouverte dévoilant un ciel rouge. On dirait que je suis de retour dans la chambre d’auberge. Quel soulagement, je ne suis plus auprès des tonneaux. Je me relève avec difficulté, un mal de tête m’assaille pendant ce geste.
- Ah ! Tu ferais mieux de rester couchée, suggère une voix grave à ma droite.
Une main me pousse doucement vers l’arrière, mon regard se pose furtivement sur le corps du Désastre. Ce dernier n’a pas encore remis ses bandages, je vois encore ses immondes nécroses, sans pour autant constater la présence des petites “bouches”. Je saisis son bras ayant servi à m’allonger, afin de l’analyser en détail.
Mon associé lâche un petit cri de protestation, je l’ignore en me concentrant sur les tâches noirâtres de son bras. À présent, je comprends mieux l’odeur et la nature de Gangrène. Lors de notre rencontre, celui-ci parlait de mourir, afin de ne plus souffrir. J’ai été dure avec lui sans connaître la raison de son souhait. Je n’imagine pas à quelle point ces nécroses doivent êtres douloureuses, surtout lorsque l’on voit ce qu’elles peuvent devenir.
- Peut-on soigner ça ?
Mince ! J’ai encore pensé tout haut ! Je déteste ce genre de maladresse, si je n’avais pas ce défaut, mes jeux d’actrices seraient bien plus convaincants.
Ma surprise retire mon étreinte, le bras de mon partenaire se met hors de portée.
- La mort est le seul remède.
La tristesse pose son empreinte sur mon visage, cette réponse ne m’étonne plus. C’est même logique ! Le souhait de Gangrène est de mourir pour échapper à cette souffrance, je le comprends parfaitement. Alors, pourquoi ne suis-je toujours pas d’accord avec ça ?!
- Il y a sûrement un autre moyen.
L’espoir nous est permis. Après tout, les mondes regorgent de possibilités infinies. Cette pensée est bien suffisante pour m’empêcher d’abandonner.
- Supprimer ces nécroses reviendrait à détruire ma nature de Désastre. Sans elles, les malédictions ne seront plus menacées.
Il est vrai que ces tâches ont dévorées la gigantesque ombre de tout à l’heure. Sans sa capacité à ingérer les maléfices, l’espoir qui repose sur Gangrène se volatiliserait. Néanmoins, un tel sort est injuste ! Une existence entière ne peut pas supporter ça toute seule !
Je me relève brusquement en ignorant le mal de tête. Ma vision se brouille pendant un léger instant, avant de revenir à son état initial. Mon regard se concentre sur la tête baissée du Désastre.
- Dans ce cas, tiens bon encore un moment ! Lorsque nous aurons éradiqué toutes les malédictions de l’Univers, je trouverais un remède capable de te guérir. À ce moment-là, tu seras libre de mener la vie que tu veux, quand tu veux et avec qui tu veux !
Mon associé remonte la tête, me dévoilant l'intégralité de ses traits. Cette vision me surprend autant que son expression. Ce visage est étonnamment agréable à regarder comparé au reste de son corps. Sa mâchoire inférieure est carrée, lui donnant une stature masculine. Sa peau est blanche, les pommettes un peu rosies, exactement comme le sont les miennes. Malgré tout, quelques petits détails viennent gâcher cette vision.
Le bout de son nez est dévoré par une nécrose, dévoilant une partie de son cartilage entourée de chair violacée. Quant à son œil gauche, il est entièrement camouflé par ses cheveux ; je peux à peine voir la paupière inférieure. Et si j'écartais sa mèche ?
- Ah ! Non, ne fais pas ça ! gémit-il en repoussant ma main.
Son geste fait naître un bruit particulier. Comme si un objet dur, mais néanmoins visqueux, venait de tomber sur le sol. Par réflexe, mon regard se baisse. Une boule sombre git sur le plancher. J’attrape l’objet et y constate la présence d’une fente s’étendant sur une grande partie de la sphère. Soudainement, Gangrène me vole la boule des mains et la cache au creux de ses paumes.
- Laisse mon œil !
Je reste immobile, abasourdie par les mots de mon partenaire. Qu’est-ce qu’il vient de dire ? “Mon œil”, cette chose ?! Quelle horreur ! Cette boule sombre à moitié fendue est son œil droit ?! Comment j'ai pu toucher ça ?!
Je me recroqueville sur un coin du lit, m’empêchant de vomir. Je zieute furtivement mon associé en train de remettre son globe oculaire. N’importe quoi ! La curiosité me fait faire des choses irréfléchies ! Finalement, je retire ma pensée. Le visage n’est pas mieux que le reste du corps. En revanche, il y a une chose qui m’a profondément étonnée. Pour la première fois, j’ai été capable d’analyser son expression ; je n’ai eu aucun doute concernant sa réaction. Cette certitude suffit à me soulager. À l’avenir, son visage dénudé pourrait me donner de précieuses informations et renforcer la compréhension de notre duo. Certes, il lui manque un bout du nez et un œil, mais ces détails peuvent être ignorés.
- Gangrène, je voudrais qu’à partir de maintenant, tu gardes ton visage visible.
Son œil intact s’ouvre en grand, l’étonnement et l’absurdité se lisent entièrement sur ses traits.
- Tu es malade ? Mon corps tout entier est répugnant, je ne ferais qu’inspirer la terreur.
Dans un sens, je dois reconnaître qu’il n’a pas tort. Néanmoins, garder son visage sous bandelettes n’est pas bon. Les avantages que cela me procure sont bien trop satisfaisants pour être ignorés.
- Mais pas du tout. Je te promets que…
- N’essaie même pas de mentir, me coupe-t-il froidement.
Je fronce un sourcil, mon faux sourire disparaît en un instant. Ce Désastre est malin, comment vais-je faire pour garder son visage nu ? Ah, mais bien sûr ! Il suffit juste de cacher les détails gênants.
Je me penche sur le rebord du lit et récupère mon sac sur le sol. Après avoir farfouillé dans quelques affaires, je sors un pansement de ma trousse de secours.
- Ne bouge pas.
J’applique la compresse collante sur le nez de mon associé. Puis dévoile son visage à l’aide d’un miroir de poche. J’ai vraiment de la chance d’avoir tous ces objets dans mon sac.
- Alors ? demandé-je satisfaite. Avec ta mèche et ce pansement, on ne voit plus de nécrose. Veux-tu remettre tes bandages sales et infectés ou respirer l’air pur du dehors ?
L’hésitation se lit sur le visage de Gangrène, qui se regarde sous tous les angles à l’aide du miroir.
- Tu m’as convaincu, répond-il après une longue contemplation.
Je lâche intérieurement un cri de victoire. À moi les expressions faciles à lire et adieux les doutes !
Je libère un soupir de soulagement et me concentre sur le ciel. Celui-ci a encore changé. Désormais, le soleil est haut dans le ciel, de la chaleur commence à se faire ressentir. Dire qu’il y a quelques instants, je me trouvais avec l’aubergiste, à transporter des tonneaux en attendant la venue du crépuscule. Et me voilà désormais dans une chambre, comme si de rien n’était avec mon partenaire à moitié nu. Tout comme l’a été pour moi l’arrivée de la nuit, les événements passent à une vitesse fulgurante.
- Dis-moi, que s’est-il passé pendant que je dormais ?
- Tu t’es évanoui avant que les tonneaux n’explosent. Je t’ai porté jusqu’à l’auberge pour éviter que tu ne sois blessée. J’ai attendu puis tu t’es réveillée.
Je vois, donc les autres tonneaux se sont effectivement enflammés. Ma crainte était justifiée, heureusement que je n'étais pas seule.
- Très bien. Sais-tu combien de temps je suis restée évanouie ?
- Je suis incapable de te le dire.
Que suis-je bête, il ne peut pas savoir. Gangrène n’a aucun outil capable de lire l’heure. Je vais vérifier plus tard la présence d’une pendule.
- Tout comme toi, continue mon associé.
Un instant, qu’est-ce qu’il vient de dire ?
- Pardon ?
- Je viens de te dire que tu es incapable de connaître des précisions sur le temps ici, soupire-t-il
Mais qu’est-ce qu’il raconte ? Je ne comprends pas.
- Qu’est-ce que tu insinues ? Que je suis incapable de lire une horloge ? demandé-je offusquée.
Ses traits adoptent une expression neutres avant que ses lèvres ne dictent ces mots :
- Je t’avais demandé de questionner l’aubergiste sur le temps avant que l’on rencontre la malédiction. Tu t’en rappelles, pas vrai ?
Je hoche la tête. Il est vrai que sur le coup, j’avais presque oublié la requête de mon partenaire. Et lorsque j’avais demandé l’heure à l’aubergiste, elle m’avait répondu.
- Elle m’a dit combien de temps il restait avant le crépuscule, murmuré-je avec une légère panique.
- Alors dis-moi, que t’a-t-elle dit ?
De souvenir, les paroles de l’aubergiste étaient incompréhensibles. Non ! Il y a sûrement une erreur, si j’essaye de me calmer, de réfléchir et de comprendre, je devrais pouvoir répondre.
- C’est inutile de te creuser la tête, tu ne peux rien dire.
- Si ! Je sais ce qu’elle m’a dit, elle... Elle…
- T’a parlé avec des mots incompréhensibles, termine-t-il.
Il est hors de question que j’admette cette vérité ! Après tout, contrairement au Désastre, je suis capable de comprendre les mots de l’aubergiste. Alors, pourquoi ne puis-je pas obtenir le moindre repère fiable sur le temps ?!
- Au risque de me répéter, ne te creuse pas trop la tête, Hedera. C’est normal.
- Comment ça “normal” ? Tu savais ?
Dans ce cas, sa requête concernant l’heure à ce moment précis ne traduisait pas une inquiétude à mon égard. C’était un moyen de me faire comprendre ce fait : je ne peux pas avoir une mesure au temps.
- Tu n’es pas ma première partenaire, déclare-t-il d’un air sinistre. J’ai déjà voyagé avec l’un de tes collègues, et ce qui s’est produit ici était la même chose qu'avec lui. Quel que soit notre destination, je ne pouvais pas comprendre les mots des indigènes d’autres mondes, alors que le voyageur y arrive sans peine. En revanche, sa compréhension a une limite : le temps.
Je reste assise sur le lit, totalement abasourdie par les paroles de mon associé, il continue :
- J’ai appris plus tard que ce phénomène était appelé : mal du temps. Il apparaît lorsqu’un étranger d’un monde A voyage dans un monde B. Le déroulement d’une journée et l’écoulement du temps sont différents pour chaque partie de l’Univers et ne se superposent pas entre eux. D’où le fait que tu ne pouvais pas comprendre les paroles de l’aubergiste.
C’est problématique ! Sur ma planète d’origine, le temps est une valeur précieuse ! Les minutes, les heures, tout est calculé scrupuleusement, toute notre productivité est chronométrée ! À force de vivre ce mode de vie, j’ai pris l’habitude. Ce qui veut dire que mon organisme sera fortement perturbé dans les voyages à venir. Néanmoins, il y a toujours moyen de s’adapter. Jusqu’à ce que je puisse assimiler ce rythme irrégulier et indéchiffrable, je vais devoir serrer les dents.
J’inspire profondément avant de lâcher un énorme soupir. Tout va bien se passer, je ne suis pas seule, Gangrène est avec moi. Maintenant que je connais la vérité sur le mal de temps, je ne devrais plus pouvoir produire d’erreur comme lorsque j’étais avec l’aubergiste.
- Merci. Je te suis reconnaissante pour tes explications, mais aussi pour ton aide. Sans toi, je serais morte de bien des façons.
Mon regard se concentre sur mon associé qui semble étonné de ma réplique. Son visage se métamorphose progressivement en une expression joyeuse et sereine. Un sourire prend enfin place sur ses lèvres, dévoilant toutes ses dents sans défaut apparent.
Cette vision réussit à m’émouvoir, c’est la première fois que je vois le Désastre arborer une telle expression. Bien que son corps tout entier soit répugnant, son sourire est l’une des plus belles choses que j’ai pu voir dans ce monde. Je me demande si cette aubergiste a, ne serait-ce qu’une fois, sourit depuis l’arrivée de la malédiction. J’espère que son âme trouvera la paix et la famille qu’elle avait perdue.
Il est grand temps pour nous de quitter ce monde, notre travail ici est terminé. Je pose un regard ému sur mon partenaire et dit ces mots avec énergie :
- Nous avons réussi notre mission avec brio. Un prochain monde nous attend, allons…
J’arrête ma phrase en remarquant la posture de mon compagnon. Son sourire est toujours présent, et sa main tendue vers moi.
- Allons-y Hedera, voyageons ensemble.
L’étonnement s’installe sur mon visage. La satisfaction remplace ma surprise. Mon pouce droit se frotte contre la lame du navigateur, mettant en route la machine. Un nouveau cadre se met en place, dévoilant une zone sombre avec très peu de détails. Je prends une grande inspiration, attrape la paume de mon associé et saute avec entrain dans le portail.
Au fond, je suis contente que cette mission soit réussie. Grâce à elle, notre partenariat s’est vu renforcé, j’ai été capable de constater l’apparence de Gangrène et la menace que représente réellement les malédictions. Chaque voyage nous fait acquérir de l’expérience et solidifie le petit duo que nous formons, ce Désastre et moi. Je me demande ce que penserait mon tuteur, s’il me voyait actuellement. Bien sûr, il est encore trop tôt pour dévoiler nos efforts, après tout, une montagne de travail nous attend. J’ai hâte d’admirer le paysage que nous dévoilera le monde de notre prochaine mission.
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