Deuxième voyage (1) — Rencontre en eau froide
Hedera helix
Le voyage impliquant la traversée de plusieurs mondes n’est pas une science exacte et présente beaucoup d’erreurs durant son utilisation. Au fil des siècles, de nombreuses avancées technologiques ont vu le jour ; développant petit à petit les chances d’effectuer un voyage sans encombre. Le navigateur est justement l’une de ces inventions. Durant mon apprentissage, cet engin en forme de rubik’s cube m’avait été présenté comme une sorte de GPS. En revanche, ce n’est pas l’invention qui effectue la traversée, mais le voyageur lui-même.
Le navigateur ne fait que sélectionner les mondes qui me sont attitrés, plus précisément, les parties de l’Univers abritant une malédiction. En soit cet objet est indispensable pour réaliser des voyages efficaces et ciblés. Malheureusement, il y a un défaut que l’on ne peut corriger sur cette machine : l’emplacement. Utiliser le navigateur exige une grande adaptation physique et mentale. La preuve, il faut s’attendre à atterrir n’importe où. Selon divers témoignages, certains voyageurs seraient arrivés au beau milieu d’un enterrement, en plein océan, dans le creux d’un volcan ou encore pendant un accouplement. Lorsque j’entendais ces histoires, qui me faisaient bien rire, je me disais qu’au fond, ces voyageurs devaient être de véritables champions pour atterrir dans des lieux problématiques ou des situations très gênantes. Jamais je n’aurais cru une seule seconde être victime des mêmes problèmes que mes collègues. Quelle erreur !
Au fond, j’aurais dû me douter de quelque chose en voyant l’image sombre projetée par le navigateur, avant de sauter dans le portail. Certes, il ne faut pas juger un monde à sa projection, en revanche, une réflexion supplémentaire ne m’aurait pas fait de mal. Bien sûr, ces reproches envers moi-même ne décrivent aucunement la situation dans laquelle je me trouve. J’ai beau fuir la réalité, elle finira tout de même par me rattraper.
Actuellement, je me trouve dans un endroit sombre et très serré en compagnie d’un homme torse-nu, présentant de multiples nécroses sur son corps : mon associé. Celui-ci a visiblement oublié, lors de notre premier voyage, de remettre quelque chose sur son dos. J’aurais dû lui rappeler de se couvrir, aussi bien pour lui, mais surtout pour moi. Cette réflexion peut être assimilée à de l’égoïsme ; cependant, j’ai mes raisons de penser ainsi. Quelle personne serait heureuse de se retrouver cloîtrée dans un espace sombre et restreint, le corps collé à un parfum de macchabée ? Ce n’est certainement pas mon cas.
De plus, la situation actuelle ne me permet pas de m’éloigner ou encore de m’énerver contre le Désastre. Je suis sa partenaire, et en tant que telle, je me dois de jouer le rôle de soutiens. Le mieux à faire serait de trouver un moyen d’alléger nos souffrances et de trouver un espace correct pour nos deux corps. Pour cela, il me faudrait analyser les lieux. Seulement, le manque de lumière me handicape, de plus toutes mes lampes électriques sont déchargées. Jusqu’à maintenant, j’utilisais le peu de luminosité disponible sur des objets ou êtres vivants. Qui sait, peut-être que Gangrène et moi avons atterri dans une petite grotte au milieu de nulle part ?
Oh non, la panique commence à me monter à la tête. Si les choses continuent ainsi, je ne serai plus capable de garder mon calme. Que faire dans une telle situation ? Quels sont les dangers potentiels ?
— Hedera, tu comptes rester dans cette position combien de temps ?
Ce n’est pas bon, mon associé commence à se poser des questions. Ce début de panique me déstabilise, prenant place sur mes lèvres :
— J-J-J ’ai besoin d’analyser le lieu pour ça, mais il me faut de la…
— Alors je te conseille d’appuyer rapidement sur le bouton devant ton nez.
Sa réplique me rend suspicieuse. Il y aurait un interrupteur juste en face de moi ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Je ne vois rien du tout ! Dois-je vraiment lui faire confiance ? Appuyer n’importe où peut être dangereux, cette action pourrait très bien enclencher un piège.
Mon partenaire se racle bruyamment la gorge, je déglutis. Il est vrai que cogiter dans le doute ne fera pas avancer la situation. Je tends la main droite devant mon visage, et rencontre un léger relief sur le mur. À mon contact, un bruit mécanique se fait entendre et une petite lumière apparaît au-dessus de nos têtes. Une fois la pièce entièrement visible, je me rends compte à quel point ma prudence et mon doute étaient inutiles. Après tout, le lieu où Gangrène et moi, nous nous tenions actuellement n’est autre que des toilettes.
Je lâche un soupir devant la porte. Je n’arrive pas à y croire, comment ai-je pu agir de manière aussi peu professionnelle ? Cette réaction est bien la preuve que je manque d’expérience en tant que voyageuse. Ma main droite appuie sur la poignée et pousse la porte avec prudence. J’espère qu’aucune personne ne se trouve à proximité, auquel cas, j’aurais du mal à trouver une excuse justifiant ma présence dans des toilettes avec un homme nécrosé à moitié nu.
La porte s’ouvre, dévoilant une petite pièce contenant deux robinets, un torchon gris et une petite étagère à magazines. Je lâche un soupir de soulagement, il n’y a personne ici. J’effectue quelques pas vers l’avant, libérant mon partenaire du supplice. Mine de rien, ces latrines sont très serrées. La preuve, on y rentre difficilement à deux.
— Enfin libre, souffle Gangrène en s’étirant.
Tout de même, je me demande comment le Désastre pouvait voir le bouton dans cette obscurité. Étais-je trop paniquée pour le remarquer ? Non, à cet instant, aucune forme n’apparaissait clairement devant mes yeux. Je pose un regard curieux sur mon compagnon puis lui demande :
— Dis-moi, comment as-tu fait pour voir l’interrupteur dans cette cabine ?
- Je suis nyctalope. Comme tous les autres Désastres. Après tout, les malédictions privilégient les lieux sombres, ce serait handicapant de ne pas les repérer dans l’obscurité.
La stupéfaction envahit mon visage. Cette déclaration est pour moi une excellente nouvelle. Après tout, la capacité de voir dans le noir peut nous être utile dans tous nos voyages. Grâce à mon partenaire, je n’aurais pas l’obligation de chercher une potentielle source de lumière, il sera mes yeux dans la pénombre.
En revanche, les paroles qu'il vient de lâcher m'étonnent. J'inorais qu'il existait d'autres Désastres. Lorsque ma mission m’avait été attribuée, mes supérieurs ont bel et bien insisté sur la rareté et l’espoir que représente Gangrène. Selon les autres voyageurs, il n’y a qu’un seul représentant de son espèce.
— J’ai une autre question.
— Oui ?
- Tout à l’heure, tu as dit “comme les autres Désastres”. Tu ne serais pas le seul de ton espèce ?
Gangrène arrête son étirement. L’étonnement ouvre doucement ses lèvres, tandis que son regard m’évite ; un soupir sort de sa bouche. Cette réaction me rend perplexe. Pourquoi fait-il cette tête ? Ce n’est pas comme si j’avais posé une question gênante ou compliquée. Mes yeux l'observent avec insistance, mon associé ne lâche aucune réponse. Ce n’est pas bon, il essaye à tout prix d’échapper à mon interrogation. Il est hors de question que j’abandonne, j’ai le droit à ma réponse !
— Gangrène, réponds-moi.
Son regard se pose furtivement sur ma personne, le visage arborant un léger mépris. Malgré cette expression pour la moins étonnante, aucun mot ne sort de sa bouche. Le Désastre ne fait que me regarder silencieusement.
Bon sang... j’en ai assez de ce vide ! Il pourrait au moins me lâcher une excuse plutôt que de ne rien dire ! Et pourquoi me regarde-t-il de cette manière ?
- Écoute, je comprends que certaines choses sont dures à dires. Néanmoins, je suis ta partenaire, tu peux me faire confiance.
Ses paupières s’écartent sous l’action de la surprise. Un sourire malaisant prend place sur ses lèvres.
Soudain, un énorme son jaillit à ma gauche. Il provient de la double porte menant à la pièce où Gangrène et moi sommes posés. Ce bruit nous surprend mutuellement, à tel point que l’expression suspicieuse du Désastre s’est volatilisée. J’ai l’impression qu’une chose s’est impactée sur la porte, comme si une bête avait foncé avec frénésie. Mon associé et moi croisons nos regards avec incompréhension. Personne n’a la moindre idée de ce qui se passe.
Qu’est-ce qui me prends ? Ce n’est pas le moment de jouer la crédule ! Ces portes nous ont peut-être sauvée d’un taureau enragé ou d’une chose bien pire encore. Peu importe ce que c’est, nous devons agir avec prudence. Tout peut arriver ! Ces toilettes ne sont accessibles que par la double porte. Ce qui signifie que nous n'avons pas le choix de nous cacher. Malheureusement, les cabines sont trop petites pour nous contenir à deux.
— Va te cacher dans la cabine de gauche, murmuré-je avec sérieux. Moi, j’irais…
— EXCUSEZ-MOI DE MON RETARD !
Je sursaute, poussée par la surprise, et constate l’ouverture de la double porte. La panique me pique l’esprit, il est trop tard pour se cacher. Nous sommes foutus !
Le Désastre et moi posons nos regards apeurés sur les poignées, dévoilant une petite silhouette. Cette personne est une jeune femme aux longs cheveux châtains, attachés en queue-de-cheval et présentant une petite tresse sur le côté droit de son visage. Ses yeux vert sombre contrastent avec la pâleur de sa peau. Les vêtements que porte cette mystérieuse personne sont composés d’une longue tunique noire et de petits souliers gris.
La prudence ne me quitte pas, bien que cet individu soit d’un physique tout à fait banal. L’aubergiste du monde précédent, qui avait une apparence quelconque, a essayé de me tuer. J’espère sincèrement qu’il n’en est pas de même avec cette personne.
— Oh ! s’écrit-elle avec surprise. Je me suis encore trompée de salle.
Le soulagement allège le poids sur mes épaules. Ouf, ce n’était que ça. Dire que je pensais il y a quelques instants me confronter à une horrible bête. Tiens ? Il y a quelque chose d’étrange : mon partenaire. J’ai beau le regarder sous tous les angles, il n’a pas l’air affecté par les paroles de la jeune femme. Aucune sueur n’est apparente et ses mains ne sont pas posées sur ses oreilles. En revanche, son regard est teinté d’une extrême prudence.
— Qui êtes-vous ? demande-t-il froidement.
Ah, l’erreur ! Engager les conversations est censé être mon rôle. Après tout, mon compagnon n’est pas capable de communiquer avec les indigènes des autres mondes. Ou du moins, normalement. Vu sa réaction, je me demande si, cette fois-ci, il sera capable de discuter avec les habitants. Pour éclaircir mes doutes, le mieux serait d’attendre la réponse de cette jeune femme. Auquel cas elle ne comprendrait pas les mots du Désastre, je reprendrais le relais et calmerais la situation.
La personne referme derrière elle la double porte et s’avance d’un pas vers nous. Son regard se concentre sur mon visage, puis descend jusqu’à mes hanches. Un petit sourire prend place sur ses lèvres.
- Je suis Taxus baccata, étudiante dans cette académie. J’imagine que j’ai dû vous faire peur, dit-elle avec un petit rire. À vrai dire, je me suis perdue.
Un soupir de soulagement s’échappe des lèvres de Gangrène. Tandis que la surprise s’accroche à mon esprit. J’ai la preuve sous les yeux que mon associé comprend parfaitement les mots de cette fille. Néanmoins, le nom qu’elle vient de donner à l’instant...
— Que vient faire une voyageuse ici ?
L’étonnement prend place sur le visage de mon partenaire, tandis que la jeune femme plisse les yeux d’un air serein. J’imagine que de nous deux, je suis la dernière à l’avoir compris. Sur ma ceinture, entourant mes hanches, se trouve mon navigateur.
- Tu n’as pas besoin d’être méfiante, me répond-elle avec douceur. Il est plutôt rare de croiser nos collègues dans un même monde en dehors de la maison. Pour ma part, je suis heureuse de rencontrer une semblable ici.
Après avoir tranquillement lâché ces paroles, Taxus nous présente un navigateur semblable au mien. Avec cela, j’ai la preuve concrète que cette personne est bel et bien une voyageuse comme moi.
Et pourtant, je ne compte pas lui donner ma confiance. Durant mon mois d’apprentissage, j’ai pu côtoyer bon nombre de mes semblables. Aucune personne du nom de Taxus baccata ne m'était apparue. Il y a peut-être une raison anodine derrière cet oubli, et pourtant la moindre zone d’ombre mérite sa part de doute.
- Voilà pourquoi je peux te comprendre, dit Gangrène avec soulagement. Honnêtement, je ne pensais pas que tu serais une voyageuse.
C’est la vérité. Mes collègues et moi-même pouvons nous faire comprendre de tout le monde, pour une raison que j’ignore, notre communication est universelle.
- Il faut dire que je préfère cacher ma nature ici, vois-tu, je suis actuellement en mission. J’ai pour tâche d’étudier dans cette académie, explique-t-elle à mon partenaire.
Je comprends mieux.
— Serais-tu par hasard affectée au département de la vie et des cultures étrangères ?
Un petit sourire se dessine sur le visage de ma collègue, celle-ci me répond avec douceur :
- Effectivement, j’ai une mission d’intérêt culturel à accomplir. D’où le fait que j’ai été envoyée dans ce monde.
Les choses commencent à s’éclaircir sous mes yeux. Finalement, cette voyageuse n’est peut-être pas si suspecte qu’elle en a l’air. Mes semblables sont répartis en quatre missions principales, gérées chacune par un département respectif. Moi-même, je n’échappe pas à cette règle. Qui plus est, la tâche qui a été confiée à Taxus m’est familière. Chez les voyageurs, je côtoyais celui qui avait en charge le département de cette collègue.
— Et toi ? Quelle mission t’a-t-on confiée ?
- Je suis affectée au département de réparation universelle, ma mission consiste à annihiler les malédictions avec Gangrène.
Le regard de la voyageuse se teint de curiosité en observant mon compagnon.
- C’est incroyable ! Tu es donc un Désastre ? Je savais qu’il en restait un, mais d’après les témoignages que j’ai reçus, je croyais avoir affaire à une bête immonde. Tu es plutôt humain en fait.
Il semblerait que elle ait les mêmes informations que moi concernant le Désastre. J’ai aussi eu le droit à ces étranges rumeurs durant mon séjour chez les voyageurs.
— Je peux toucher tes nécroses ? reprend-elle avec curiosité.
— Non, ne fais pas ça ! gémit mon partenaire.
Je me racle bruyamment la gorge en regardant ces deux-là avec mépris. À la vue de mon expression, Taxus se ravise et reprends la parole :
- C’est une bonne chose que vous soyez arrivé, grâce à cela, ce monde sera sauvé du mal qui le ronge.
— Tu connais la malédiction qui hante les lieux ? demandé-je surprise.
Ma collègue hoche la tête.
— Oui, et je peux t’affirmer qu’elle est bien gênante. Il était temps qu’un Désastre arrive.
La présence de cette collègue est avantageuse. Grâce à elle, je n’ai pas besoin de chercher des informations à droite à gauche auprès des indigènes.
— Pourrais-tu nous en dire plus ? Sur le maléfice, mais aussi sur ce monde.
— Bien sûr, à condition que tu me dises ton nom, exige-t-elle d’un ton malicieux.
Il est vrai que je ne me suis pas présentée.
— Tu peux m’appeler Hedera helix.
Son regard se teint d’étonnement..
— Je vois, souffle-t-elle en cachant sa bouche derrière une manche de sa tunique.
Cette réaction me rend perplexe. Ce n’est qu’un simple pseudonyme attitré aux voyageurs. D’ailleurs, elle aussi en possède un. Actuellement, je ne peux pas faire de supposition pour justifier son comportement, les possibilités sont bien trop nombreuses. Je préfère conserver ma méfiance concernant cette collègue, de cette manière, je pourrais parer toutes les mauvaises surprises.
— Excuse-moi, demande mon associé à Taxus, tu comptes ouvrir la porte maintenant ?
La main, qui cachait son visage, prend place sur sa taille. L'enthousiasme balaie l’étonnement de son regard. Mine de rien, cette fille est très douée. En un instant, elle a réussi à changer d’expression avec efficacité.
— Bien sûr, je ne compte pas vous faire la visite des toilettes.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, reprend-il avec gêne. Je dois remettre quelques-uns de mes bandages avant de sortir.
J’avais oublié ce détail ! Heureusement que Gangrène y pense. Enfin, non, c’est même logique. Mon compagnon est assez grand pour se débrouiller tout seul. D’ailleurs, je me demande quel est son âge ? Serait-il plus vieux que moi ? Probablement, puisqu'il a attendu un moment seul, au milieu des pierres dans le monde où je l’ai trouvé. Seulement, toute indication du temps dans les autres mondes est impossible à mesurer. Au final, il vaut mieux que je ne me perde pas dans de telles interrogations.
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