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Le petit déjeuner est joyeux mais vite expédié, il faut aller faire leurs amabilités au commissaire avant de rejoindre le douar ; les deux hommes briefent Louis et Lisa.
- Attention les amis, cet homme bien que sot et bouffi de suffisance est rusé et méchant, c’est pour cela qu’il est là où il est. N’en dites pas trop, répondez le plus laconiquement possible ; et méfiez-vous de sa lieutenante, une vraie teigne.
- Sinon, continue Hamid, les collègues de Casa nous ont dégotté de belles infos sur le milieu russe au Maroc. Ils sont de plus en plus présents parmi la pègre locale qu’ils ne vont pas tarder à avaler, si on les en croit. Un groupe se détache, un gang originaire de Saint Petersburg qui a beaucoup voyagé au Maroc au gré des fêtes du sexe, comme ils disent. Leur chef est appelé « l’ogre de Riga », on a des photos, une force de la nature, méchant et dangereux. Il a entre soixante et soixante dix à ce jour mais autant d’énergie que vous et moi selon les indics qui nous renseignent à Casa. Il a un appétit de sexe insatiable, aime tout, femmes, hommes et même enfants, de ce que l’on nous a rapporté.
Lisa, assise à l’arrière à côté de Louis, ne réprime pas une grimace de dégoût ; il lui serre la main.
- En ce moment, l’ogre est en villégiature à Agadir ; en cette saison, il y a énormément de fêtes privées car il fait beau temps, les touristes abondent et les travailleurs du sexe aussi. Les boîtes de nuit tournent à plein régime aussi.
Farouk reprend derrière son collègue :
- Si vous voulez, de retour du douar, on peut aller faire un saut à Agadir pour voir le phénomène ; toujours selon nos indics, il prend son thé et se gave de pâtisseries chaque jour vers dix sept heures trente dans une grande brasserie salon de thé du grand boulevard, très réputée. Il reste avec des amis ou acolytes jusqu’à dix neuf heures et descend à pied, seul, vers le front de mer pour une ballade digestive. Vers vingt heures trente, son chauffeur le récupère et il disparaît dans sa villa jusqu’à la nuit où il ne circule plus qu’en voiture et avec deux gardes du corps presqu’aussi baraqués que lui.
- Oui, oui, dit Lisa, ce serait intéressant de le voir ainsi que son entourage, on enverra des photos à Mia qui pourra aller fouiller dans les poubelles du net et avec un peu de chance, exhumer quelques secrets de l’ogre.
- Qui est Mia ? Demande Hamid
- C’est la lieutenante geek de notre équipe, une vraie pointure en informatique et super bosseuse en plus d’être d’une gentillesse à toute épreuve ; bref ! Une nature qui plaît à notre chef de groupe qui est très exigeante, termine Louis rigolard.
- A propos, commandant, fait Péron, je tenais à m’excuser d’avoir été si sèche lors nos premiers contacts, vraiment ! Chez moi, bien souvent l’efficacité prend le pas sur à peu près tout, y compris la politesse, vraiment désolée.
- C’est oublié, ne vous en faites pas, capitaine.
Au commissariat, leur arrivée ne passe pas inaperçue. Le planton et les flics croisés dans les couloirs saluent respectueusement le commandant Farouk et font un bref signe de tête en direction des trois autres.
- La hiérarchie est une chose sérieuse chez les marocains, surtout chez les flics, leur chuchote Hamid un brin sarcastique.
Farouk fronce les sourcils en guise de réprimande tout en masquant un sourire. Une porte épaisse, à deux battants, en bois verni travaillé, une plaque dorée : Commissaire principal. Elle tranche franchement sur la banalité misérable des portes en contreplaqué peintes d’un vert pale insipide des autres bureaux.
- La hiérarchie… ! souffle dans un grand sourire le facétieux Hamid
Le commandant frappe une fois et entre sans attendre qu’on l’invite à le faire, les autres suivent et se retrouvent dans l’antichambre du commissaire, en fait le bureau de ses lieutenants les plus proches, en l’occurrence une lieutenante. Elle les salue d’une voix tranchante et les annonce au téléphone ; elle raccroche et du geste les invite à entrer par une porte communicante. Le commissaire Messaoud, tout sourire, s’avance, serre la main du commandant, puis celle de Louis :
- Cher commandant Farouk, cher Capitaine ! C’est une joie de voir nos polices collaborer aussi étroitement, asseyez vous !
Bref signe de tête vers Hamid et Lisa.
- Assoyez-vous ! dit comme un ordre
Tout le monde s’assoit, Hamid se penche discrètement vers Lisa et lui murmure en souriant : La hiérarchie des sexes, aussi !
Comme s’il avait entendu, Louis prend la parole :
- Merci de votre accueil, commissaire mais il faut que je rectifie une erreur, toute excusable bien sûr, fait-il avec un grand sourire candide. Le capitaine chef de groupe, ou plutôt, je devrais dire la capitaine chef de groupe, c’est la capitaine Lisa Péron, c’est elle qui dirige cette enquête, et pas mal d’autres aussi d’ailleurs.
- Toutes mes excuses, chère madame, s’exclame l’autre, faussement navré, je croyais que vous étiez sa compagne ; et il bute volontairement sur le mot ; pardon, je voulais dire sa coéquipière. Chez les flics d’enquêtes, coéquipier, compagnon, tout ça c’est du pareil au même, non ?! Ca veut dire un binôme quasiment inséparable !
Farouk et Hamid sentirent l’allusion et la menace à peine voilée d’éventer le secret de leur liaison ; les deux capitaines comprirent aussi et Lisa prit les devants pour lâcher un os à ronger au rusé et sournois commissaire.
- On se proposait, cher commissaire, de vous faire un topo avant de partir vers la scène de crime au douar et de vous proposer de nous adjoindre un de vos lieutenants qui connaît bien la région et les habitudes des habitants de ce secteur. Si cela vous est possible de dégarnir un peu vos effectifs, bien sûr.
Le commissaire se rengorgea.
- Bien sûr, chère capitaine, je vais voir ce que je peux faire si vous me laissez une petite heure pour faire le point avec mes équipes et voir qui vous serait le plus utile.
C’est ce qui fût arrêté et dans la foulée, Lisa lui fit un topo plus qu’édulcoré, omettant pour l’instant de lui parler de l’ogre mais sachant qu’elle ou Farouk devrait le faire tôt ou tard car il l’apprendrait et il valait mieux, pour la tranquillité de leurs deux homologues, qu’il l’apprenne par eux.
Ils partirent boire un café dans un établissement loin du commissariat et elle sentit les deux hommes inquiets et furieux.
- Ce salaud nous a menacés, explosa Hamid
- Plus que ça, déplora Farouk, il nous avertit : si moi je sais, d’autres savent ou vont savoir.
- Partons, partons vite d’ici, je n’en peux plus, de leur hypocrisie, de leur suffisance, de leur arrogante médiocrité. Les trois quarts des homosexuels de ce pays se marient et font des enfants pour pouvoir vivre à côté leur véritable vie, en rendant malheureux tous ceux qui les entourent, et nous, nous ! Nous sommes célibataires, libres, on ne fait souffrir et on ne trompe personne et c’est nous qu’on montrerait du doigt, qu’on nous jetterait aux chiens. Partons, je t’en supplie ; dès que cette enquête sera bouclée.
- Calme toi, nous allons envisager ça, je te promets. Au fait, Merci Lisa de votre présence d’esprit.
- Allons boire ce café en attendant qu’il nous colle sa lieutenante dans les pattes, s’exclama Louis en riant, essayant de détendre l’atmosphère. Oublions ce triste monsieur pour un moment.
Ils attendent dans une relative tension en sirotant silencieusement leur café. Hamid est sombre et on pourrait entendre vibrer ses nerfs tellement la colère a envahi tout son être. Farouk est triste et un voile d’anxiété éteint son regard quand il le pose sur son compagnon. Lisa et Louis se regarde et pense la même chose ; ce soir, devant un bon dîner, ils seront moins bouleversés, on pourra parler.
Une heure plus tard, ils sont dans le bureau du commissaire, la lieutenante prête à partir avec eux et, par chance, avec un agent qui va lui servir de chauffeur.
Louis rompt le premier le silence devenu pesant dans l’habitacle.
- Dans cette affaire, on a tout ! Plus de scènes de crimes que nécessaire, des indices matériels, de l’ADN, mais on avance trop lentement. Il nous manque le mobile et le lien entre tout ça.
- Oui, fait écho Lisa, c’est exactement ce que je pense ! Et vous, mes amis ?
- Oui, d’accord avec ça s’anime Farouk, ce soir, de retour d’Agadir avant dîner, on pourrait se faire un débriefe ; qu’en penses-tu Hamid ?
- Très bonne idée, se secoue Hamid en accrochant un sourire à son visage ; et après on nage, on dine et on oublie tout ça.
- Tope là, rigole louis.
L’ambiance était devenue plus respirable et ils étaient en vue du douar. La capitaine en profita pour envoyer un mail à son équipe avec les premières infos sur l’ogre et la photo des flics marocains. Elle fait aussi un topo à papi panda. Elle vit qu’elle avait un mail de Thomas, les légistes de Paris et de Bruges avaient échangé leurs données et le compte rendu était fort intéressant ; il le lui envoie par mail. Il lui dit aussi que Mia travaille sur la photo de la petite et de l’adolescente et qu’elle tente d’extrapoler par logiciel son visage d’adulte car aujourd’hui, elle aurait environ trente à trente cinq ans. Il l’informe aussi que BB est souffrant et donc absent et que comme renfort, c’est plutôt un bâton merdeux. Elle est satisfaite, son équipe est vraiment bien ; ce soir, elle aura de nouveaux éléments à porter à leurs réflexions à tous les quatre.
Au douar les gendarmes ont pris leurs quartiers dans l’un des taudis abandonnés ; le superviseur les attend devant.
- Bonjour commandant ! Capitaine Hamid ! Mesdames, messieurs ! On s’est permis de débarrasser un peu une des maisons après le passage des techniciens et de se mettre à l’abri de la chaleur et du froid la nuit. C’est mieux que nos voitures. Peut-on vous offrir un peu de thé et des dattes ? Le professeur est avec nous, il vous attend au frais, comme vous avez dit.
- Pour le thé, ce n’est pas de refus, entrons !
L’intérieur est sombre et frais, reposant de la chaleur déjà piquante de cette fin de matinée. Les deux parisiens pensent à la triste lumière de novembre à Paris. La lieutenante fait un peu la grimace devant la rusticité poussiéreuse de la cabane. Lisa la regarde en souriant. Autour du thé, il y a également l’enseignant coranique, il raconte, Hamid traduit :
- Au début, c'est-à-dire depuis que je fais ce secteur, depuis cinq ans, il y avait un enfant ou deux qui manquaient à l’appel à la fin des trimestres et à chaque fois, comme de coutume les parents répondaient qu’ils étaient allés porter de l’aide aux champs dans un autre douar, aider la famille. C’est assez fréquent, alors je ne me suis pas inquiété, j’ai juste réprimandé les parents car leurs enfants allaient manquer le cours coranique. Et puis, les disparitions se sont accélérés, ici mais aussi dans les douars alentour. J’ai pensé, il y a des expatriés, des touristes européens, arabes, russes qui circulent ou habitent dans la région, est-ce que ces familles, si pauvres, mais je ne les excuse pas, n’avaient pas vendu leurs enfants pour du sexe ou du travail domestique à demeure. Je me suis rendu chez les français qui habitent ici, les seuls qui m’ont reçu car les autres m’ont fait chasser par les gardiens. Il y avait le mari et la femme, et aussi une autre femme et deux hommes, très grands, très forts, blonds, des russes, je crois mais je ne suis pas sûr, ils n’ont pas dit un mot durant tout le temps de ma présence. C’est juste le mari et sa femme qui parlaient en jurant que jamais ils n’auraient fait travailler des petits enfants, que c’étaient les gardiens qui assuraient l’entretien et la cuisine avec une famille du village et qu’ils n’avaient pas besoin de plus. Il n’y avait pas trace de la présence d’enfants mais je n’ai pas été invité à visiter la maison, alors je ne sais pas. Le mari et les deux blonds m’ont raccompagné jusqu’aux maisons des gardiens où j’ai vu un couple avec un enfant dans une maison et deux hommes dans l’autre maison. A mon arrivée, c’est juste un des hommes qui m’avait annoncé, ouvert et accompagné jusqu’aux marches de la grande maison.
Ils étaient estomaqués de la précision de son témoignage, ce devait être un bon professeur finalement.
- Est-ce que vous pourriez décrire au gendarme avec une grande précision les personnes dont vous nous avez parlé, demanda Farouk ; tous les détails physiques, cicatrices, tics, manière de s’habiller etc… Cela nous aiderait beaucoup. En tous cas, merci de votre témoignage, cela va nous aider à comprendre ce qui est arrivé à ces enfants, et pourquoi cela leur est-il arrivé.
- Les gendarmes m’ont parlé de votre grand courage à tous les deux et de votre détermination. Que Dieu vous accompagne !
Hamid traduisait, buvait son thé à petites lampées et observait de son regard perçant le professeur et les gendarmes présents dans la cahute.
En route vers la grande maison des français, elle envoie un mail à Mia pour lui dire de demander d’urgence une CR afin de récupérer à la banque des Bachellerie tous les carnets qui étaient dans le coffre du directeur. Une alarme s’est mis à clignoter dans son cerveau, elle ne sait pas où exactement ça va les mener mais son instinct lui dicte de récupérer ces documents.
Ils arrivent à l’emplacement du bûcher et tous descendent de voiture. Lisa décide de ne pas épargner la lieutenante.
- C’est bien ici commandant que vous avez trouvé tous les corps carbonisés ? Hommes et bêtes ?
Elle la voit grimacer. Farouk confirme et donne tous les détails. Il ne reste qu’un amas de cendres et de bois brûlés, l’équipe technique a emporté tous les ossements. La lieutenante est un peu plus pâle.
- Ce village est maudit maintenant, personne ne viendra y habiter avant longtemps, affirme Hamid ; il faudra bien quand même s’occuper de donner une sépulture à tous ces malheureux ; qui va s’en charger ? Il faut demander aux gendarmes d’aller dans les villages voisins chercher des parents de tous ces gens et qu’ils fassent le nécessaire quand les ossements seront rendus.
- Vous avez raison, capitaine, renvoie Farouk, je vous laisse faire le nécessaire auprès des gendarmes.
Ils repartent en voiture vers la grande maison, trois gendarmes en faction devant. Farouk les salue et ils pénètrent dans le silence du jardin. Lisa se dirige vers une des maisons de gardiens entraînant le groupe avec elle ; la lieutenante traîne un peu derrière.
- Les corps ont été enlevés par le légiste et son équipe mais aux traces sur les murs, les meubles et au sol, on peut voir que le ou les assaillants n’ont laissé aucune chance aux occupants
- Comment « le » ou « les » sont-ils rentrés ? s’interroge Louis, le professeur nous a décrit un filtrage assez efficace. Et comment les occupants de la maison n’ont-ils rien entendu ?
- On peut imaginer que le ou les assaillants étaient connus et que les gardiens ne se sont pas méfiés, réfléchit Hamid en écho. De plus, la maison est assez éloignée du portail et, vous verrez vous-même à l’intérieur, les murs sont très épais.
- Ou alors, renvoie Louis, ils se sont d’abord occupés des occupants de la maison et en repartant ont liquidé les gardiens ; ce qui expliquerait qu’ils aient pu mitrailler à l’intérieur sans être inquiétés, ni dérangés.
- Donc, rebondit Lisa, ils entrent dans le village, regroupent tout le monde, hommes et leurs bêtes et les font marcher un petit moment sur la route vers la grande maison. Ils leur font ramasser du bois, beaucoup de bois, pour confectionner un bûcher, les regroupent au centre en les menaçant de leurs armes, les abattent et mettent le feu. Cela a du prendre du temps, ils étaient nécessairement plusieurs.
- D’accord avec vous, capitaine, enchaîne Farouk, sauf pour le feu, ils ont dû allumer le bûcher en partant, sinon les occupants de la grande maison n’auraient pas manqué de voir la fumée et de sentir l’odeur des chairs brûlées.
Elle voit la lieutenante retenir un spasme de nausée. Elle ne lui fait pas l’économie de la seconde maison de gardien tout en sachant que cela ne leur apporterai rien de plus. A la fin de cette matinée, elle veut bien parier que cette teigne ne se portera plus volontaire pour leur coller aux basques et les espionner pour son commissaire. En sortant, elle la voit déglutir et son regard est bien moins coupant. Elle ne dit rien, Lisa sait qu’elle garde le peu d’énergie qui lui reste pour ne pas vomir.
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