Eclampsie
Oksana Nimriya somnolait dans la salle de repos. Elle n'avait pas vu un seul patient depuis plus de vingt-quatre heures et mourrait d'ennui. Le métier de médecin dans la campagne reculée était vraiment loin d'être trépidant. L'essentiel de son travail consistait à poser des perfusions de liquide physiologique chauffé à 37°C aux types bourrés qu'on lui amenait. Les types s'effondraient dans la neige et il fallait les réchauffer et les réanimer avant de les remettre sur pied.
Encore fallait-il réussir à les retrouver.
Car avec ce blizzard, un corps à terre disparaissait parfois en moins d'une minute.
C'était triste à dire, mais Oksana en était rendue à espérer un cas grave. Au moins un de temps en temps. Une fois par semaine serait probablement suffisant pour maintenir un minimum d'attrait pour son métier qui se résumait au néant depuis quelques semaines maintenant.
Oksana n'avait pas fait médecine pour en arriver là. Elle aurait bien aimé travailler à Moscou, mais elle ne voulait pas s'éloigner de son père mourant. Et lui n'accepterait jamais de quitter Daryznetzov, sa petite ville natale qu'il aimait tant.
Parfois, Oksana se prenait à vouloir que son père meure rapidement. Mais elle culpabilisait terriblement et, la nuit venue, elle faisait d'horribles cauchemars à ce sujet. Elle soupira, puis jeta un œil à sa montre.
Il était bientôt midi.
Le blizzard faisait rage dehors. Sa garde allait bientôt être terminée et elle pourrait enfin rentrer. Elle avait une envie furieuse de quitter son poste dès maintenant. Ce n'était pas une petite demi-heure qui allait changer grand-chose.
Et pour cause.
Il ne se passait jamais rien dans ce petit hôpital.
Oksana se retourna et jeta un œil aux deux infirmières qui discutaient dans le fond de la salle.
— Les filles ?
— Oui, répondirent-elles en même temps.
— Quelle est la probabilité qu'il se passe quelque chose dans la prochaine demi-heure ?
— Euh... Aucune, Oksana, et tu le sais ! Cet hôpital est plus mort qu'une maison de retraite, fit Natalya en riant.
— C'est bien ce que je pensais.
— Pourquoi ?
— Ca vous dérange, si je pars en avance ? Nikolaï sera là dans une petite demi-heure pour me remplacer.
— Non, non, pas de problème, va t-en ! fit la seconde infirmière, Elena. T'as bien raison !
— OK, merci les filles, conclut Oksana avec un sourire reconnaissant. J'y vais !
Oksana savait que l'éventualité qu'il se passe quelque chose était effectivement tellement infime qu'elle se leva et commença à préparer ses affaires. Elle serait partie d'ici moins de cinq minutes. Dehors, le vent hurlait contre le bâtiment.
Oksana frissonna à l'écoute de ce bruit lugubre.
Elle s'apprêtait à enfiler son manteau lorsqu'elle entendit du bruit dans le couloir d'entrée. Les trois jeunes femmes se regardèrent en silence, plus fatiguées qu'étonnées. Cette satanée porte d'entrée fermait très mal, et ce ne serait jamais que la quatrième fois de la journée qu'une bourrasque l'aurait ouverte.
Oksana pesta intérieurement, mais le bruit ne cessa pas, se muant en hurlement. En véritable hurlement. Prise d'un horrible doute, Oksana se précipita dans le couloir, vite suivie par Elena et Natalya. Elles découvrirent un homme couvert de neige et de sang qui tenait une jeune femme dans ses bras. La pauvre fille poussait un hurlement terrifiant et semblait prise de convulsions. Les deux infirmières échangèrent un regard apeuré, mais entendu, et commencèrent à préparer le matériel de soin.
— Que s'est-il passé ? demanda Oksana aussi calmement qu'elle le put.
— Je ne sais pas ! répondit l'homme terrifié, l'air hagard. Je marchais derrière elle sur le trottoir, à quelques rues d'ici, et...
— Suivez-moi, aidez-moi à l'emmener en salle de soins, fit-elle en se dirigeant vers le fond du couloir.
L'homme s'exécuta et, très vite, la jeune femme blessée fut allongée.
— Calmez-vous, monsieur. Quel est votre nom ? fit-elle posément, en essayant de se calmer elle tout autant que l'homme couvert de sang.
— Piotr ! Je m'appelle Piotr Koussayev.
— Très bien, Piotr, que s'est-il passé ? demanda Oksana en aidant Elena à déshabiller la jeune femme qui était prise de spasmes de plus en plus violents.
— Je... Je vous l'ai dit, je ne sais pas ! Elle s'est effondrée dans la rue, en hurlant et pleurant. Puis elle s'est mise à trembler. Je... J'ai essayé de la relever, mais elle était comme paralysée ! Je...
— Très bien, vous la connaissez ?
— Non, non !
— Je vois, merci beaucoup, veuillez attendre dehors, s'il vous plaît.
En déshabillant la jeune femme, Oksana et les infirmières se rendirent vite compte que la pauvre fille était enceinte. Et qu'elle perdait beaucoup de sang entre les jambes. Les spasmes étaient de plus en plus violents et de la salive écumeuse teintée de sang apparût en abondance.
— On... on dirait une épilepsie, fit Elena.
— Oui, mais pourquoi tout ce sang ? demanda Oksana. Ca n'est pas normal !
— Systolique supérieure à cent cinquante ! fit Natalya.
— Cent cinquante ?! C'est beaucoup trop élevé ! Nom de Dieu, qu'est-ce qui lui arrive ?
— Attendez ! Elle essaie de dire quelque chose !
— Quoi ? fit Oksana.
— Oui, regardez ! Ecoutez !
Entre deux hurlements, la face tremblante et le visage horriblement défiguré par la contraction des muscles faciaux, la femme parvint à articuler quelques mots :
—... Doc... teur.... veux... doc... teur...
— Madame, ne vous inquiétez pas je suis docteur, tout va bien se passer, fit Oksana.
—... Non... veux... doc... eur... Yu.... Yuu.... rii...
— La systolique est en train de chuter ! fit Natalya. Elle s'enfonce !
La pauvre femme était morte.
Oksana n'était pas parvenue à la réanimer. Le cœur avait immédiatement lâché. Et pas moyen de la ramener. Recluse dans le laboratoire d'analyse, Oksana en tremblait encore. Il ne s'était rien passé de sérieux depuis plus de deux mois dans cet hôpital, et voilà que brutalement Oksana avait un cas grave, tellement grave qu'elle n'avait rien pu faire. Moins de dix minutes après son arrivée, la fille était morte. Les convulsions avaient cessé avec l'arrêt cardiaque.
Et puis c'était fini.
Nikolaï était arrivé pour prendre sa garde quelques instants à peine après la mort de la jeune fille, une certaine Irina Dorovitch. Natalya et Elena étaient restées un long moment, choquées. Elle avait ensuite longuement discuté avec les parents qui étaient rapidement arrivés. Apparemment, personne ne savait qui était le père de l'enfant, mort-né.
Oksana ne pouvait s'empêcher de penser à ce pauvre gosse. Il n'avait même pas connu la vie. Piotr était lui aussi en état de choc et avait besoin de comprendre. Il avait besoin d'une présence médicale, d'une explication. C'était une sale journée pour tout le monde. Natalya fit irruption dans le laboratoire, interrompant Oksana dans ses pensées.
— C'est bizarre, fit-elle à l'attention de Nikolaï et Oksana.
— Quoi ? fit Nikolaï.
— Les parents.
— Oui, eh bien ? Qu'est-ce qu'ils ont, les parents ? demanda Oksana, fatiguée.
— Ils vous ont dit qu'ils ne savaient pas qui était le père, hein ?
— Oui. Et après ? Ca n'est pas la première fois que des parents ignorent le nom du père de leur petit enfant, à ce que je sache, lâcha Oksana.
— Je ne les crois pas.
— Comment ça ? releva Nikolaï.
— Ils sont vraiment bizarres. Je pense qu'ils le savent, mais qu'ils ne veulent pas le dire.
— Et pourquoi voudraient-ils le cacher, hein ? Ecoute, Natalya, tu es sous le choc. On est tous sous le choc.
— Mouais. Et ce docteur Youri qu'elle a réclamé ?
— Quel docteur Youri ? demanda Nikolaï. Tu ne m'as pas parlé de ça, Oksana, fit-il en se tournant vers elle, le regard circonspect.
— Ecoute, c'est du délire, Natalya ! Elle était en état de choc ! Es-tu sûre d'avoir bien compris ? Non, vraiment, laisse tomber. Où est Elena ?
— Elle raccompagne les parents.
— Très bien. Je... Je suis désolée, fit Oksana.
— On l'est tous, conclut Natalya en quittant le labo.
L'ambiance était pesante. Ce fut Nikolaï qui brisa le silence.
— Tu devrais rentrer, Oksana. Tu en as fini avec ça. D'ailleurs, on en as tous fini avec cette pauvre Irina. D'accord ? Rentre et va te coucher.
— Oui, oui. Je finis ces papiers. Et puis... merci pour ton aide.
— Oh, c'était vraiment rien. Juste quelques tests.
— Merci quand même, fit-elle à son attention alors qu'il quittait le labo à son tour.
Oksana restait songeuse. Après tout, Natalya avait peut-être raison. Mais ça n'avait plus la moindre importance.
Irina et son fils étaient morts.
Et elle savait pourquoi. Aussitôt arrivé, Nikolaï s'était empressé de comprendre et avait fait quelques analyses. Il s'avéra qu'Irina présentait un grave œdème pulmonaire. Et qu'elle souffrait d'une grave protéinurie. Et puis... l'enfant était étrange. Il présentait un front impressionnant avec deux étranges bourrelets au-dessus des yeux, ainsi qu'une notoire hypertrophie du crâne. C'était vraiment curieux. En fait, c'en était même presque monstrueux.
Mais cela ne faisait que confirmer le diagnostic.
Oksana soupira. Encore sous le choc, il lui fallut plusieurs longues minutes pour finir de rédiger les papiers.
CAUSE DU DECES : ECLAMPSIE.
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