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Rien à voir avec ma « première fois » qui, à côté de ce cinq étoiles, passait pour infâme bouge malfamé. Du reste, je me demande encore si elle n'était pas purement alimentaire. Je voulais à vivre cette expérience, connaître l'impuissance d'être mis en transe, en éprouver toute la jouissance ! Quoi qu'il m'en coûte – je n'ai jamais payé. Il n'y avait eu que deux séances. La raison était simple : nous étions allé trop vite. Nous n'étions pas encore potes, que des voisins de patelins s'étant rencontrés au hasard de la toile et qui avaient décidé de vivre une partie de leur knismolagnie ensemble. Il n'était pas donc question de se mettre en couple, monsieur avait déjà son partenaire et, moi, je n'étais pas intéressé. Je n'ai du reste jamais trop su ce qu'il cherchait, je ne lui ai d'ailleurs jamais demandé. Apparemment, ce n'était pas un plan à trois... du moins, ni lui ni son mec ne me l'ont jamais proposé.
Dès notre première rencontre non virtuelle, il pensait faire une séance. De mont côté, ce devait être juste une occasion de mettre un nom sur visage et de discuter de ce que nous attendions. Je ne m'étais pas forcément senti à l'aise chez eux[1], c'était crasseux et, eux-mêmes, faisaient sales. Plus grave, je ne ressentais aucune attraction, ni aucune domination ou impératif de soumission. Sur le moment, rien de grave, la règle était de passer chacun son tour entre les doigts de l'autre. Pourtant, même si nous ne faisons que jouer, ça ne pouvait pas coller. Croyez-le ou non, la victime sent si son bourreau est un vrai. D'ailleurs, au début, j'ai eu beaucoup de mal à rigoler, preuve que la confiance et la complicité n'étaient pas installées. Nous avons pourtant persévérer et j'ai fini par me laisser aller. Il n'y a que lorsqu'il ma chatouillé la base du cou, à notre seconde séance, que j'ai vraiment senti quelque chose. Certes ses attouchements m'ont toujours fait bander, mais je prenais ça pour un dérangeant réflexe physiologique. En revanche, lorsque ces doigts tapotaient mon encolure, l'énervement et l'inconfort m'ont envahi. J'avais du mal à résister, je ne cherchais qu'à les faire cesser – seule la menace de finir attaché m'a fait me tenir tranquille. Cela aurait dû m'alerter. N'était-ce pas ce que j'étais venu chercher ? Et sitôt démuché[2], je le reprouvais ! Je n'acceptais tout simplement pas qu'il me chatouille, qu'il m'irrite, qu'il m'excite.
Les moqueries de son copain sur mon rire aigu ne m'ont pas atteint. Certes il n'était pas spectateur, simplement auditeur, peut-être à ses dépends – je n'ai jamais su non plus. Sa présence rompait notre intimité. Elle n'était pas non plus pour me rassurer. Seul avec ma silhouette d'homme soja contre deux sybarites plus faciles à rouler qu'à porter, je n'aurais jamais pu lutter.
Ainsi, même si ça m'a longtemps démangé, je ne lapiderais pas pour autant Greg. Il ne m'a pas attaché contre mon gré, n'a pas essayé de me persuader d'accepter. Il a respecté ma volonté de progresser pas à pas. L'objectif reste de se dépasser, d'explorer toujours plus loin dans ce que l'on peut supporter, c'est un chemin qui se construit en étroite collaboration. Il faut de la patience, accepter les arrêts de chantiers, les retours en arrière pour inspection... C'est une route sinueuse à flan de montagne, un parcours semé d'embûches, d'obstacles qu'il faut dynamiter, d'éboulements qu'il faut éviter ou déblayer. Sans doute était-il prêt à m'accompagner. Et sans doute la présence de son ami était-elle un impondérable avec lequel nous devions composer. Peut-être que, de son côté, notre jeu, que quelqu'un d'autre touche son homme – le remplace, lui – le dérangeait. Je m'étais immiscé dans ce couple sans trop me soucier où je mettais les pieds, sinon entre les mains de l'un d'eux.
Ce n'est pourtant pas ce que je n'ai jamais réussi à lui pardonner.
À la fin de cette seconde séance, une bonne séance, je gisais étendu sur le lit de mes hôtes, bras et jambes écartées, encore offert. Je pensais qu'à la suivante, je le laisserais peut-être m'attacher, au moins pour voir ce que ça fait : l'euphorie faisait encore son effet.
Greg me proposa un câlin, m'expliquant que c'était son habitude. À priori, rien de provoquant dans un chaste câlin... Moi, je n'en avais – et n'en ai toujours – pas besoin. Je n'attends pas qu'on s'excuse après des chatouilles, ni qu'on me cajole. Soit les bornes ont été dépassées et ça ne servirait à rien, soit elles ont été observées et donc je n'en vois pas l'utilité. À la réflexion, c'est en contradiction totale avec ma conception de cette activité. Mais si lui, ça lui faisait du bien, pourquoi lui aurais-je refusé ? me suis-je alors dis. Avec le recul, je ne suis plus très sûr qu'il me l'ai demandé. Il l'a peut-être juste annoncé et me mettant devant le fait accompli. Bref, même si je n'apprécie pas qu'on entre dans ma bulle sans y avoir été invité·e, j'ai agi comme si j'étais attaché et n'ai pas partagé ce geste, que je n'étais pas venu chercher. Le malaise m'a petit à petit envahi. Je ne savais au début pas trop quoi faire avec ce gros nounours allongé sur moi. Comment placer, mes bras et mes mains pour ne pas qu'il se fasse des idées ? La simulation ne me paraissait de toute façon pas une bonne option. Je n'étais clairement pas intéressé pour aller plus loin. Nous sommes donc restés quelques minutes ainsi, moi à attendre que ce moment de plus en plus gênant passât et lui... lui, je ne sais pas ; je ne lui ai jamais demandé quoi que ce soit. Ce geste anodin a brisé le fil ténu que la confiance commençait à tisser avec patience. Comme une araignée ne sait recommencer une toile lacérée, j'ai préféré rompre tout lien et faire le mort.
Le contrat est ce qu'il est, il est important de le respecter. Comme en droit, chaque avenant doit être agréé par les deux partis. J'ai accepté l'inacceptable et, derrière, je n'ai pas assumé. De ne pas avoir refusé, de ne pas m'être rebiffé, de m'être comporté en soumis alors que le jeu était fini... d'avoir eu peur de décevoir, aussi. Ô c'eût été facile de ne pas être si lâche : un bref SMS et puis terminé. L'ignorance a cela de particulier qu'elle peut faire plus mal. Ignorer, c'est peut-être lâche, mais c'est aussi signifier à l'autre qu'iel n'est plus rien, qu'iel n'existe plus. Envoie-t-on un SMS a quelqu'un qui n'existe pas ? Je n'ai rien senti, je n'ai jamais rigolé, je n'étais pas là et de toute façon, le tickling[3], ça n'existe pas !
[1] Avec des inconnu·e·s mieux vaut privilégier les terrains neutres ; mais quand les bistrots du coin ferment à 20 heures, heure des retrouvailles, ça n'aide pas.
[2] Terme cauchois signifiant découvrir quelque chose de caché.
[3] La communauté utilise davantage cet anglicisme comme les noms ticklee/tickler et leurs diminutifs lee/ler que des termes francophones. Il en va de même pour les façons d'entraver : outre le hogtie (voire le « hogtied »), on peut lire/entendre spread eagle (attaché·e en X) sans doute tiré de productions spécialisées nord-américaines ; le BDSM utilise aussi des mots japonais comme shibari, qui désigne l'art de ficeler.
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