L'affaire Stravinsky
Ce vendredi l’Orchestre National du Capitole donnait une représentation à la Halle aux Grains de Toulouse avec la participation exceptionnelle d'un des meilleurs clarinettistes du monde. Malheureusement, au grand dam des mélomanes, cet artiste a annulé sa venue dans la Ville Rose. Le concert a tout de même été maintenu et le programme adapté aux circonstances. La soliste de l'orchestre a remplacé au pied levé le clarinettiste invité. Elle a produit une très belle interprétation d'une rapsodie de Debussy en y apportant une sensibilité toute féminine. Les œuvres du compositeur Igor Stravinsky ont été jouées comme prévu et malgré l’assassinat du timbalier ce fut un très beau concert.
Un peu avant 20 heures, me voilà donc installé sur le siège H3 de la Halle aux Grains. J’affectionne particulièrement cette ambiance d’avant concert. Les musiciens ne sont pas tous en place, certaines chaises sont encore inoccupées. Des instruments posés sur leur support semblent abandonnés par quelques artistes négligeants. Je ferme les yeux. Une douce cacophonie s’élève de la scène. Je tente de reconnaître les instruments, une clarinette, une trompette et sa sourdine, ici le basson entame un trait d’orchestre qu’il jouera tout à l’heure, là un violoncelle exécute quelques arpèges, où s'entremêlent ceux du piccolo. Je me laisse pénétrer par les sons mais aussi par l’odeur de la salle de spectacle et le parfum de spectateurs qui me frôlent pour rejoindre leur siège. Je consulte brièvement le programme que je connais déjà. Le temps de lever les yeux, les musiciens sont prêts. Le hautbois donne le « la » repris aussitôt par le violon solo, puis par tous les musiciens. L'orchestre est accordé, le chef peut faire son entrée. Il s’avance sous les applaudissements, les artistes se lèvent pour accueillir le maestro. Celui-ci serre chaleureusement la main du premier violon, puis il salue les spectateurs qui redoublent d’applaudissements. Mes mains deviennent douloureuses, je suis submergé par cette communion fiévreuse et quelque peu irrationnelle qui vient de se créer. Le concert va débuter.
Le chef se tourne vers le pupitre des contrebasses, il lève sa baguette. La concentration est totale. Soudain, une détonation déchire mes oreilles. Je sursaute sur ma chaise à ce bruit familier. Une odeur de poudre envahit mes narines. Devant toute l'assistance figée dans un silence de mort, le chef d’orchestre s’écroule au pied de son estrade. Les spectateurs les yeux écarquillés sont stupéfaits, incapables de faire un geste. Et je vois le cor anglais, soliste réputé, qui se tient debout sur scène. Le bras droit tendu, il pointe un pistolet. L’homme vient de tirer, il a le doigt crispé sur la détente.
Le cor anglais a fait mouche. Mais à l’autre bout de sa ligne de mire point de chef d’orchestre, seul un percussionniste rondouillard chancelle. Au niveau de sa poitrine, une tache sombre s’étend sur sa chemise de concert bleu pâle. La victime bascule en avant, s'effondre avec fracas sur les timbales qui tombent à leur tour. Dans un vacarme assourdissant, les instruments de percussions atterrissent tout près des flutistes qui restent étonnamment stoïques. Le percussionniste, timbalier de métier, n’est plus. Son corps est inerte, son sang se répand sur la scène.
Sous les projecteurs éclatants, je ne vois plus que l’arme aux reflets métalliques dans la main du meurtrier. Un peu de fumée s’échappe du canon. Reprenant mes esprits, j'analyse la situation. J’ai reconnu sans peine un pistolet automatique de calibre 9mm. Cette arme dispose d’un chargeur de 15 cartouches, si l’envie lui en prend, cet homme peut faire un carnage. Ma tête bouillonne. Que faire? Je ne suis pas armé. Vais-je surgir hors de mon siège pour tenter d'appréhender l'individu ? La diversion pourra peut-être donner le temps au personnel de sécurité d'intervenir. Je les vois s'approcher très prudemment. J’évalue mes chances, je me trouve à une vingtaine de mètres du bord de la scène, il me faut compter environ 5 mètres de plus pour atteindre le meurtrier. Fatalement il va me voir et comprendre mon intention. Il aura tout loisir de me truffer de plomb avant que je lui mette la main dessus. Une image fugitive me traverse l'esprit et me fait hésiter une seconde de plus, celle du drapeau tricolore posé sur un cercueil... Ma résolution est prise. Je positionne mon corps en arrière, je m’appuie fermement sur mes jambes et m'apprête à bondir au-dessus des sièges pour courir jusqu’à la scène. Las, le criminel laisse tomber son bras, l’arme glisse sur le sol. Un soupir de soulagement m’échappe. La sécurité s’active, trois hommes en tenue fluorescente plaquent l’individu sur le sol et le maintiennent fermement. Son corps convulse, je l’entends sangloter, des larmes coulent sur ses joues. Manifestement ce musicien était à bout.
Je me précipite vers le chef d’orchestre, il respire. Un simple malaise, et une petite plaie qui égratigne son front. Je l’aide à se relever, il me dit que tout va bien, que Stravinsky aura le dernier mot. Cet homme est sous le choc, me dis-je. Les ambulances sont là, ainsi que la police et le médecin légiste. On nous dit de rester sur place, le concert aura bien lieu. Je suis étonné du procédé, en principe dans ce genre d’affaire, il faut du temps pour étudier la scène de crime. Mais nous sommes à Toulouse, zone de compétence territoriale de la police nationale. Les usages sont différents de ceux que je connais dans la gendarmerie. Le cadavre, recouvert d’un drap, est porté sur un brancard par les ambulanciers et disparaît par une issue de secours. Les timbales sont remises à leur place, le régisseur de l’orchestre les examine attentivement. Fort heureusement elles n’ont subi aucun dommage, il peut quitter les lieux soulagé.
Fasciné par le spectacle d’une scène qui reprend vie, j’en ai oublié le meurtrier. Je constate que des policiers en tenue l’encadrent et qu’il est menotté. Un enquêteur habillé en civil l’interroge, je connais de vue cet homme, il a le grade de commandant au SRPJ local, service prestigieux s’il en est, de la police nationale. Brusquement, à une question du policier, le criminel s’énerve. Il se retourne vers le pupitre de percussions, éructe des insultes la bave aux lèvres, prononce des imprécations que j’ai du mal à comprendre. Son regard haineux transperce le timbalier remplaçant appelé en urgence, dont les genoux flageolent et peinent à supporter le corps. D’un geste autoritaire, le commandant de police ordonne à l’escorte de conduire le présumé innocent au commissariat. Je m’avance vers lui, je me fais connaître. « Je sais qui vous êtes » me dit-il, « vous êtes le nouveau capitaine de la brigade de recherches. Votre réputation vous précède mon cher, il ne faisait pas bon être voleur de poule dans la ville de Dax ». Je le remercie du compliment, et m’enquiert de son enquête. Il m’explique qu’il s’agit pour lui d’une affaire banale, qu’ici à Toulouse, la police a l’habitude de ce genre d’évènement. A mon air interloqué, il se fend d'une explication. « Ce n’est pas la première fois que nous avons des meurtres aux concerts du Capitole, le mobile est toujours le même. Les percussionnistes font sonner leurs timbales beaucoup trop fort, les autres musiciens craignent pour leurs oreilles. Certains finissent par craquer et ils les assassinent. Rendez-vous compte, ce soir c’est Stravinsky que l’on donne, mettez-vous donc un peu à leur place ! ». Effectivement, tout s’illumine, pourquoi s’en faire, je me dis que finalement justice a été rendue. Je prends congé du directeur d'enquête et je regagne mon siège.
Le commandant prend alors la parole, il s’adresse aux spectateurs. « Mesdames et messieurs, le concert peut reprendre. N'en doutez pas, Toulouse est une ville très sure. Certes il ne s’agit pas ici d’un cas isolé, mais les musiciens ont été fouillés, toutes leurs armes ont été saisies » Puis s’adressant aux percussionnistes. « Messieurs les artistes, vous ne risquez plus rien pour aujourd’hui. »
Un brouhaha s'élève dans la salle, certains commentent l’évènement, d’autres se remettent à lire le programme. Le chef d’orchestre doté d'un imposant pansement salue à nouveau les spectateurs. La baguette se lève le temps d'une respiration puis retombe imperceptiblement. Les violoncelles font vibrer l’air de la Halle aux Grains, l'Oiseau de Feu s'envole.
Le concert est fini, la Halle aux Grains se vide. Je suis le mouvement, je descends l'escalier qui m'amène à l'air libre. Quelle drôle d'affaire ! Bilan de la soirée : deux musiciens en moins, un remplaçant fébrile. Je me dis un peu triste qu'au train où vont les choses il y a fort à parier que d'ici un an l'orchestre du Capitole ne se produise plus qu'en quatuor à cordes.
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