La journée Dylan
- 11h30 : Appel des Urgences. Mme S. doit être transférée en service de Chirurgie Digestive mais veut partir car elle doit aller chercher son fils de 4 ans à l'école pour 16h15.
- 12h : topo de l'interne sur une probable intervention pour appendicite. Échange avec l'infirmière qui a déjà questionné Mme S. sur la possibilité d'alerter un proche, sans que Mme ne puisse lui donner un nom.
- 12h15 : j'entre dans le box où se trouve Mme S. Elle somnole en grimaçant par moment. Je la réveille et me présente. Elle me dit devoir partir pour récupérer son fils Dylan à la maternelle. Bien-sûr, ce n'est pas possible et elle n'est pas difficile à convaincre. Je fais le tour avec elle des personnes susceptibles de pouvoir l'aider : pas de conjoint, pas de grands-parents, pas de frère ou sœur, pas d'amie... Mme S. me décline son isolement en se recroquevillant sur le côté et me répond dans un souffle. Pourtant, j'enchaîne les questions, je dois trouver une solution. Le nom d'une voisine émerge, enfin son prénom : Myla. Mme S. pense que cette Myla peut s'occuper de son fils, elle habite un immeuble voisin du sien et elle lui parle parfois à la sortie de l'école. Une voisine sans nom de famille... cela ne m'enchante pas vraiment.
- 12h50 : topo à l'interne. Un bloc est prévu d'ici la fin de journée. Il se fout du petit Dylan. Il se fout aussi que Mme S. me semble souffrir, il me dit "ouais, on va la sédater de toutes les façons". L'infirmière m'informe que Mme S. doit monter en Chirurgie vers 15h.
- 13h : je demande à ma secrétaire de joindre l'école maternelle pour prévenir de l'hospitalisation de Mme S. et de chercher les coordonnées de la fameuse Myla dont je n'ai pas le nom.
- 13h30 : je commence mes RDV du jour. J'en ai 3. Je pense au petit Dylan.
- 14h15 : avant mon second RDV, ma secrétaire me dit que la directrice de l'école veut que je l'appelle, elle semblait mécontente et a dit à plusieurs reprises que la classe finissait à 16h15.
Elle a par ailleurs trouvé un numéro de téléphone d'une Myla K., grâce au gardien de l'îlot d'immeubles où habite Mme S.
Je contacte l'école du petit Dylan, la directrice n'est pas joignable.
J'appelle Mme Myla K.et laisse un message sur son répondeur.
- 14h30 : je prends mon 2nd RDV de l'après-midi. Je pense à la sortie des classes dans 2 heures.
Durant ce RDV, je prends la directrice de l'école au téléphone tout en m'en excusant. Le couple devant moi regarde le sol. Je dois échanger sans citer de nom, sans être trop explicite... et cette connasse de directrice me répète en boucle qu'elle ne peut garder Dylan au-delà de 16h30. Je lui demande si elle va laisser un enfant de 4 ans sur le trottoir. Le couple assis devant moi esquisse une moue réprobatrice. Je raccroche, reprends mon entretien. Je bouillonne intérieurement mais tente de canaliser toute mon attention sur leur situation.
- 15h20 : mon 3e RDV est en salle d'attente mais je dois absolument joindre la voisine de Mme S. Par chance, elle décroche aussitôt. J'ai un mal de chien à lui faire comprendre les choses, elle est un peu affolée qu'une assistante sociale l'appelle et elle ne voit pas qui est Mme S. Après bien des explications, elle fait le lien mais hésite car elle a 3 enfants, elle ne connaît pas Dylan, elle se demande ce que son mari va dire etc... J'insiste un peu, tout en lui posant des questions le plus habilement possible pour tenter d'évaluer ses "qualités", sa bienveillance, son bon sens, bref, tout ce qui peut me conforter dans l'option de lui confier un enfant de 4 ans ce soir, sans la connaître et sans la rencontrer. Elle me donne son accord au final, propose de l'accueillir quelques jours même si besoin, de lui prêter des vêtements de son fils... Myla est une maman, je me rassure comme je peux.
La directrice de l'école est d'une agressivité sans nom. Elle me rappelle qu'elle doit avoir un document signé de la mère de Dylan pour le confier à la voisine, un peu comme si j'étais juste une débile qui n'y connaissait rien à la protection de l'enfance.
Je lui demande si elle peut parler à Dylan, lui expliquer sans lui faire peur. Elle me dit que ce n'est pas son métier... Je raccroche avant de l'insulter.
- 15h40 : le monsieur âgé que je dois recevoir accepte de patienter. Je dois voir Mme S. avant qu'elle ne parte au bloc. Je fonce dans le service de chirurgie.
- 15H45 : Mme S. est toute pâle dans son lit blanc. Elle signe le document autorisant sa voisine Myla à récupérer Dylan à la sortie des classes, ainsi qu'une attestation confirmant son accord pour qu'il soit accueilli par elle pour 24 heures. Elle me demande si j'ai des enfants et si elle a pris la bonne décision. Je ne peux pas lui dire que mes enfants ne seraient pas allés chez une voisine si je me retrouvais dans sa situation. Je la rassure sur le fait que c'est la solution qu'elle a trouvée elle pour son petit.
- 16h : je reçois mon 3e RDV, le monsieur âgé, avec 30 minutes de retard. J'espère que la directrice de l'école est moins conne en vrai qu'au téléphone et qu'elle a préparé le petit garçon à ne pas voir sa maman à la sortie.
Le RDV dure 1h. Il s'agit d'un aidant épuisé par la prise en charge de son épouse démente. Culpabilité, amour, fatigue, désespoir...
- 17h : j'appelle Myla, voisine arrangeante au grand cœur. J'entends de la musique et des rires. Dylan prend un goûter avec ses enfants. Elle a préparé un matelas pour lui dans une chambre avec 2 de ses fils. Elle accepte que Mme S. l'appelle ce soir si elle le peut. La tension retombe un peu de mon côté.
- 17H30 : je retourne dans le service de chirurgie mais Mme S. est partie au bloc. Je consigne succinctement la situation dans son dossier de soins et j'informe une infirmière de vive-voix, tout en lui laissant un mot à remettre à Mme S. sur lequel j'ai noté le numéro de Myla, ainsi que quelques détails que j'espère rassurants pour elle.
- 17h50 : j'appelle l'école maternelle et la directrice me répond immédiatement. Elle semble radoucie et me dit que la maîtresse de Dylan lui a bien expliqué la situation avant qu'il ne parte. Je lui dis quand même ne pas avoir trop apprécié nos échanges de la journée. Elle s'en excuse, me parle de stress, de charge mentale... C'est clair que pour moi, c'était super cool à gérer !
De retour chez moi, je suis happée par des bras, des mots, des baisers, des histoires, des devoirs... Dylan est toujours là, en arrière-plan de ma soirée, petit bonhomme de 4 ans que je ne connais pas.
J'essaie de me dire que je n'ai pas fait d'erreur.
J'essaie de me dire que tout va bien se passer.
J'essaie de me dire qu'il faut dormir un peu.
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