1. She does it right

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C'était une belle femme. Probablement proche de la quarantaine, grande, mince, dotée d'un visage aux traits réguliers et au sourire un rien mutin. Ses yeux clairs derrière ses lunettes rectangulaires offraient un charmant contraste avec ses cheveux noirs noués en chignon, et ses membres élancés presque arachnéens la rendaient à la fois inquiétante et attirante. Son impeccable chemisier blanc se mariait à merveille avec sa jupe noire, cette dernière mettant parfaitement en valeur ses longues jambes gainées de collants sombres aux pieds chaussés d’escarpins également noirs. Elle se pencha vers moi, révélant légèrement un décolleté plein de promesses, et me dit en souriant d’une voix douce :

« Dites-moi tout, madame Dulaurière. »

Surprise d’être dérangée dans la contemplation de sa personne, je répondis à peu près n’importe quoi.

« Tout ! Tout quoi ?

- Dites-moi la raison de votre venue ici, si vous préférez, corrigea t-elle d’un ton amusé.

- La raison… Oui, la raison. Et bah… C’est compliqué, en fait.

- En effet, ça m’en a tout l’air. »

Elle eut un agréable petit rire. Je tentai de rassembler mes pensées. Qu’est-ce que je faisais ici, au juste ? Mieux valait commencer par le commencement. Mais il fallait éviter les détails gênants.

« Alors voilà, en fait… J’ai eu une liaison.

- Oui ?

- Une liaison. Avec une femme.

- Ce n’est pas moi qui vous en ferais le reproche. »

Son sourire un peu taquin sembla s’élargir. Elle reprit :

« Ne soyez pas si nerveuse, Madame Dulaurière. Je ne suis pas là pour vous juger. »

Je ne demandais qu’à la croire. Mais la situation était compliquée à plus d’un titre. J’avais beau savoir qu’en tant que psychiatre, elle avait dû en entendre des vertes et des pas mûres, je doutais fort qu’elle reste de marbre si je lui racontai mes petites tribulations d’il y a six mois. Six mois, bon sang. C’était il y a tellement longtemps. Mon désarroi dut se lire sur mon visage, car la docteur Anjus reprit :

« Cette liaison vous a fait souffrir ? »

Je soupirai. Bon. On allait essayer de dire sans trop en dire.

« Oui et non. En fait, le problème, c’est qu’elle est partie.

- Elle vous a quittée ?

- Non. Elle est partie.

- Elle est… décédée ?

- Non, non. Elle est partie. »

La docteur fronça un sourcil perplexe.

« Que voulez-vous dire ?

- Elle est partie… pour… travailler.

- Loin d’ici ?

- Je sais pas.

- Donc, elle va revenir ?

- Oui. En théorie.

- Vous n’êtes pas restées en contact ?

- Non.

- Vous ne savez pas où elle est ?

- Non.

- Mais quel est son travail ? »

Je sentis mon dos se couvrir d’une sueur froide.

« Elle travaille dans… dans la sécurité.

- Dans la police ?

- Non, non. La sécurité. Et elle est partie pour un travail secret. Elle pouvait rien me dire. Mais elle m’a dit qu’elle reviendrait. Alors, j’attends. Mais ça commence à être long. J’étais donc un peu déprimée. Et c’est pour ça qu’on m’a envoyée ici. Mais en fait, c’était pas une bonne idée. »

Cette fois, la docteur Anjus rit franchement.

« Pardonnez-moi, s’excusa t-elle aussitôt. Je ne voulais pas me moquer de vous. Mais vous correspondez tellement à l’image que m’en a faite votre père… Je lui avais bien dit qu’on ne pouvait pas forcer les gens à faire une thérapie. D’ailleurs, je n’aurais même pas dû accepter de vous recevoir. Je ne peux pas suivre la fille d’un ami. Je suis désolée, madame Dulaurière, je n’ai rien contre vous, mais nous sommes toutes les deux mal à l’aise, et cette séance n’a absolument aucun sens. »

Je poussai un nouveau soupir, mais de soulagement cette fois. Voilà exactement ce que je voulais entendre.

« Merci, répondis-je. Je suis heureuse que vous le preniez ainsi. »

Elle rit de nouveau, décroisa puis recroisa ses hypnotisantes gambettes, puis se renfonça dans son fauteuil.

« Je comprends quand même Roland… je veux dire, votre père. Il m’a dit que vous pleuriez beaucoup ces derniers temps. Il est normal que ça l’inquiète.

- Non mais ça c’est sa faute aussi, à chaque fois il m’appelle au pire moment.

- D’après lui, vous avez un peu trop de « pires moments » ces dernières semaines.

- Oui, mais c’est pas grave. Ça va passer. »

Ses yeux se plissèrent. Elle se mit à mordiller le crayon qu’elle avait en main.

« Quand ça ?

- Quand elle reviendra.

- Pensez-vous réellement qu’elle le fera ?

- Oui ! »

J’avais haussé la voix malgré moi. La docteur Anjus se redressa dans son fauteuil et appuya les coudes sur son bureau.

« Nous allons en rester là, Madame Dulaurière.

- Hein ? Mais la séance continuait en fait ?

- Eh bien, tout dépend si cette conversation vous a fait du bien. »

Je réfléchissais, partagée entre la surprise et la colère. Elle était forte, cette bougresse. Je me demandais si tous les psys étaient aussi machiavéliques.

« Un peu, admis-je enfin.

- Désirez-vous que nous nous revoyions ?

- Ma foi… Attendez, d’abord je vous dois combien ?

- Rien.

- Parfait, c’est dans mes moyens. »

Nouveau rire de cette psy décidément très gaie.

« Vous êtes très drôle, Madame Dulaurière.

- Oui, oui. Comme tous les dépressifs.

- Bon. La semaine prochaine, même jour, même heure, cela vous convient.

- On va dire que oui. Mais pourquoi je n’ai pas à vous payer ? »

Elle se remit à mordiller son crayon.

« Par amitié pour votre père, évidemment. »

Pour je ne sais quelle raison, quelque chose me disait qu’elle mentait.

Six mois. Six mois que je n’avais pas la moindre nouvelle de Déimos, la mystérieuse médium-guerrière-sabreuse dont j’avais commis l’erreur de tomber amoureuse. Six mois que je portais vingt-quatre heures sur vingt-quatre son touchant et ridicule bijou d’argent, craignant par je ne sais quelle stupide superstition que l’ôter supprimerait tout espoir de revoir sa trogne chiffonnée. Mais aussi six mois de cauchemars, de questions et de peur. Six mois à craindre que d’autres membres de la secte Éléos viennent me torturer, voire pire. Six mois à attendre que M. Urias, le vieux barbu du Mystiprix, daigne prendre contact avec moi comme promis. Six mois à tenir la librairie à bout de bras. M. Jutresse ne s’était jamais vraiment complètement remis de sa possession spectrale, et se faisait porter pâle plus souvent qu’à son tour. J’avais aussi l’impression qu’il avait peur de moi, seule explication valable pour justifier l’augmentation de mon salaire. Oui, six longs, très longs mois. D’où une certaine tendance à la mélancolie que j’avais été incapable de dissimuler à mon cher paternel, qui avait immédiatement pris la lamentable initiative de m’imposer un rendez-vous avec son amie la docteur Anjus, psychiatre sexy et manipulatrice de son état. Avec laquelle j’allais d’ailleurs devoir marcher sur des œufs si je ne voulais pas finir à l’asile après en avoir trop dit. Mais elle n’avait pas tort : cela m’avait fait du bien de lui parler, aussi embrouillé qu’avait été mon discours.

Le pire était que malgré les traumatismes et la terreur que la secte Éléos m’inspirait, je souhaitais presque qu’ils se manifestent de nouveau. Parce que je m’ennuyais. La vie avait repris son train-train, et cela me déprimait presque autant que l’absence de Déimos. Mais voulais-je vraiment subir de nouvelles dingueries glauques dans ma vie ? Peut-être. Peut-être pas. Je ne savais pas. Je ne savais plus. Terrible insatisfaction des déprimés chroniques.

Sur le chemin du retour vers mon appartement micronuscule, mon père tenta de m’appeler. Je ne répondis pas, sentant que c’était encore trop tôt pour lui partager mes impressions sur sa psy bizarroïde. Je plongeai dans mes pensées et les noirs tunnels du métro quand je m’aperçus qu’une personne singulière semblait me suivre. Je m’assis sur une chaise du quai, et elle fit de même deux sièges plus loin. J’en profitais pour l’observer du coin de l’œil. C’était une jeune femme d’une taille moyenne, vêtue d’un imperméable beige, d’un pantalon marron et de chaussures noires usées. Lorsque le métro arriva, je me levai et elle fit de même. Je constatai qu’elle portait sous son imper une chemise d’un blanc sale et une cravate noire, et que ses cheveux noirs coupés courts avaient tout l’air d’être une perruque. Son visage ne me disait rien, et pourtant, j’avais vaguement l’impression de connaître cette personne.

Sans surprise, elle descendit au même arrêt que moi. Pendant que je montais les marches de l’escalier perpétuellement malodorant qui fait le charme du métro parisien, je décidai qu’il était temps de passer à l’action. L’aborder de front ? Rentrer chez moi comme si de rien n’était et me mettre en embuscade ? Demander du secours ? Elle pouvait tout aussi bien être une passante qui suivait le même itinéraire que moi qu’une psychopathe envoyée par Éléonore. J’avais beau avoir gagné en masse musculaire grâce à l’entraînement préconisé par Déimos que je suivais toujours avec de pharamineux efforts de volonté, je n’avais pas suffisamment confiance en ma force pour prétendre maîtriser une potentielle tueuse en série. Que faire ?

« Excusez-moi, m’dame. »

Je sursautai. Toute à ma réflexion, je n’avais pas noté qu’elle m’avait rattrapée et progressai désormais juste à ma hauteur. Bravo, la reine du self-defense.

« Oui ? répondis-je prudemment en m’arrêtant en haut des marches.

- Je suis désolée de vous déranger m’dame, mais j’aimerais vous parler. Vous connaissez un endroit où on pourrait causer à l’aise ? »

Elle avait une voix traînante et un peu râpeuse. Prudente, je répondis :

« Qui êtes-vous, d’abord ? »

Elle sortit un portefeuille de cuir usé qu’elle ouvrit, exhibant une carte à l’aspect professionnel.

« Détective privée Emily Kholms, m’dame. J’enquête sur la secte Éléos. Et excusez-moi de vous dire ça, mais quelque chose me dit que vous pourriez bien me donner des renseignements utiles pour mon affaire. »

Elle sortit un cigare de sa poche intérieure, l’alluma, en tira quelques bouffées et fut prise d’une quinte de toux monumentale. Pliée en deux, elle peinait à reprendre son souffle. Je la soutins du mieux que je pus, lui chipai son cigare que j’écrasai sur le trottoir, et lui dit avec un mélange d’excitation et d’appréhension :

« Ok, allons chez moi. Ça vaudra mieux que de vous laisser claquer sur le bitume. »

Nous arrivâmes dans mon appartement bras dessus-bras dessous, et aussi essoufflées l’une que l’autre. Elle qui peinait toujours d’avoir fumé trois secondes de cigare, et moi de l’avoir traînée tout le long du chemin. Je la jetai dans le fauteuil, ôtai mes godasses, et lui servis un verre d’eau qu’elle but d’un trait.

« Vraiment désolée, m’dame… commença t-elle d’une voix rauque.

- C’est bon, c’est bon. Dites-moi plutôt ce que vous me voulez.

- Eh bien voilà m’dame, comme je vous l’ai dit, j’ai quelques petites questions à vous poser sur la secte Éléos. »

Je tentai de prendre l’air le plus innocent du monde :

« La secte… quoi ?

- Éléos, m’dame.

- Connais pas. »

À ma grande surprise, elle parut me croire. Elle se leva et dit :

« Très bien, m’dame. Je me suis sûrement trompée de personne. Si j’avais une femme, elle me trouverait d’une distraction ! »

« Si j’avais une femme » ? Mais qu’est-ce qu’elle racontait ? Un instant : le cigare, l’imper, la voix, « m’dame », « ma femme »… Ça y est, je comprenais enfin pour qui cette détective bizarre se prenait. Et j’espérais qu’elle allait débarrasser le plancher dans la minute, j’avais assez de cinglés comme ça dans mon entourage.

« Je vais vous laisser tranquille m’dame, reprit-elle. Excusez-moi encore, hein.

- Y a pas de mal. »

Elle se dirigea vers la porte et, comme je m’en doutais, se retourna au moment de l’ouvrir :

« J’ai encore une petite question…

- Je le savais.

- Rigelle, ça vous dit rien non plus ? »

J’avalai à grand peine ma salive.

« Rien du tout.

- Ah… Évidemment… Vous ne connaissez pas le capitaine Rigelle… »

Le mot franchit mes lèvres avant que mon cerveau eut le temps de les empêcher de commettre une telle ânerie.

« Lieutenant.

- Aha, donc vous le connaissez m’dame !

- Merde ! Oui ! Non ! »

La détective Emily sortit un nouveau cigare de sa poche, fit le geste de l’allumer sans briquet, et reprit :

« Écoutez m’dame, je vais jouer franc jeu avec vous parce que vous m’êtes sympathique : je suis à la recherche de mon assistant, qui a disparu alors qu’il enquêtait sur cette mystérieuse secte. Il m’a transmis le nom du lieutenant Rigelle avant de ne plus donner le moindre signe de vie. Ce nom étant ma seule piste, j’ai pris l’homme en filature, ce qui m’a conduit sur votre trace.

- Ah bon ? Comment ça ?

- Vous vous êtes rencontrés dans un centre commercial.

- Ah oui. En effet. Et j’étais même tombée dans les vapes.

- Précisément, m’dame. Intriguée, je vous ai suivie, j’ai noté votre adresse au cas où, et je suis revenue vers Rigelle. Malheureusement, l’homme a disparu sans laisser la moindre trace. Le seul lien me restant avec Éléos, c’est vous. Et donc, me voilà.

- Vous voilà. Bon, comment dire... »

Je m’interrompis. Oui, comment dire ? Comment raconter que j’étais en relation avec une association mystique qui combattait une prêtresse vieille de 2500 ans avec l’aide d’une médium et d’un fantôme, de surcroît à une prétendue détective qui avait l’air d’avoir de sérieux problèmes d’identité ? J’ai donc décidé d’opter pour une habile litote pirouettante.

« Comment dire… En fait, c’est compliqué.

- Ça en a tout l’air, m’dame. Je veux pas vous mettre dans l’embarras, vous savez. Si vous êtes en danger et ne pouvez pas vous exprimer franchement…

- Non, non, c’est surtout que… D’abord, je ne vois pas en quoi je suis obligée de vous parler de tout ça.

- C’est vrai, m’dame.

- Je pourrais même appeler la police et vous faire coffrer.

- Non, m’dame.

- Et pourquoi ça ?

- Parce que je pense que vous seriez beaucoup plus ennuyée que moi si la police s’intéressait à vous. »

Donc en plus, elle était intelligente. J’avais pas fini de rigoler. Mais à ma grande surprise, elle repartit d’elle-même vers la porte, l’ouvrit, et se retourna une dernière fois pour me dire :

« Je reviendrai la semaine prochaine, même jour, même heure, m’dame. J’espère que cette fois, nous pourrons parler à cœur ouvert, car je sens que vous avez beaucoup de choses à me raconter. D’ici là, faites attention à vous car si, comme je le pense, vous êtes de mon côté, vous courez un grand danger.

- Je sais.

- Je sais que vous savez.

- Et comment savez-vous que je pourrais être de votre côté ?

- Parce que vous ne m’avez fait aucun mal.

- J’aurais pu.

- Je sais.

- Je sais que vous savez.

- À la semaine prochaine, m’dame. »

Elle partit, refermant la porte derrière elle. Eh bien voilà, c’en était fini de m’ennuyer.

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