CHAPITRE 2
La navette dévore la mer à vive allure, direction Concarneau.
Les passagers sont abrités à l'intérieur, à l'exception de ceux sur le pont, occupés à rendre à la mer le contenu de leur estomac. Face à face, les retraités s'agrippent comme ils peuvent sur les bancs recouverts de sky usé.
Dans le carré “Vieilles Pies”, quatre dames âgées chuchotent à voix haute. Chez elles, même le chuchotement résonne comme un coup de trompette.
A côté, le bingo fait rage. Un peu plus loin, certains dessinent des mandalas aux couleurs criardes et pestent à chaque coup de roulis, lorsque le crayon s'enfonce dans la mousse du siège.
Maryvonne, affublée d’un gilet de sauvetage orange, titube dans les allées recouvertes de moquette couleur vomi. Un thermos de thé tiède à la main et une boîte de biscuits dans l’autre, elle s’acquitte de la mission que Gwenaëlle lui a confiée : distribuer le goûter.
Le tableau aurait été paisible, si le corps emmitouflé sous une bâche noire, sur le pont arrière, triste et silencieux passager, ne venait rappeler le drame qui vient de se nouer.
— Bingo ! s’écrie soudain Maurice, en levant sa grille sous le nez de Georgette.
— Tu triches, grogne cette dernière, les yeux plissés derrière ses verres fumés. T’as même pas de crayon !
Maurice, tout sourire, hausse les épaules avec un air faussement innocent.
À l’avant du navire, deux policiers interrogent la jeune femme retrouvée sur la plage. Tremblante, emmitouflée dans une couverture de survie, elle murmure des réponses entrecoupées de sanglots. À côté, Sherlock croise les bras en silence, il attend son tour, le regard fixé sur l’horizon comme un vieux loup de mer.
Non loin de là, la guide nature s’est débarrassée de son anorak. Elle arbore fièrement un t-shirt vert orné d’une carotte et d’un slogan : « Je mange des plantes, pas des amis ». De ses yeux délavés, elle fixe la mer à travers les hublots embués, son esprit encore embrouillé par les événements de la journée.
— Excusez-moi ? Madame ?
Gwenaëlle sursaute. Elle se retourne, une femme blonde en tailleur bleu marine, l'observe, micro à la main, suivie de près par un caméraman occupé à ajuster son matériel. Le logo de France 3 Bretagne brille fièrement sur leur veste.
— Je suis Léna Morel, journaliste pour France 3 Bretagne Ouest. Vous êtes la guide nature de ce groupe, n’est-ce pas ? J’aimerais recueillir votre témoignage sur ce qu’il s’est passé aujourd’hui. C’est une situation assez exceptionnelle…
Le visage de Gwenaëlle s’éclaire malgré elle. La télévision ! C’est une première. Elle inspire profondément en essayant de contenir l’excitation qui monte en elle.
— Oh, oui… bien sûr, je… je peux vous dire tout ce que je sais. C’était complètement fou… Je vous en prie, asseyez-vous.
La journaliste s’installe à côté d’elle tandis que le caméraman se met en position. Gwenaëlle entame son récit, ses mains s’agitent au rythme de ses paroles.
— Alors… Nous étions en train de marcher sur l’île Saint-Nicolas, dans le cadre d’une excursion nature pour les résidents de la maison de repos, commence-t-elle. C’était une journée parfaite. Vous savez, l’île est un véritable bijou, avec ses narcisses uniques, sa réserve naturelle… un paradis préservé !
La caméra capte chaque mot tandis que Léna hoche la tête, concentrée.
— Et puis… tout à coup, on entend ce hurlement… un cri qui glace le sang, vous voyez ? On se précipite et là, boum ! Deux corps sur la plage, l’un mort depuis plusieurs jours, l’autre, une jeune femme évanouie… c’était comme dans un film ! Enfin… là, c’était réel, bien sûr et c’est dramatique, ajoute-t-elle avec un petit rire nerveux. Apparemment, la victime serait un marin pêcheur disparu en mer. J’adresse toutes mes condoléances à sa famille, c’est terrible.
La journaliste hoche la tête, le visage grave.
— Un moment éprouvant, assurément… Vous avez dû être secouée.
— Secouée ? Absolument ! Mais ce que je veux dire, c’est que dans ce genre de situation, on se rend compte de la fragilité de notre existence. Chaque décision compte, tout est lié. Et justement… c’est là qu’on voit l’impact de nos choix alimentaires.
Léna fronce légèrement les sourcils, intriguée par ce tournant dans la conversation.
— Nos choix alimentaires ?
Gwenaëlle, les yeux brillants d’une passion nouvelle, acquiesce avec ferveur.
— Exactement ! Les pêcheurs risquent leur vie tous les jours pour ramener du poisson dans les assiettes des gens… et tout ça pour quoi ? Pour satisfaire un appétit carnivore ! Si tout le monde adoptait une alimentation végétarienne, ces risques n'existeraient plus. On n’aurait pas besoin de pêcher, et ces pauvres âmes n’auraient pas à affronter des conditions de travail aussi terribles !
Léna reste un instant interdite face à ce virage militant. Le caméraman continue d'enregistrer, tandis que la journaliste tente de remettre la conversation sur les rails.
— Vous faites donc un lien entre cet incident et… l’alimentation ?
— Absolument ! reprend Gwenaëlle, les yeux pétillants d’enthousiasme. Si on changeait nos habitudes alimentaires, on ne verrait plus de cadavres échoués sur les plages comme aujourd’hui ! Il est temps de comprendre que nos choix alimentaires ont un impact direct sur la vie de milliers de personnes, mais aussi sur l’écosystème marin et sur notre planète ! Ouvrons les yeux. Ce n’est pas seulement une question de pêche, mais de respect pour la vie sous toutes ses formes. Vous comprenez, la mer nous parle, elle nous supplie de l’écouter, mais on continue de la vider de ses poissons et on la remplit de nos cadavres ! D’ailleurs, demain, j’organise une manifestation pendant la Fête de la Sardine à Concarneau. Venez, vous verrez, ce sera l’occasion de faire passer un message fort !
Elle fixe intensément la caméra, avec un sourire confiant.
- J’invite tous les téléspectateurs à nous rejoindre !
La journaliste, légèrement prise au dépourvu, esquisse un sourire poli et conclut :
— Eh bien, merci pour ce témoignage, Gwenaëlle, c’était très instructif. Je vais réfléchir à votre invitation…
Gwenaëlle, satisfaite, la regarde s’éloigner.
— Vous savez où me trouver ! hurle-t-elle en agitant la main.
Elle se sent galvanisée, comme si elle venait de marquer un point décisif. On lui avait offert une tribune et elle l’avait saisie.
Derrière elle, pourtant, la conversation prend une autre tournure.
Georgette, qui n’a rien perdu de la scène, souffle bruyamment :
— Donc, selon elle, ce pauvre pêcheur est mort parce qu’on a bouffé du colin hier à la cantine ? Elle ne serait pas un peu hors… sole ? Rapport au poisson, la sole, ah ah…
Un éclat de rire discret se fait entendre, Gwenaëlle serre les poings. Elle inspire profondément, se retourne vers Georgette.
— Vous ne comprenez pas, Georgette. Votre génération a détruit cette planète, et maintenant c’est à nous de réparer les dégâts. Vous avez tout pollué, tout exploité, sans jamais penser aux conséquences !
Georgette, loin d’être impressionnée, se redresse dans un craquement d’os, un sourire narquois aux lèvres.
— Ah oui, c’est nous qui avons tout gâché, c’est ça ?
Elle ajuste son col et affiche un sourire de défi, qui n'est pas sans rappeler celui d'un requin face à un poisson-clown.
- Évidemment, rétorque la guide nature. Vous n’avez pensé qu’à consommer, tout était à usage unique. Le plastique, les sacs, les voitures…
- Oh, je t’arrête tout de suite, Greta ! Nous, on avait du bon vieux savon en barre. Pas des tonnes de gel douche dans des flacons en plastique qui polluent l’océan. Et les bouteilles ? En verre et recyclées, ma grande ! On les ramenait chez l’épicier, pas besoin de centre de tri.
- Oui, mais…
- Attends, c’est pas fini ! Les sacs plastiques ? On n’en avait même pas ! On emportait nos courses dans des cabas en osier, bien solides, pas ces sacs réutilisables que vous changez tous les trois mois. Et les vêtements… ah, parlons-en. Nous, on reprenait les habits. Ma mère faisait du rapiéçage et moi aussi !
- Non, mais… je veux dire… les voitures ! Vous rouliez avec ces vieux trucs qui polluaient l’air, et ça, c’est un fait.
- Les voitures ? Ah, c’est vrai qu’on avait des bagnoles, mais on ne les utilisait pas pour tout et n’importe quoi ! Vous, vous prenez la voiture pour aller chercher le pain. Nous, on marchait ou on pédalait. Et puis, les vacances ? Pas besoin d’avion pour aller voir les plages de l’autre côté du monde. On allait au camping à Bénodet, avec une tente qu’on utilisait pendant vingt ans. Et le papier toilette ? Nous, on n’en utilisait pas du tout, ou alors on le recyclait tant il était précieux !
Maurice donne un coup de coude à Georgette, qui admet son exagération :
- En tout cas, j’ai connu un Bigouden qui faisait sécher son papier toilette sur le fil à linge. Y a pas plus écolo qu’un Bigouden.
- Mais c’est ridicule, on fait des efforts aujourd'hui ! On trie nos déchets, on mange bio…
- Du bio ? Tu rigoles ou quoi ? Nous, on appelait ça… de la nourriture ! Le lait venait en direct de la ferme, pas du supermarché. Les légumes, c'était ceux du jardin, pas des machins emballés dans du plastique avec trois labels dessus. Et puis, si tu veux parler de gaspillage… nous, on jetait rien. Les restes de repas, c'était le repas du lendemain, ou alors on le donnait aux poules.
- Mais c’est pas pareil, aujourd’hui, on a des problèmes bien plus graves à cause de tout ce qui a été fait avant…
- Ah, je dis pas le contraire, mais avant de nous accuser de tous les maux de la terre, souviens-toi que le “consommer mieux”, nous, on le faisait sans y penser, parce qu'on n'avait pas besoin de tout ce superflu que vous avez aujourd’hui. Vous, vous êtes écolos avec des téléphones qui coûtent un SMIC. Nous, on avait trois chaînes de télé et une radio à manivelle. Qui consommait moins, à votre avis ?
La répartie de Georgette fait mouche. Gwenaëlle, sans voix, le rouge aux joues, ne sent même pas la main secourable de Maryvonne sur son épaule. Elle serre son bracelet de pierres, cherche en vain un réconfort lithothérapique dans l’obsidienne, mais que pourrait lui apporter cette pierre aux vertus énergétiques stimulantes, à ce moment précis ? Il lui faudrait une pierre qui lui donne du répondant. L’Oeil du Tigre ? Choix risqué… Ce qu’elle pourrait répondre lui reviendrait en pleine figure, c’est une pierre capricieuse, à moins qu’on la combine avec du lapis lazuli pour tempérer son caractère. La sodalite ou la fluorite jaune constitueraient une option plus sûre, elles sont réputées pour stimuler l’intellect et ne se retournent pas contre leur possesseur. Hélas, elle n’en a pas sur elle.
Georgette achève sa tirade, l’œil pétillant et le sourire blancheur Fixodent :
- Arrête de t’offusquer de tout et touche de l’herbe, ça te fera du bien. Et va donc manger ta salade bio, ma petite et profites-en. Nous, au moins, on mange sans culpabiliser à chaque bouchée.
Le silence retombe sur la cabine. Gwenaëlle, désemparée, regarde par le hublot, perdue dans ses pensées. La navette accoste enfin à Concarneau. Le trajet était aussi court que ses arguments.
Une fois à quai, Gwenaëlle rassemble son groupe et les ramène à la maison de retraite sans dire kenavo.
Lorsqu’elle rentre chez elle, l’air de la mer encore imprégné sur ses vêtements, ses parents l’attendent dans le salon, affalés devant le journal télévisé.
— Salut ma puce ! Bien, ta sortie avec les vieux ? lance son père, sans détourner les yeux de l’écran.
— C'était… particulier, lâche Gwenaëlle en se débarrassant de son anorak. Mais vous allez voir, je passe au JT ce soir !
Elle avait gardé cette information en tête tout le long du trajet de retour et tenté d’oublier la discussion avec la venimeuse Georgette. Enfin, ses parents allaient pouvoir la voir en pleine action, défendre sa cause avec passion et conviction devant des milliers de téléspectateurs. Ils allaient découvrir une part d’elle qu’elle leur avait caché jusqu'à aujourd’hui. Ce serait son coming-out écologiste.
— Quoi ? Toi à la télé ? C’est une blague ? s’écrie son père.
— C’est vrai, papa ! Lors de notre balade, on a découvert un cadavre, et une journaliste m’a interviewée. Elle m’a posé plein de questions sur ce qu’il s’est passé sur l’île et… bon, je vous laisse découvrir la suite !
Sa mère lève les yeux de son tricot, un sourire doux aux lèvres.
— Eh bien, ma chérie, c’est une belle nouvelle !
- Pas trop pour le cadavre, quand même, rétorque le père.
- Je suis sûre que tu t’es bien débrouillée, ma fille. On a hâte de voir ça !
Gwenaëlle, emportée par l’excitation, s’installe entre eux, impatiente de se voir sur l’écran. Elle imagine déjà les discussions locales demain, les messages de soutien, et pourquoi pas, quelques adhérents de plus pour sa cause.
L’animateur face caméra, déclare, la voix grave : « ... l'alcoolisme, donc, est en net recul en Bretagne. En revanche, selon la même étude, la consommation de cannabis, de cocaïne et de caramel au beurre salé est en hausse préoccupante, un plan sera prochainement mis en place par la Région Bretagne pour lutter contre ces fléaux. Sans transition, nous venons d’apprendre que le corps sans vie de Loïc Le Gall, disparu au large du Guilvinec, a été retrouvé dans l’après-midi, échoué sur la plage Saint Nicolas, aux Glénan. Deux jours après le naufrage de son chalutier “Le Bulot”, dont l’épave n’a toujours pas été retrouvée, c’est le dramatique dénouement de ce fait-divers. Les premiers éléments de l’enquête favorisent la thèse de l’accident de pêche, mais les investigations sont en cours. Retrouvons dès à présent notre envoyée spéciale Léna Morel qui s'est rendue sur les lieux.
— C’est maintenant ! Ça va passer ! s’exclame Gwenaëlle, les yeux brillants d’anticipation.
Les images montrent d’abord la mer agitée, puis la navette avec les passagers à bord. Le visage de Léna Morel, la journaliste, apparaît à l’écran :
« Nous sommes sur la vedette qui ramène le corps de Loïc Le Gall… la situation tragique a bouleversé les passagers, dont Gwenaëlle Le Guen, une influenceuse locale bien connue pour ses positions écologistes radicales. Elle a tenu à partager avec nous son analyse des événements, liant ce drame aux problématiques de la surpêche. »
Gwenaëlle écarquille les yeux. Influenceuse ?! Ils ont osé la qualifier ainsi ? Mais elle n'est pas une de ces personnes qui passent leur temps à poster des vidéos de recettes végétariennes sur Instagram ! Elle est une militante !
Déjà, son père a tourné la tête vers elle avec un regard amusé.
- Tiens tiens, écologiste radicale ? murmure-t-il. Qui s’en serait douté ! ricane-t-il.
« Nous avons recueilli son témoignage exclusif », poursuit la voix de la journaliste.
À l’écran, Gwenaëlle apparait, le visage exalté, les mains agitées, mais ce qu’elle dit semble soudain… déconnecté du contexte :
— Si on changeait nos habitudes alimentaires, on ne verrait plus de cadavres échoués sur les plages comme aujourd’hui !
Les propos ont été coupés, sans la moindre nuance. Les images suivantes la montrent gesticulant, le regard passionné, sans le son, tandis que la caméra zoome sur son t-shirt militant orné d’une carotte et s’achève sur son large sourire et sa déclaration lunaire : “Vous savez où me trouver !”
— Oh là là, tu fais fort là ! s’exclame son père.
Sa mère a raté une maille de son tricot, elle pose la main sur le genou de sa fille.
— Ne t’inquiète pas, ma chérie. Ils ont sûrement… simplifié les choses pour la télé.
Gwenaëlle bout intérieurement. Simplifié ? Ils ont réduit son discours complexe à une phrase ridicule et incohérente ! Elle a l’air d’une illuminée, une militante radicale coupée des réalités, ce qu’elle redoutait le plus.
— C’est pas possible ! Ils ont tout déformé ! C’était pas ça du tout ! s’emporte-t-elle en se levant d’un bond. Ils m’ont fait passer pour une folle ! Je défends une cause importante, et maintenant je passe pour… pour… une caricature !
— C'est pas si grave. Au moins, tu es passée à la télé, la rassure sa maman. Je suis fière de toi.
- On t’a mis des carottes râpées de côté, si tu as faim, glousse son père, tandis que son épouse lui donne un coup de coude.
Gwenaëlle, les poings serrés sort précipitamment de la pièce, sans un mot de plus, et monte dans sa chambre, en claquant la porte derrière elle. Elle se laisse tomber sur son lit, le visage enfoui dans l'oreiller. Une vague de frustration l’envahit. Comment a-t-elle pu en arriver là ?
Elle allume son téléphone. Déjà, des notifications s’accumulent. Des messages de ses amis, des commentaires sur les réseaux sociaux et surtout des dizaines d’émoji de carotte. Je me suis bien fait carotter, pense-t-elle.
Elle jette le téléphone sur le lit, fixe la grosse lampe en quartz rose sur sa table de chevet, imagine qu’elle la fracasse sur la tête de Léna Morel et cela lui fait du bien. Le pouvoir des pierres est inestimable.
"Je dois mieux faire", songe-t-elle. "Ce marin ne sera pas mort pour rien. Demain, les choses vont changer".
Et elle s’endort, sans savoir à quel point sa prière muette sera entendue.
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