CHAPITRE 3

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Dans le port de Concarneau, y a des Bretons qui mangent, sur des nappes trop blanches, des sardines ruisselantes.

En cet après-midi ensoleillé, la Fête de la Sardine bat son plein. Une foule compacte comme des sardines en boîte s’est massée pour profiter de la musique et des sardines sous toutes leurs formes : confites, farcies, frites, fraîches, grillées, bouillies, salées, à l’huile, à la tomate, et bien sûr, à la bretonne avec sa petite marinade au vinaigre de cidre doux.

De longues tables en bois, robustes et vieillies par les ans, sont alignées en rangs serrés et forment des serpents de festin. Entre les bancs, des serveuses en coiffes de dentelle et robes de velours brodé, ondulent en portant des piles de sardines sur des plateaux aussi larges que des roues de charette. Avec grâce, elles évitent les goélands au sol, occupés à engloutir les reliefs des repas. Le cidre et le lait ribot coulent à flots dans les gosiers, les rires fusent de tous côtés.

Sur les étals couverts de glace pilée, les stars du jour aux écailles argentées étincellent sous le soleil. De leur œil vitreux, elles frétillent d’impatience en voyant leurs consoeurs crépiter sur le bûcher et dégager cet entêtant parfum de charbon brûlé. Bientôt, ce sera à leur tour de se réchauffer les arêtes et d’offrir leur chair en sacrifice à ces créatures divines que sont les Bretons.

A l'extrémité du quai, sur la scène, un joueur de bombarde et un autre de biniou entament un an-dro endiablé. Aussitôt, des petits doigts se dressent et des gens abandonnent un instant leur assiette pour rejoindre la piste de danse, pour la plus grande joie des volatiles marins à l’affût. Les vieux et les jeunes, tous dansent en rond et tapent du pied, car il n’y a rien de tel qu’un bon an-dro pour faire oublier les calories des sardines à l’huile.

Un peu plus loin, le maire pose pour une séance photos avec la Reine de la Sardine, mal à l’aise dans sa robe à écailles serrées aux genoux. Les flashes crépitent, les caméras de France 3 Bretagne et les photographes de la presse régionale immortalisent l’événement.

Mais dans un coin, à l’ombre, derrière une barrière, Gwenaëlle est seule, isolée comme une sardine hors de son banc. La matinée avait pourtant commencé sous le signe de l’espoir, lorsqu’elle a reçu la visite d’un groupe de jeunes de son âge qui l’ont reconnu suite à son passage télévisé. Elle a tout tenté pour les convaincre, eux l’avenir du pays, mais ils n’ont eu pour toute réaction que de prendre des selfies avec elle comme si elle était une bête de foire et sont partis en rigolant. Ses parents, quant à eux, sont passés sur le temps de midi, mais l’ont laissée à son sort, emportés par une urgence suspecte au potager. Elle se demande bien ce qui peut être plus urgent que de défendre les océans.

Depuis, plus personne n’est venu lui rendre visite. Son “happening” est un fiasco : son attirail de banderoles et panneaux explicatifs sur les conséquences de la surpêche, la destruction des écosystèmes marins, ne suscite aucune réaction. Pourtant, elle a passé des soirées entières à préparer son matériel et à imaginer les meilleurs slogans pour cette grande journée : “Non, mais à l’eau, quoi !”, “Petit poisson doit devenir grand !”, “Tout ça va se terminer en queue de poisson !”, “Mouillons-nous pour les poissons !” ...

Elle a beau s’époumoner dans son mégaphone, ses appels militants font autant d’effet qu’un pet dans l’océan. Même le gendarme chargé de la surveiller est parti danser. Elle sent les larmes monter, l’envie de remballer ses affaires. Mais elle tient bon. Son combat est plus grand qu’elle.

— « RÉVEILLEZ-VOUS ! » hurle Gwenaëlle, une veine gonflée au cou. « VOUS ÊTES EN TRAIN DE MANGER LE DERNIER SOUPIR DE NOS OCÉANS ! LES POISSONS SONT DES ÊTRES SENTIENTS ! AU FOND DE LA MER, PERSONNE NE LES ENTEND CRIER !»

Un couple passe devant elle, les bras chargés d’assiettes remplies de sardines dorées, concentrés sur l’art délicat de ne pas faire tomber une miette. Pas d’hostilité, pas de soutien non plus. Juste l’invisibilité. Gwenaëlle se demande si l’indifférence n’est pas plus cruelle que la haine. Peut-être préférerait-elle recevoir une volée de bigorneaux plutôt que cette froideur.

C’est alors que Georgette apparaît dans son champ de vision, suivie de quelques autres pensionnaires des Flots bleus. Avec une grâce toute personnelle, la vieille dame navigue dans la foule en direction de Gwenaëlle, un sourire triomphant aux lèvres, et s’empare au passage d’une assiette de sardines laissée sans surveillance.

— Ah, Gwenaëlle, si tu savais ! Elles sont encore meilleures que l’année dernière ! Un vrai régal : croustillantes à l’extérieur, fondantes à l’intérieur ! Tu rates quelque chose ! lance-t-elle en brandissant une sardine devant le visage de Gwenaëlle comme un pendule.

Puis, d’un geste théâtral, elle enfourne la sardine entière, tête en premier et avale tout rond. “On dirait un pélican”, sourit Gwenaëlle intérieurement.

  • Ca glisse tout seul ! fanfaronne-t-elle, en s’essuyant les lèvres d’un revers de manche, et en révélant une langue piquetée d’arêtes comme un hérisson.

Gwenaëlle la fusille du regard. Finalement, l’indifférence a parfois du bon et elle décide de ne pas répliquer.

Georgette, imperturbable, s’éloigne déjà en se dandinant joyeusement entre les tables, prête à se resservir.

Maryvonne et Sherlock, eux, préfèrent rester aux côtés de la militante.

  • Je veux bien vous tenir un peu compagnie, dit Maryvonne. Donnez-moi une banderole, ma petite.
  • Merci, mais je ne veux pas de votre pitié.
  • Oh, ce n’est pas de la pitié, je crois sincèrement en votre combat.

Gwenaëlle, émue, la prend dans ses bras.

— Moi, j’ai vraiment pitié, mais je reste parce que quelque chose cloche ici, je le sens, marmonne Sherlock, les yeux plissés. Mon instinct de policier me dit qu’on ferait mieux de rester en retrait.

À cet instant précis, un bourdonnement résonne, comme un grondement de tonnerre dans le ciel bleu. Gwenaëlle, Maryvonne et Sherlock lèvent les yeux. Un nuage blanc, compact, projette des ombres mouvantes sur la mer et fonce droit vers les fêtards insouciants, trop occupés à s’amuser pour percevoir l'ampleur du drame qui se prépare.

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