CHAPITRE 4

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Le nuage se rapproche à une vitesse terrifiante. Le murmure lointain se mue en un grincement entre le son de la bombarde et le cochon qu’on égorge.

Ce nuage n’a rien d’un phénomène météorologique. En une fraction de seconde, il n’y a plus de doute. Ce sont des oiseaux, des dizaines, des centaines… non, des milliers de silhouettes blanches et argentées, l’oeil jaune brillant, le bec en avant.

Une escadrille hurlante de goélands.

Le ciel s’obscurcit d’un coup. Les fêtards ont à peine le temps de lever des yeux incrédules que la Luftwaffe aviaire s’abat sur la fête en piqué, les cris des oiseaux se mêlent aux hurlements humains.

Déferlement de furie, marée blanche de plumes, bombardement de fientes.

— Qu'est-ce que... ? s'écrie Gwenaëlle, stupéfaite.

Les oiseaux se jettent sur les tables, renversent les assiettes, piquent les sardines encore fumantes. Les festivaliers, d'abord surpris, poussent bientôt des cris de panique lorsque les goélands commencent à attaquer les visages et les mains pour s'emparer de leur festin. Le sang jaillit et macule les nappes déjà tachées d’huile. Sauve-qui-peut !

Dans le chaos ambiant, chacun y va de sa stratégie pour sauver sa peau des coups de bec. Les musiciens, moins valeureux que ceux du Titanic, ont abandonné leur instrument et se sont réfugiés sous la scène. Dans la foule, on aperçoit un homme tenter de se défaire d’un goéland, qui s’est installé au sommet de son crâne. Un autre homme tournoie sur lui-même et donne de grands coups dans le vide dans l’espoir vain de chasser les assaillants, épouvantail humain déjà condamné, car le groupe de goélands le submerge et lui assène des coups de bec mortels. Des jeunes, paniqués et peu au fait des horaires de marée, sautent dans le port et s’écrasent dans la vase en contrebas. Une femme, agenouillée, tend son assiette de sardines histoire de s’accorder les faveurs des volatiles. Mais les goélands enragés ne la distinguent pas des poissons et l’attaquent elle aussi. Un petit groupe de festivaliers tentent de se défendre avec les couverts, mais les couteaux en bambou recyclé constituent de faibles épées et les assiettes en cartons de bien piètres boucliers. Enfin, le maire, n’écoutant que son courage, s’engouffre dans une berline aux vitres teintées et s’enfuit, poursuivi par un essaim de volatiles fous.

Maryvonne agrippe le bras de Gwenaëlle.

— Il faut partir d'ici, ma petite !

Sherlock, le regard alerte, analyse rapidement la situation.

— La maison de retraite des Flots Bleus est juste là-bas. Si on se dépêche, on peut s'y réfugier !

Un hurlement strident retentit. La Reine des Sardines, perchée sur la scène, tente de fuir, mais une horde de goélands s'abat sur elle. Ses cris se mêlent aux battements frénétiques des ailes. Les oiseaux la recouvrent entièrement. En une poignée de secondes, elle disparaît sous le déchaînement des plumes et des becs. Ses cris se transforment en gargouillis étouffés alors que les volatiles la déchiquettent. Lorsque les oiseaux quittent leur proie pour s’attaquer à une autre, il ne reste plus d’elle qu’un diadème dans une flaque de sang.

— Mon Dieu ! s'exclame Maryvonne, horrifiée.

— Ne regardez pas ! ordonne Sherlock. On doit y aller, maintenant !

A l’abri sous les pancartes militantes, tels des soldats romains sous leurs boucliers, ils se fraient un chemin à travers la foule en panique, Maryvonne traîne la patte, mais Gwenaëlle la soutient et l’aide à avancer entre les corps blessés et les tables renversées. Les goélands attaquent de toutes parts, griffent et picorent sans relâche. Des tables sont renversées, le cidre se répand sur le sol comme autant de flaques ambrées.

Gwenaëlle aperçoit Georgette, debout sur une table. Elle brandit une sardine comme une épée molle.

— Venez, sales bêtes ! Vous voulez ma sardine ? Il faudra me passer sur le corps !

Un goéland audacieux plonge vers elle, Georgette l’assomme d’un poing rageur et pousse un cri victorieux, mais un second oiseau fond sur elle et, dans un déluge de plumes, lui laboure le visage.

— Aïe ! Mon œil ! hurle-t-elle, en portant la main à sa face ensanglantée.

Gwenaëlle se précipite vers elle.

— Georgette ! Descendez de là !

— Pas question ! Ces volatiles ne m'auront pas !

Sherlock rejoint Gwenaëlle.

— On n'a pas le temps, il faut l'emmener !

Il grimpe sur la table, attrape Georgette par la taille et la hisse sur son épaule comme un sac de pommes de terre.

— Lâchez-moi, espèce de brute ! proteste-t-elle en tambourinant son dos avec ses petits poings serrés.

— Désolé, mais c'est pour votre bien !

Ils courent en direction des Flots Bleus, Maryvonne et Gwenaëlle sur leurs talons. Des goélands les poursuivent, leurs cris stridents résonnent comme des sirènes de police, mais la véritable police, elle, brille par son absence.

Soudain, au détour d'une ruelle, ils tombent nez à nez avec les parents de Gwenaëlle.

— Papa ? Maman ? Qu'est-ce que vous faites là ?

Sa mère, prise au dépourvu, tente de cacher les sardines derrière son dos.

— Euh... Ma chérie ! On... On peut tout expliquer !

— Vous deviez être au potager ! s'indigne Gwenaëlle.

— Oui, enfin, euh… bafouille son père.

Un goéland fond sur eux et arrache une sardine de la main de sa mère.

— Aaaah ! crie-t-elle, terrifiée.

— Pas le temps pour les reproches ! intervient Sherlock. Si vous tenez à la vie, suivez-nous !

Tous reprennent leur course effrénée. Le chaos remplit les rues de Concarneau, les gens courent dans tous les sens, les bras en l’air, la bouche grande ouverte sur des luettes tremblotantes comme de la gelée.

Soudain, ils se retrouvent face à face avec Léna Morel, la journaliste de France 3 Bretagne. En voyant son visage éraflé, toute la haine que Gwenaëlle nourrissait contre elle après l'humiliation de la veille disparaît instantanément.

— Léna ! Venez avec nous, on sait où se réfugier ! lance-t-elle.

La journaliste, court vers eux, son caméraman sur les talons.

— Quelle aubaine ! s'exclame-t-elle, essoufflée. C'est du jamais vu et on est au cœur de l’action !

— Vous pensez vraiment au reportage en ce moment ? s'indigne Maryvonne.

— C'est mon travail ! Mais je ne dirais pas non à un abri !

Le groupe arrive enfin devant les portes des Flots Bleus. Maurice, le visage rouge et couvert de sueur, est arrivé avant eux par ses propres moyens et cogne sur la porte.

— C'est fermé ! s'exclame-t-il. Et personne ne répond ! Ces enfoirés de l’Ehpad nous ont abandonnés !

— On va tous crever ! annonce Georgette, toujours juchée sur l'épaule de Sherlock.

Alors qu’une nouvelle horde ailée fond sur eux aussi vite que du beurre sur une poêle chaude, les parents de Gwenaëlle se serrent dans les bras, Maryvonne fond en larmes, Gwenaëlle, perdue dans ses pensées, regrette que la fin du monde arrive plus tôt que prévu mais se console en pensant que l’humanité l’a bien cherché et qu’un monde meilleur se profile peut-être, un monde où les animaux reprennent leur place. Lena, quant à elle, demande au caméraman de ne rater aucune miette du spectacle et de filmer jusqu’à la mort, pour la postérité.

— Moi, je connais le code ! s’exclame Sherlock, un petit sourire aux lèvres. Un policier doit savoir se jouer de toutes les portes qu’il trouve sur son chemin. Je n’ai pas choisi d’habiter dans une prison, ce serait le comble !

  • Et vous ne pouviez pas le dire plus tôt, jeune homme ? s’exclame Georgette.

— Vous ne me l'avez pas demandé !

Maurice lève les yeux vers Georgette et grommelle :

  • Si tu cherches à grimper sur quelqu’un, choisis au moins un Breton pur-sang, pas un jeune poulain de soixante-dix ans qui se croit plus malin que les autres !

Sherlock ricane ouvertement et tape le code. La porte émet un bip et s'ouvre dans un déclic. Ils se précipitent à l'intérieur, referment la porte juste avant que la nuée de goélands ne s'écrase contre les vitres dans un bruit de tonnerre.

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