CHAPITRE 5

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Sans la moindre précaution, Sherlock balance Georgette sur un fauteuil usé. D'un revers de manche, il éponge son front ridé et jette un coup d’œil par la porte vitrée. La nuée de goélands assiège la maison de repos. Certains tournoient, comme des vautours affamés, d’autres s’installent sur les rebords de fenêtres et piétinent, le bec ouvert sur leur langue rose. Le vitrage étouffe à peine leurs cris perçants, mais la menace semble grandir, tangible.

L’ancien capitaine de police reprend ses réflexes et distribue les ordres à la manière d’un boxeur jetant des crochets.

  • On se bouge ! tonne-t-il. Vous, les parents de Gwenaëlle, là-bas...
  • Eh, on a des prénoms ! proteste le père.
  • Je m’en fous, rétorque Sherlock, pas le temps pour les futilités ! Vous, à la porte, surveillez l’entrée. Si quelqu’un demande refuge, laissez-le entrer, mais surtout, pas un seul piaf dans ce bâtiment, sinon c’est la mort assurée !

Le père de Gwenaëlle simule un salut militaire et s’éloigne d’un pas traînant, suivi par sa femme. Sherlock se tourne alors vers Gwenaëlle et Maryvonne, puis désigne Georgette du pouce.

  • Vous deux, vous vous occupez de la vieille bique. Qu’elle nous claque pas dans les pattes, même si ça en arrangerait quelques-uns ici !

Georgette, affalée, bredouille des insultes entre ses gémissements.

Maurice, en retrait, observe la scène, appuyé sur sa canne. Sherlock l'interpelle d'un geste sec.

  • Toi, Maurice. Avec moi. On va fermer toutes les fenêtres, sécuriser les issues et faire de cet endroit une forteresse. T’as ta canne ? Parfait. Si un goéland est entré, va falloir se battre.

Maurice, nerveux, tente une échappatoire.

  • Euh… je pourrais aussi m’occuper de Georgette, non ? On n’a pas besoin d’être deux pour fermer des fenêtres…

Sherlock, impitoyable, lâche d'une voix sourde :

  • Tu viens, ou je balance ton pire secret.

Le vieux Maurice reste figé, déglutit, puis emboîte le pas à Sherlock, la canne serrée dans sa main tremblante. Pendant que les autres se demandent ce que peut bien cacher ce vieillard bourru, la journaliste lève la main et les interpelle :

  • Attendez, et nous, on fait quoi ?

Sherlock la dévisage de la tête aux pieds, avec un mépris non dissimulé.

  • Vous ? Eh bien, vous faites ce que vous savez faire, vous raclez les fonds de poubelle et vous nous pondez un beau reportage pour le JT de ce soir ! Allez, on se retrouve dans la salle de repos dans vingt minutes, pas une seconde de plus. Compris ?

Moment de flottement. Sous le regard perçant de Sherlock, Maryvonne murmure un timide :

  • Oui…
  • Oui qui ? J’ai pas entendu !
  • Oui chef ! répondent les autres en chœur.

Sur ces mots, les deux retraités s’éclipsent, les cannes en avant comme des soldats en mission.

Maryvonne, elle, court au chevet de Georgette, tandis que Gwenaëlle, bouillonnante, reste sur place, les poings serrés. Un torrent de frustration monte en elle.

Pourquoi les hommes s’arrogent-ils le droit de commander ? Pourquoi c’est à nous, les femmes, de soigner, de panser, pendant que les hommes jouent les héros ? C’est insupportable. On pourrait pourtant discuter dans la bienveillance, partager les tâches en fonction des compétences, organiser un plan intelligent au lieu de se laisser guider par l’autorité brutale et viriliste. Fichue société patriarcale… Elle s’imagine un moment proposer un brainstorming avec des post-its colorés pour décider qui fait quoi… Mais il est trop tard, les hommes sont déjà loin. Et elle a un autre conflit à régler.

D’un pas décidé, elle s’avance vers ses parents, occupés à guetter à l’extérieur. Le regard noir et les poings sur les hanches elle se plante devant eux.

  • Papa, maman ! Vous m’avez menti !
  • En même temps, une urgence au potager, tu aurais pu te douter… rétorque son père avec un air faussement innocent.
  • Ma chérie, ajoute sa mère, l’odeur des sardines grillées était si alléchante, nous n’avons pas pu résister !
  • Mais…, bredouille Gwenaëlle, je pensais que…
  • Eh bien non ! craque le père. On n’en peut plus de tes steaks de pois, de tes merguez au soja, de tes dahl de lentilles corail, de res omelettes sans oeufs, de tes gâteaux sans oeufs, de tes œufs à la coque sans oeufs ! On a besoin de chair fraîche, de viande, de saucisson, de barbaque bien saignante ! Ouais, on a besoin de bouffer du poisson, du calamar, du crabe, parce que c’est bon ! On a besoin de bouffer des animaux, ouais, bouffer des putains d’animaux tout mignons !
  • Calme-toi, mon chéri, lui enjoint son épouse, avant de se tourner vers sa fille. Ma douce, ton père ne pense pas ce qu’il dit, c’est le stress qui le fait parler ainsi. On aime beaucoup ton dahl aux lentilles.

Gwenaëlle n’en revient pas. Elle reste bouche bée face à la violence de cette déclaration aussi spécieuse que spéciste. Elle croyait qu'ils aimaient vraiment ses plats végétaliens ! Mais avant qu’elle puisse répliquer, le hurlement de Georgette la ramène à la réalité.

— Mon œil… Oh, mon œil, j’en peux plus ! Ça brûle ! Ça pendouille… Je vois à la fois devant moi et en dessous… C’est insupportable !

Allongée sur son fauteuil, Georgette grimace de douleur, tente en vain de remettre son œil en place. Maryvonne, impuissante, lui éponge le front avec un linge humide tout en récitant des prières.

  • J’EN PEUX PLUS ! hurle Georgette.

Son cri ressemble à s’y méprendre à celui d’un goéland. Dans un geste désespéré, Georgette arrache ce qu’il reste de son œil d’un coup sec. Crac !

— Oh, mon Dieu ! s’écrie Maryvonne en reculant d'un pas.

Du sang gicle comme une fontaine par l’orbite béante et éclabousse tout autour. Georgette s'effondre, pendant que Gwenaëlle tente de garder son calme.

— Georgette, ne bougez pas ! Je vais chercher de quoi vous soigner !

Georgette obéit, et pour cause, elle s’est évanouie. Gwenaëlle se précipite hors de la pièce en quête de l'infirmerie, le cœur battant. En chemin, elle croise la journaliste et son caméraman. Ce dernier continue à filmer sans aucune gêne.

— Vous pourriez aider au lieu de filmer ! s’insurge Gwenaëlle.

— Vous savez bien que c’est la mission qu’on nous a donnée ! Dans un reportage animalier, on n’intervient pas lorsqu’un animal est sur le point de se faire dévorer ! Ça fait partie de notre charte éthique !

Gwenaëlle pousse un soupir d’exaspération, puis fonce vers l'infirmerie. Là, elle fouille frénétiquement dans les placards. Les boites de pansements, médicaments aux noms inconnus roulent entre ses doigts tremblants.... Aucun remède naturel, aucun granulé à l’arnica ou à la calendula, pas une goutte d’huile essentielle à la camomille romaine ! Rien qui ne lui inspire confiance. Elle songe un instant à abandonner quand une idée lui traverse l’esprit.

De retour au salon, elle plonge la main dans son sac, en sort une jolie pierre bleutée et tourne la tête vers Maryvonne.

— Maryvonne, regardez. Il est prouvé scientifiquement que les pierres émettent des ondes… Comme notre corps étant composé à quatre-vingts pour cent d’eau, les pierres influent sur nous, elles résonnent en nous. Et tenez-vous bien, les pierres ont non seulement des qualités curatives, mais aussi apotropaïques.

  • Apotropa quoi ? demande Maryvonne, les yeux ronds comme des billes.
  • Apotropaïques, ça veut dire qu’elles conjurent le mauvais sort. C’est double bénèf’ !

Elle fait tourner la pierre devant ses yeux et savoure ses reflets.

— L’aigue-marine soigne les tensions oculaires. J’aurais pu utiliser du lapis-lazuli, idéal contre les migraines ophtalmiques, mais ma pierre était trop petite pour combler la cavité orbitale de Georgette.

Avec soin, elle essuie la pierre et la place délicatement dans l’orbite de sa patiente. Toujours évanouie, la vieille dame semble s'apaiser sous le poids froid de la pierre. Gwenaëlle referme sa paupière et noue un bandeau autour de la tête de Georgette.

— Voilà… Ça devrait tenir… murmure Gwenaëlle.

Pour toute réponse, Georgette émet un ronflement.

  • Ça ne va pas s’infecter ? demande Maryvonne. Je ne sais pas, je n’y connais rien…
  • Si j’avais des pépins de pamplemousse ou de la gelée royale, je serais plus rassurée, mais on fait avec ce qu’on a.
  • C’est fascinant, commente Léna. Tout bonnement fascinant.

Les parents de Gwenaëlle interrompent la scène.

— Il est l’heure, grogne le père. Salle de repos, tout de suite.

Son épouse lui donne des coups de coude et lui murmure à l’oreille “Excuse-toi, mon amour, je t’en prie”, mais ses suppliques demeurent sans réponse.

Sans un mot, Gwenaëlle les suit avec quelques mètres d’écart, toujours secouée par la révélation de leurs penchants carnivores. Maryvonne, la journaliste et le caméraman lui emboîtent le pas, l'œil de la caméra ne manque pas une miette de ce drame familial.

Dans la grande salle, décorée de fanions pour célébrer le centenaire d’un pensionnaire et de photos amusantes prises lors d'une séance de thérapie par le rire, des retraités en fauteuil roulant sont dispersés ici et là, comme des confettis. Leurs regards, perdus dans un autre monde, témoignent d'existences vidées de leur substance. Vivants, mais morts. Présents, mais absents. L’Ankoù a tant de travail qu’elle oublie parfois de cocher certains humains sur la liste de son grand registre. Ceux-là attendent, tels des spectres oubliés, dans l’antichambre de la mort.

Sherlock, appuyé contre un mur, se lisse distraitement la moustache.

— Ah, vous voilà, dit-il en voyant le groupe arriver. Manque plus que Maurice.

Il désigne les retraités en fauteuil d’un geste nonchalant.

— Je les ai ramassés dans leurs chambres. Le personnel les avait laissés là, sans surveillance. Ils n’avaient aucune famille pour les emmener à la fête de la sardine. Un mal pour un bien, si on veut. De toute manière, ils ont un court-circuit entre les deux oreilles. Ce qui se passe aujourd'hui leur passe complètement au-dessus de la tête.

Il se tait un instant, jette un regard impatient en direction de la porte. C’est alors que Maurice fait son entrée. Il tient une femme fermement par le bras.

Le vieil homme avance lentement, un sourire mauvais étire ses lèvres.

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