CHAPITRE 7
Tous les regards se braquent sur l’unique petit écran, qui n’a jamais aussi bien porté son nom au vu de ses dimensions lilliputiennes. A la télévision, trois bigoudènes, énervées qu’on leur ait volé leur recette de taboulé, se plaignent avec un fort accent. La page de publicité s’achève et les premières notes angoissantes du générique du journal télévisé retentissent. Le visage grave du présentateur apparaît.
— Bonsoir à tous, ici Goulvenn le Hénaff pour une édition spéciale. La situation en Cornouaille devient critique. Nous venons de recevoir de nouvelles informations alarmantes concernant la vague d’attaques de goélands qui s'étend désormais du Guilvinec jusqu’à Lorient. On parle de plusieurs milliers de blessés et d’une centaine de morts. Attention, les images que nous nous apprêtons à diffuser risquent de heurter les plus sensibles d’entre vous. Voici une séquence filmée plus tôt dans la journée.
Un drone survole des paysages touristiques familiers : la longue plage des sables blancs, déserte, la Ville Close vidée de touristes... puis une vision cauchemardesque. Des oiseaux tournent en cercle autour d'une rue ensanglantée. Plusieurs corps jonchent le sol, méconnaissables, déchiquetés. La caméra zoome, insensible, sur les vêtements déchirés, les bottes abandonnées, un vélo dont la roue avant tourne dans le vide, des tables renversées, des poubelles en feu, un fauteuil roulant abandonné, les flaques rouges qui s’étalent sur les pavés. Puis l’armée qui se déploie dans les rues en petits groupes surarmés. Des coups de feu éclatent, de rares oiseaux tombent comme des pierres. Le genre d’images que l’on voit dans les zones de guerre, pas au fin fond de la Cornouaille.
Des exclamations de dégoût et de stupeur échappent aux résidents rassemblés dans la pièce. Maurice laisse échapper un sifflement bas.
— Gast, c’est pire que je pensais.
Le présentateur reprend la parole, d’une voix mesurée mais tendue.
— Les autorités ont décidé de renforcer les mesures. À partir de ce soir minuit, toute sortie sera strictement interdite sans une autorisation spéciale, à imprimer depuis le site gouvernemental. Les dérogations seront limitées à des cas d’extrême urgence. Les forces de l’ordre ont été déployées dans les principales villes et patrouilleront dans les zones rurales. Nous vous demandons de rester chez vous et d'éviter tout déplacement inutile.
La caméra se recentre sur le présentateur, solennel.
— Nous allons maintenant essayer de comprendre ce qui a pu provoquer ce déferlement de violence, en compagnie d’Erwan le Postec, comportementaliste animalier, et de Gwerzhoù, druide spécialiste des phénomènes paranormaux et de la mythologie bretonne. Mais avant d’entrer dans ce débat qui s’annonce passionnant, nous avons en ligne notre correspondante sur place, Léna Morel, qui se trouve actuellement dans une maison de retraite touchée par ces événements. Léna, pouvez-vous nous dire ce qu’il se passe ? Quel est l’état d’esprit là-bas ?
À l’écran, la silhouette de Léna apparaît, une expression faussement soucieuse sur le visage. En arrière-plan, les spectateurs de la maison de retraite, regroupés, s’aperçoivent sur l’écran. Face à cette étrange sensation de dédoublement, chacun réagit à sa manière. Sherlock reste impassible, les bras croisés, l'œil attentif. Maurice tend le cou pour apparaître à l’image sous son meilleur profil. Solène, au fond de la salle, serre son tablier entre ses mains tremblantes et disparaît dans la cuisine.
— Tout à fait Goulvenn, commence Léna, de cette voix un peu trop lisse qu’elle prend pour les directs. Je me trouve ici, dans la maison de retraite des Flots bleus, où la situation est tendue. Comme vous pouvez le voir derrière moi, les résidents sont... terrifiés, confinés à l’intérieur, à la merci d'une nouvelle attaque de ces oiseaux enragés. Ils vivent dans l’angoisse permanente de la prochaine attaque.
D’un signe de la main, la journaliste ordonne à son caméraman de filmer le groupe de pensionnaires réuni par Sherlock un peu plus tôt. La caméra zoome sur les regards perdus, la bave qui coule aux commissures des lèvres, les mains tremblantes sur les accoudoirs.
Gwenaëlle, elle, secoue la tête, irritée par l’attitude de la journaliste.
Léna continue, un sourire crispé aux lèvres.
— Ici, les résidents sont livrés à eux-mêmes, dans l’attente désespérée d’une aide extérieure. C’est une situation véritablement inquiétante. D’ailleurs, l’une des pensionnaires est actuellement entre la vie et la mort, dans l’attente de soins. J’ai pu d’ailleurs assister personnellement à une tentative désespérée et pour tout dire, absolument grotesque, pour sauver la victime d’une mort atroce.
— Mais c’est faux ! intervient Maryvonne, outrée. Elle raconte n’importe quoi ! Et l’aigue-marine, alors, c’est du pipi de chat ?
— Bah, c’est le journalisme d’aujourd’hui, commente Sherlock, un sourire fin aux lèvres. L’important, c’est de vendre du rêve... ou du cauchemar.
Sur l’écran, Léna ajuste une mèche de cheveux avant de poursuivre, sans tenir compte des murmures derrière elle.
— En résumé, Goulvenn, la situation est critique. Il ne fait aucun doute que les prochains jours seront déterminants pour la sécurité des habitants. La menace animale est plus grave que jamais, et les gens ici ne savent pas si et combien de temps ils pourront tenir sans aide, sans nourriture et faute de médecin compétent. A ce propos, je vais maintenant laisser la parole à Gwenaëlle, influenceuse écologiste bien connue sur les réseaux.
Léna s’approche de la jeune femme, micro tendu. Gwenaëlle hésite. Doit-elle l’envoyer au diable ou profiter de cette nouvelle tribune pour rétablir sa vérité ? En direct, elle ne pourra pas être coupée au montage, elle aura le temps de transmettre sa pensée complexe et de remettre les pendules à l’heure. Elle s’avance, confiante de pouvoir saisir cette deuxième chance.
- Gwenaëlle, quelle est votre analyse de la situation ?
- Merci de me donner la parole. Tout d’abord, je voudrais rétablir quelques vérités à propos de…
— Je dois vous couper, Léna, intervient Goulvenn. Nous venons de recevoir une nouvelle information de la plus haute importance ! Après les goélands, ce sont des armées… de crabes qui débarquent sur nos côtes et attaquent tout sur leur passage !
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