Chapitre 20 : Séréna

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Séréna avait été tentée, l’espace d’un instant, de sombrer dans une bienheureuse inconscience. Mais, céder à cette attirance serait revenu à confier sa vie à des personnes dont elle ne soupçonnait même pas l’existence hier encore. Cela lui paraissait parfaitement inconcevable. Elle lutta donc pour rester éveillée et elle comprit qu’elle avait eu raison lorsqu’elle perçut le cauchemar qui se tissait tout autour d’eux et les ténèbres qui les cernaient brusquement.

Armand, avec précaution, l’avait déposée le dos contre un rocher, en lui murmurant de ne rien tenter d’imprudent. Cependant, elle ne comptait pas demeurer ainsi telle une demoiselle en détresse. Elle plongea en elle-même, à la recherche de cette énergie dans laquelle elle savait pouvoir puiser même quand elle était à bout de force. Ce regain auquel elle avait déjà fait appel lorsqu’elle était de garde la nuit à la clinique et qu’elle devait faire face à des situations d’urgence.

Mais même cette réserve particulière paraissait épuisée. Séréna avait beau commander à ses membres endoloris de la soutenir de nouveau, ses jambes restaient désespérément flageolantes. En cherchant douloureusement un moyen de recouvrer ses facultés, elle crût entendre une voix.Ça y est,songea-t-elle.Tu perds la boule.Néanmoins, la voix insista, se faisait plus forte :Relève-toi Séréna... Maintenant !

Cet encouragement, sans qu’elle comprenne pourquoi, lui mit du baume au cœur, et le savoir ancestral qui s’était éveillé en elle lorsqu’elle avait sauvé Astrid la guida vers une autre facette de son pouvoir. Comme si une nouvelle porte s’était ouverte dans son esprit, Séréna descendit en elle-même plus loin qu’elle ne l’avait jamais fait, et y découvrit une force. Peut-être celle de son âme, elle n’avait pas réellement le temps d’y réfléchir, mais cet endroit débordait d’énergie. Elle comprit comment en détourner le flux pour le déverser dans son corps.

Ses jambes cessèrent de trembler, sa vue redevint claire et elle disposait à présent de suffisamment d’ardeur pour se relever. Elle saisit la dague qu’elle portait toujours à la ceinture. Dans la pénombre, elle distingua Charlie et Lénaïc qui s’employaient à briser le tissage du Cauchemar qui les retenait captifs, pendant qu’Armand faisait face à un nombre impressionnant d’ennemis.

Elle connaissait suffisamment le combat à l’épée pour reconnaître un expert quand elle en voyait un. Elle dût admettre que le Prince était un combattant exceptionnel. Sa position et ses appuis étaient parfaits et ses enchaînements de mouvements d’une fluidité impressionnante. Elle voyait les muscles de ses bras et du haut de son dos rouler sous l’effort. Son pantalon de cuir moulait parfaitement ses jambes et ses...Non, mais tu fais quoi là ?! On va peut-être tous mourir dans cinq minutes et toi, tu regardes son cul ?

Le globe de ténèbres se fissura et finit par se désintégrer dans un bruit de tonnerre. Un peu en retrait, elle aperçut le Rêveur Noir, furieux que les Guetteurs soient parvenus à rompre son Tissage. Mais, Séréna refusa une nouvelle fois de laisser la peur étreindre son cœur. Lénaïc, Charlie et Armand faisaient face et se battaient, il n’était pas question pour elle de reculer.

La dague toujours fermement serrée dans sa main, elle s’avança vers le Rêveur Noir. Elle entendit à peine le cri d’avertissement de Lénaïc. Un Corrompu se précipita vers elle, elle repoussa ses ténèbres avec la lumière de sa magie des Rêves. Il était hors de question qu’elle leur fasse du mal. Ils étaient des victimes, pas des bourreaux. Contrairement à l’homme encapuchonné qui la regardait approcher.

Séréna se doutait bien qu’elle s’apprêtait à affronter un adversaire d’une toute autre trempe qu’Astrid. Elle respira à fond plusieurs fois et rassembla son pouvoir. Il leva une main et des monstres d’ombre apparurent. Plus imposants et plus sinistres que ceux qu’elle avait affrontés au fond de la faille.

Elle tissa un Rêve où sa dague devenait pure énergie. L’arme scintilla et elle s’élança. Séréna ne savait pas vraiment se battre. Elle possédait quelques bases d’escrime, juste de quoi faire bonne figure lors des jeux de rôle grandeur nature. Elle se Rêva plus rapide et la dague de lumière fendit l’air et les créatures disparurent dans un nuage de particules noires. Le Rêveur Noir n’avait pas bougé. Au moment où Séréna comprit qu’il la testait, une colère brûlante monta en elle, se répandant dans ses veines, déversant un flot d’adrénaline dans son corps.

- Espèce d’enfoiré sadique ! le provoqua-t-elle. Ce n’est pas un jeu ! Tu vas payer ce que tu as fait à Astrid, à Tamara, à Damien et à tous les autres habitants de la Terre.

- Crois-tu vraiment que je joue ? demanda-t-il de sa voix basse et terrifiante. Je sers ma Maîtresse, Tisseuse de Rêve. Elle te veut à sa merci et elle t’aura.

Il l’attaqua en projetant directement sa magie des Cauchemars sur elle. Elle se retrouva entraînée dans un flot de noirceurs et de souffrance. Des cris dissonants résonnaient dans ses oreilles, la magie lui picotait durement la peau, l’écorchant par endroit. Mais, le pire, c’était la douleur dans sa tête : la pression était telle qu’elle parvenait à peine à accéder à son pouvoir, encore moins à s’en servir. Le Rêveur Noir utilisait ses peurs contre elle. Elle revit le foyer, la solitude, le sentiment d’abandon... Mais, elle avait survécu à tout cela, l’avait laissé derrière elle. Comprenant qu’elle ne pourrait pas lutter de front, Séréna choisit de plier pour éviter de rompre.

Elle laissa la vague de pouvoir déferler sur elle, se laissant porter par les nuées obscures. La pression se desserra quelque peu et elle alla puiser dans le pouvoir de l’Arcane de l’Esprit, pour se faufiler dans l’obscurité. Elle fondit sa conscience dans les ténèbres, minuscule lueur dans le noir. Elle remonta à contre-courant jusqu’à la source des pouvoirs de son ennemi.

Entraînée dans les méandres de son âme torturée, Séréna essayait de ne pas se perdre dans ce maelström de haine et de souffrance.

Elle perçut à peine que son corps vacillait pour tomber à genoux. Elle se laissait emporter toujours plus loin dans cet océan d’émotions violentes. Et, la voix qui l’avait aidé à recouvrer ses forces l’encourageait : ...Plus loin... Encore un peu... Encore...Ce qu’elle trouva au fond de lui l’horrifia.

Bien caché, à demi piétiné, noyé sous des couches et des couches de noirceur, tout au fond de la conscience du Rêveur Noir, la Tisseuse de Rêves découvrit quelque chose : des images, des souvenirs refoulés. Comme des réminiscences d’un passé qu’il avait essayé par tous les moyens d’oublier, d’éradiquer même. Elle entendait ses hurlements, ressentait la souffrance de la torture au fond d’un cachot sombre et humide.

Parmi les bribes de cette mémoire brisée, Séréna distingua les traits d’une femme. Elle avait les cheveux noirs, et de grands yeux marron parsemés de vert émeraude. Ses pommettes hautes, son nez fin et ses taches de rousseur ressortaient sur sa peau blanche. Son sourire serein lui parut vaguement familier. Elle semblait jeune, guère plus âgée qu’elle-même.

À l’instant où la Tisseuse de Rêve effleura ce souvenir si profondément refoulé, le pouvoir de son adversaire se cabra et rua comme une bête féroce. Séréna fut brutalement expulsée de l’esprit du Rêveur Noir, avec tant de brutalité qu’elle fut projetée en arrière.

Elle atterrit contre un amas rocheux, dont les pointes acérées entaillèrent profondément son dos, lui coupant le souffle. Une douleur violente se répandit dans tout son corps, alors qu’un liquide chaud et poisseux coulait de ses blessures.

Des points noirs se mirent à danser devant ces yeux, tandis qu’elle cherchait vainement à reprendre son souffle. Ce dernier effort eut finalement raison d’elle. Elle avait bien trop puisé dans sa magie et dans son énergie vitale, ses dernières forces l’abandonnèrent.

Elle aperçut le Rêveur Noir, il avait, lui aussi, été projeté en arrière et la capuche qui dissimulait toujours ses traits était tombée, révélant le visage d’un homme ravagé. Il regardait fixement Séréna, ses yeux d’un noir insondable étaient exorbités.

Le temps sembla ralentir pour Séréna. Elle tourna lentement la tête et découvrit qu’Armand combattait toujours vaillamment. Néanmoins, le Prince commençait dangereusement à être débordé. Il essayait désespérément de se rapprocher d’elle. Elle vit ses lèvres former son nom, mais n’entendit pas son cri. Bien trop d’ennemis se tenaient entre elle et lui.

Charlie et Lénaïc se trouvaient, eux aussi, bien trop loin pour les proclipser tous les quatre et étaient aux prises avec de nombreux Corrompus. Une entaille saignait sur le front de Lénaïc et Charlie tenait un de ses bras étroitement replié contre elle. Les boules de feu fusaient, la terre tremblait, mais les efforts des magiciens paraissaient dérisoires et leurs pouvoirs déclinaient dangereusement.

Les Corrompus avaient marqué un temps d’arrêt à la chute de leur Maître. Ils parurent retrouver leurs esprits et recommencèrent à exercer une résistance farouche.

Déjà, les réflexes d’Armand étaient moins vifs et plusieurs attaques passèrent sa défense pour le blesser légèrement. Il para un coup particulièrement bien placé qui ciblait la faiblesse de son armure au niveau de l’articulation de l’épaule et il ne vit pas la lance de ténèbres qui visait son flanc gauche. Séréna voulut crier pour le prévenir, mais son corps ne lui obéissait plus.

L’arme aurait dû sans peine transpercer le cuir et percer profondément sa chair. C’était sans compter sur l’immense épée qui détourna la lance et pourfendit son propriétaire. À partir de cet instant, le temps parut reprendre son cours normal.

Un contingent entier de soldats et de magiciens se proclipsa tout autour d’eux et engagea immédiatement le combat. L’homme à la grande épée avait de longs cheveux et une barbe d’un noir corbeau. Sa mâchoire carrée et ses yeux bleu acier laissaient entrevoir un probable lien de parenté avec Armand. Était-ce son père, le Roi ?

Il ne leur fallut pas longtemps au bataillon de soldats et de mages Centraliens pour prendre l’ascendant sur les Corrompus, profitant de l’effet de surprise et de leur supériorité numérique. Ils étaient sauvés.

Le Rêveur Noir se releva et sans un mot, bondit sur le dos de son Barghest, prenant la fuite en abandonnant ses soldats. Un lâche. Un groupe de guerriers, montés sur des chevaux ailés, le prit en chasse.

L’homme aux cheveux noirs avait posé une main sur l’épaule d’Armand. Ce dernier le regardait avec un mélange de soulagement, d’admiration et... d’affection ? Ce Prince arrogant était-il donc capable d’aimer quelqu’un d’autre que lui-même ?

Armand croisa son regard et délaissa son parent pour se précipiter vers elle. Il s’accroupit à son côté et en l’observant de plus près, elle découvrit qu’il avait une fine cicatrice juste sous le menton. Il se pencha sur elle, inquiet.

- Kellerwick ! Comment vous sentez-vous ?

- Voudriez-vous, s’il vous plaît, ne plus m’appeler ainsi ? protesta-t-elle d’une voix faible.

Le Prince sourit et une fossette apparut sur son menton. Et, c’était... séduisant. Putain Séréna ! Qu’est-ce qui ne va pas chez toi ?

- Ah, si vous arrivez encore à protester, c’est que tout ne va pas si mal.

Le monde se mit à tourbillonner de plus en plus vite. Séréna avait beau lutter, il lui était de plus en plus difficile de garder les yeux ouverts. Le sourire et la fossette disparurent. Elle discerna la peur dans l’expression d’Armand.

- Elle perd trop de sang, déclara une voix qu’elle ne reconnut pas. Faites venir un guérisseur !

- Séréna, regardez-moi, exigea le Prince de son ton grave et rocailleux. Restez avec moi...

Le reste de ses paroles se perdit dans le néant. Séréna sombra, vaincue par l’épuisement et ses blessures.

... Restez avec moi...

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