Chapitre 21 : Armand
Armand se tenait face à son père, Erik à son côté, dans le bureau du Roi Consort. Le capitaine se tenait très droit, comme chaque fois qu’il se trouvait en présence de Léonce. Le Prince, quant à lui, ressentait durement le poids de la fatigue. Il n’avait pas pris de repos depuis leur retour à Centralia, trois jours plus tôt. L’arrivée inespérée de son père et de son bataillon les avait sauvés d’une mort certaine. Malheureusement, la Faucheuse rôdait toujours dans les couloirs du palais.
La Reine Estrella avait été très affectée de découvrir le mal dont souffrait sa fille. Les soldats de la garde rapprochée du Prince étaient strictement tenus au secret quant à l’état d’Éloïse qui avait perdu connaissance peu après son sauvetage. La Princesse n’était pas revenue à elle depuis. Séréna Kellerwick, elle aussi inconsciente, blessée et vidée de ses réserves de magie, était suspendue entre la vie et la mort. On l’avait installé dans une chambre voisine de celle d’Éloïse dans l’aile des appartements de la royauté.
La présence de cette Tisseuse de Rêves capable de purger les Terranéens de la Corruption devait demeurer secrète. Depuis leur retour, Armand passait d’une chambre à l’autre pour veiller sur les deux jeunes femmes. Refusant de lâcher prise pour offrir à son corps le sommeil qu’il réclamait. Il se sentait responsable. Le jeune homme avait tout juste laissé Zélie soigner ses blessures, préférant que la guérisseuse se consacre aux soins de Séréna et de sa sœur.
Les meilleurs soigneurs du royaume avaient été rappelés du front pour se rendre au chevet des deux jeunes femmes. Leur état était préoccupant et la famille et les proches ne pouvaient désormais qu’attendre. Armand avait horreur de ça. Le Prince ne quittait la chambre de sa sœur que pour se rendre dans celle de la Tisseuse de Rêve. Il avait à peine accepté qu’on soigne ses blessures, et refusait de prendre le moindre repos tant que l’état des deux jeunes femme demeurerait incertain.
La Reine avait usé de toute la puissance de sa magie pour figer l’évolution de la Corruption dans le corps et l’esprit de sa fille. Cependant, la Princesse était si proche de succomber à la Malédiction que sa situation restait extrêmement précaire. Son père et sa mère ne quittaient pas le chevet d’Éloïse, mais que le Roi allait, en dépit de son désir de rester auprès de sa famille, devoir repartir sur le Front, où la situation s’aggravait de jour en jour. Les rapports des Généraux Centraliens mentionnaient une accélération dans l’avancée de l’armée de Sigrid. Son nouveau suppôt, Damien et tous les Terranéens qu’il avait entrainés avec lui dans la Corruption, faisaient des ravages dans l’armée du Monde Central et précipitaient la chute d’autres Tisseurs de Rêves.
Armand enrageait de se sentir aussi inutile, mais il avait reçu l’ordre de demeurer au château. S’il devait arriver quelque chose à Éloïse, il était le suivant dans l’ordre de succession. Il refusait d’envisager cette possibilité, mais il comprenait le besoin qu’éprouvaient ses parents de le protéger. En conséquence, Erik, capitaine de sa garde rapprochée, se trouvait donc cantonné avec lui à Centralia, spectateur silencieux du drame qui touchait la famille royale. Armand savait, que comme lui, Erik souffrait de ne pouvoir accomplir son devoir sur le front aux côtés de ses frères d’armes. Le capitaine passait donc ses journées à s’entraîner, à recruter des soldats pour remplacer les guerriers tombés sur la Lune de Séréna et à harceler le Prince pour des nouvelles d’Éloïse et de la Tisseuse de Rêves dès qu’il quittait une chambre pour une autre.
Le père d’Armand, assis face à eux, paraissait épuisé. Ses traits étaient tirés et le poids des responsabilités qui étaient les siennes, semblait peser bien lourd sur ses épaules, pourtant larges. Sa barbe et ses cheveux autrefois d’un noir d’encre étaient désormais parsemés de blanc. Ses yeux bleus, d’ordinaire si vifs, apparaissaient voilés et cernés d’ombres violacées. Léonce répugnait à abandonner sa famille dans des circonstances aussi dramatiques. Mais, Armand savait que son père assumerait toujours son devoir de monarque, même si cette charge lui pesait plus qu’il ne voulait bien l’admettre.
- Je ne vous ferai pas l’affront de vous répéter à quel point la situation est grave, commença le Roi de sa voix bourrue. Capitaine Syfen, je dois retourner sur le front pour mener nos armées, en laissant ma famille qui n’a jamais eu autant besoin de moi, qu’en ces heures sombres. Bien que tu n’aies aucun titre, et tu sais que je n’apporte aucune importance à ces choses-là. Tu as toujours été un ami fidèle pour Armand et Éloïse. Je te demande de veiller sur eux et sur la Reine, comme tu l’as toujours fait. J’ai donné des instructions dans ce sens.
- Mon Roi, répondit le capitaine d’une voix solennelle. Je vous donne ma parole que je les protégerai, comme s’il s’agissait de ma propre famille, même au péril de ma vie.
- Je n’en attendais pas moins de toi, admit le souverain avant de porter son regard vers Armand. Fils, prends soin de ta mère et ta sœur. Veille aussi sur cette jeune Terranéenne dont le destin semble étroitement lié à l’avenir de notre monde.
- Oui père, acquiesça le Prince avec conviction.
Armand était très proche de Léonce. Le Roi lui avait tout appris. À la suite d’un malheureux accident qui avait manqué de lui coûter la vie alors qu’il n’était qu’un petit garçon, Armand avait perdu toute capacité à faire appel à la magie. Non pas qu’il ait fait montre d’aptitudes exceptionnelles avant cela, mais plus rien depuis lors. Si cet handicap contribuait au fossé qui s’était ouvert entre sa mère et lui, son père n’avait jamais cessé de le soutenir, mettant en avant ses forces plutôt que ses faiblesses.
Même si le Roi avait l’arcane du Vent pour allié, il se reposait rarement sur son pouvoir. Il avait formé Armand aux arts du combat depuis l’adolescence du Prince. Ce dernier s’y était épanoui, il avait ainsi pu briller. Démontrer ses compétences naturelles de leader et s’illustrer autant sur le champ de bataille que sur le terrain de la diplomatie. Son père lui avait appris qu’à chaque fois qu’il tirerait l’épée, il devrait considérer non pas qui il allait tuer, mais qui il protégerait en prenant cette vie.
- L’Archimage Maldrex va quitter le front pour revenir au Palais lorsque j’aurai repris la tête des armées, poursuivit le Roi avec gravité. Ta mère veut qu’il examine Séréna Kellerwick pour essayer de comprendre la nature de son pouvoir. Si jamais elle est revenue à elle d’ici là, fais en sorte qu’elle n’ait pas à essuyer trop de ses... préjugés.
Argentius Maldrex, Archimage de la Tour de Centralia n’était ni jeune, ni ouvert d’esprit. Il faisait partie des Conseillers Royaux les plus conservateurs de sa mère et un des plus farouches opposants à la révélation du secret de leur magie des Rêves aux Terranéens. Armand n’avait jusque-là jamais fait grand cas de ce débat, comme de toutes les questions ayant trait à la magie. Toutefois, il réalisa qu’il n’avait pas non plus fait preuve d’une grande ouverture d’esprit envers la Tisseuse de Rêves. Avait-il répété stupidement ce qu’il avait toujours entendu de la bouche des vieux mages ? Il n’en était pas fier. Le Roi, à qui rien n’échappait, remarqua la confusion sur le visage de son fils.
- Qu’y-a-t-il ? demanda-t-il en posant son regard perçant sur Armand. Cet ordre te pose un problème ?
- Non père. Je réfléchissais seulement au fait que je ne m’étais guère montré plus aimable à l’égard de la Tisseuse de Rêve que ne pourrait l’être Maldrex.
Devant l’expression interrogative de Léonce et d’Erik, Armand, un peu honteux, leur conta la dispute qui avait éclaté entre Séréna et lui, peu après leur arrivée inopinée sur la Lune de Tamara.
- « Faramir du pauvre ? », ne put s’empêcher de questionner Erik, l’ombre d’un sourire ourlant ses lèvres. C’est étrange comme expression. Elle a pas l’air d’avoir la langue dans sa poche.
- C’est peu de le dire, reconnut Armand, souriant à son tour. Elle a une manière de s’exprimer tout à fait... unique.
- Le choc des cultures assurément, argua le Roi, qui, au contraire des deux autres, ne souriait pas. Armand, tu as passé l’âge que je te fasse la leçon quant aux bonnes manières et à l’ouverture d’esprit. À son réveil, cette jeune femme, sera perdue, loin de chez elle, dans un monde qu’elle ne connaît pas. Je compte sur toi pour que tu adoptes une attitude plus digne de toi et de ton rang.
Les paroles de son père firent mouche dans le cœur d’Armand. Lui qui souffrait tant des préjugés quant à son incapacité à utiliser la magie, il s’était montré tout aussi obtus envers Séréna.
- Je vous demande pardon père, s’excusa-t-il. Vous avez entièrement raison, je me suis comporté comme un imbécile.
- Ce n’est pas à moi que tu dois présenter des excuses, répliqua le Roi, une once de malice dans ses yeux bleu acier. Néanmoins, je suis certain que tu sauras user de... ton charme naturel pour te faire pardonner.
L’ambiance se détendit quelque peu et après avoir échangé des adieux empreints de chaleur et d’émotion avec son père, Erik et Armand quittèrent le bureau royal. Ils se séparèrent à l’angle d’un couloir, Armand se dirigeant vers l’aile des appartements, Erik vers la caserne.
- Tu es sûr que vous n’avez fait que vous disputer cette nuit-là ? interrogea soudain Erik d’un ton dubitatif.
- Pourquoi me demandes-tu ça ? répondit Armand, soupçonneux. Que voudrais-tu qu’on ait fait d’autre ?
- Oh, je ne sais pas... rétorqua Erik avec un air moqueur. Tu as refusé de laisser quiconque d’autre que toi la porter pendant notre retour à Centralia et le p’tit Rouquin et toi, vous veillez sur elle comme des mères poules. Tu passes plus de temps auprès d’elle qu’avec ta sœur. Te connaissant, je pourrais être en droit d’imaginer autre chose.
Armand crut discerner une pointe de reproche dans le ton d’Erik à la mention d’Éloïse. Mais, il l’oublia aussitôt devant l’insinuation suivante, aussi stupide qu’inappropriée.
- Oh la ferme, lui intima le Prince en levant les yeux au ciel. Quand tu auras affaire à elle, tu découvriras que Séréna est vulgaire et coléreuse.
- Et alors ?
- Alors ça gâche... Eh bien tout le reste !
- Et c’est pour «tout le reste», que tu demeures auprès d’elle depuis trois jours ? insista le capitaine avec véhémence. Même si son Guetteur et les guérisseurs suffiraient.
- Tu sais quoi ? dit-il franchement agacé. Va te faire foutre !
Armand tourna les talons, et partit sans se retourner.
- Tu sais quoi ? lui lança Erik sur un ton de défi. Je suis pas sûr que ce soit elle la plus coléreuse, ni la plus vulgaire d’entre vous deux.
Le Prince ne répondit pas. Il allongea sa foulée pour mettre davantage de distance avec son ami. Certains jours, le côté provocateur et sans langue de bois d’Erik l’exaspérait au plus haut point. Il se sentait obligé de veiller sur Séréna car elle représentait un espoir non négligeable dans la lutte contre Sigrid. Pas parce qu’il l’avait trouvée courageuse ou incroyablement séduisante lorsqu’elle s’était dressée face au Rêveur Noir, sa dague à la main. Ce qu’il voulait ou désirait n’avait rien à faire dans l’équation. Il accomplissait son devoir, c’était tout.
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