Chapitre 36 (première partie)

12 minutes de lecture

Château de Dunvegan, juin 1746

Edan nous avait bien volontiers menés jusque sur Skye, mais sur la côte qui faisait face au continent : la navigation était assez dangereuse tout autour de l'île, et il ne connaissait pas du tout les alentours, il ne voulait pas se risquer à prendre la mer pour rallier directement Dunvegan, ce que j'avais compris aisément. Nous avions donc rejoint Ardvasar en bateau, puis Edan était reparti. Je l'avais dédommagé de son aide en lui laissant quelques pièces trouvées dans une des cachettes dont nous avions convenu de longue date, Jennie et moi, et en lui laissant aussi quelques vêtements de bonne facture. Il avait été touché du geste. A Ardvasar, j'avais trouvé l'aide attendue du clan de Manfred en me présentant au chef du village. Il m'avait confirmé que Jennie, Kyle et les enfants étaient passés là peu auparavant pour se rendre à Dunvegan. Il nous aida à rejoindre le château à notre tour.

Fillan avait tenu à m'accompagner au moins jusque là-bas et ce fut ainsi, dans une simple carriole, que j'arrivai deux jours plus tard en vue des tours austères du grand château. J'avais le sentiment de toucher au but ultime de mon voyage et il me tardait de serrer mes enfants dans mes bras, de retrouver les miens, même si Kyrian ne serait pas avec eux.

Il faisait très beau en ce début d'après-midi quand nous franchîmes le petit pont menant à la cour du château. Là m'attendait ma famille. Même Manfred se tenait aux côtés de Jennie pour me recevoir. Fillan m'aida à descendre de la carriole, mais déjà les enfants m'entouraient et, accroupie, je les tins longuement contre moi.

- Maman ! avait crié Lowenna en me voyant et en se précipitant vers moi, précédée de Tobias.

Sentir leurs petits bras aimants, leur joie, leur soulagement, m'apporta un réconfort bienvenu. J'avais tant craint pour eux ! J'avais tant craint ne jamais les revoir... Les larmes ruisselaient sur mes joues, je ne cherchai même pas à les cacher. Enfin, je parvins à m'écarter un peu pour les regarder.

- Maman, qu'as-tu fait à tes cheveux ? demanda innocemment Lowenna.

- J'ai dû les couper, ma chérie. C'est une longue histoire. Je... Je vous la raconterai plus tard.

- Maman... Sais-tu où est papa ? interrogea Tobias à son tour.

Je secouai la tête à la négative, incapable de répondre. Je me relevai, cherchant mon aîné. Il se tenait à quelques pas de moi, immobile, grave. Je reçus comme un violent coup au cœur : mon fils n'avait déjà plus un regard d'enfant, mais un regard d'homme. Quelque chose était advenu durant mon absence pour le changer ainsi. Kyle était près de lui, la main posée sur son épaule et j'eus comme une vision de Kyrian, enfant, avec Hugues à ses côtés dans la même attitude. Kyle avait protégé et veillé sur mes enfants et plus particulièrement sur Roy durant mon absence, de la même façon qu'Hugues avait veillé sur Kyrian et j'espérais qu'il en était encore ainsi aujourd'hui.

Nous restâmes face à face un instant, mère et fils, puis il fit comme les autres et se jeta dans mes bras lui aussi. Je retrouvai mon enfant.

A son tour, Jennie m'entoura de ses bras durant un long moment. Elle aussi laissait couler ses larmes :

- J'ai tellement cru que nous ne te reverrions jamais... Tellement eu peur...

- J'ai eu de la chance, beaucoup de chance...

Puis ce fut Kyle qui me prit contre lui et, enfin, je pus saluer Manfred.

- Bienvenue à Dunvegan, Héloïse. Tu es ici sous la protection du clan, comme je l'ai offerte aux tiens.

- Merci, Manfred, répondis-je, les larmes aux yeux.

Et il me sembla vivre là ce que Jennie et Kyrian avaient connu, trente ans plus tôt.

Avant d'entrer dans le château, je me tournai vers Fillan et dis :

- Voici Fillan, du clan MacDonald de Glencoe. Et sa petite sœur Eilidh. Sans lui, je ne m'en serais pas sortie. Je vous demande de lui faire bon accueil, Manfred.

- Bien entendu. Je salue un fils des MacDonald, dit-il en s'avançant vers le jeune homme et en lui posant la main sur l'épaule. Bienvenue à Dunvegan.

- Merci, My Laird, répondit Fillan en s'inclinant légèrement.

Même si Fillan n'avait pas encore atteint sa taille adulte, il était déjà plus grand que Manfred. Mais ce dernier, j'allais bien vite le constater, savait user de toute son autorité de laird.

A cet instant, Tobias s'approcha d'Eilidh et lui prit la main en lui disant :

- Viens avec moi, Eilidh. Tu vas voir, nous sommes une grande famille. Tu auras plein de compagnons de jeux !

Et la petite fille le regarda de ses grands yeux gris, émerveillée.

Nous gagnâmes l'intérieur du château où je fus heureuse de revoir Iona et Ana, ainsi que Craig et Elisabeth. Tous portaient le deuil de Caleb et des autres membres du clan tombés au combat. Iona, je m'en rendis compte bien vite, souffrait beaucoup. Elle était amaigrie et le sourire qu'elle m'adressa en me voyant fut le premier depuis longtemps, me révèlerait Jennie un peu plus tard. A plusieurs reprises au cours des semaines à venir, j'allais me sentir bien proche d'elle, une fois de plus, en ayant le sentiment de partager la même douleur, même si nous n'avions aucune certitude quant au fait que Kyrian soit tombé au combat. Petit à petit, j'allais devoir me faire à l'idée que j'étais veuve moi aussi, même si une part de moi-même refusait toujours farouchement de l'admettre. Et autant j'allais m'appuyer sur mes enfants pour faire face, autant Iona allait pouvoir compter sur la petite Kayane, âgée maintenant de neuf ans.

Clarisse, Lorn et leurs enfants, se trouvaient eux aussi à Dunvegan, ainsi que Madame Lawry qui, pour rien au monde, ne les aurait abandonnés. Et durant un moment, on oublia le deuil et les craintes liées à la défaite pour célébrer nos retrouvailles.

**

En fin de journée, je gagnai la chambre que j'avais occupée à chacun de nos séjours ici. Comme à Inverie au cours des derniers mois, j'allais y être seule. Les enfants dormaient tous dans deux chambres voisines, une pour les garçons et une pour les filles. Nous y fîmes une place sans difficulté pour Eilidh que tous semblaient avoir déjà prise en amitié et en particulier Tobias et Marie. Clarisse et Jennie étaient avec moi et la première s'activait à redonner une allure un peu plus correcte à ma chevelure. Il fallut me couper les cheveux vraiment courts, mais le résultat n'était pas déplaisant, bien que surprenant.

- Quel gâchis, quand même, Madame, soupira Clarisse. Vous aviez de si beaux cheveux…

- Ils repousseront, Clarisse, dis-je doucement. Et je préfère avoir les cheveux courts aujourd'hui qu'avoir dû me retrouver à nouveau face à Luxley.

- Il est mort, maintenant, dit Jennie. Il ne nuira plus à quiconque.

Je me retournai vivement vers elle. S'ils avaient tous été curieux d'entendre le récit de mon évasion, et Manfred en avait été l'un des plus intéressés, je n'avais pas encore connaissance de ce qui avait poussé tous les miens à se réfugier à Dunvegan. L'heure des confidences allait sonner.

Jennie me fixa avec assurance, puis elle dit simplement :

- Clarisse, va chercher Kyle, s'il te plaît. Je crois que nous ne serons pas trop de tous les deux pour raconter ce que nous avons vécu.

Compréhensive, elle hocha la tête et sortit de ma chambre pour se mettre en quête de mon beau-frère. Il entra peu après, refermant soigneusement la porte derrière lui, puis vint s'asseoir dans un fauteuil, à côté de Jennie. Je leur faisais face. Je pensai que Jennie allait prendre la parole, mais ce fut Kyle qui commença le récit. Je remarquai qu'il avait pris la main de Jennie dans la sienne, comme pour lui apporter un peu de réconfort. Puis je me fis la réflexion que c'était peut-être lui qui en avait besoin.

- Après ton enlèvement, Héloïse, j'ai voulu suivre vos traces, mais Jennie m'en a dissuadé. La petite troupe de Luxley était bien armée et même avec l'aide de Lorn et d'un ou deux autres gars, nous n'aurions pas pu les vaincre. J'ai donc rongé mon frein et cherché le moyen de te retrouver, sachant pertinemment qu'il t'avait très certainement conduite à Fort William.

- J'ai dit à Kyle que nous devions penser aux enfants. Que s'il se faisait arrêter ou tuer, nous serions alors tous sans protection. C'était dur à entendre pour lui, mais il fallait se montrer raisonnables, intervint Jennie. Penses-tu que j'aie bien agi ?

- Oui, dis-je en comprenant sa crainte. J'aurais certainement été amenée à faire le même choix, à ta place.

- Nous avons alors enterré Alex, et j'ai fourbi nos armes. Mais je ne m'attendais pas à ce que Luxley réapparaisse si rapidement, poursuivit Kyle. Nous avons été prévenus par un paysan. Il avait avec lui seulement trois hommes. De ce que nous avons compris, il avait envoyé de toutes petites escouades, de-ci, de-là, à ta recherche, à travers les alentours de Fort William, et lui revenait vers Inverie. Quand il est arrivé, Lorn et moi étions prêts à les recevoir.

- Je lui ai fait face, Héloïse, dit Jennie. Je lui ai dit que tu n'étais pas là, que nous ne t'avions pas revue. C'était la vérité. Il n'a pas voulu me croire et il m'a forcée à rentrer dans le château. Il avait laissé ses soldats au-dehors, comme… comme autrefois, ajouta-t-elle avec courage. Seulement…

- Seulement, cette fois, il n'y avait pas qu'un enfant de six ans à l'attendre, termina Kyle, mais un de dix.

A ces mots, je me sentis frémir. Roy avait donc joué un rôle dans la mort de Luxley !

Kyle et Jennie échangèrent un regard. Puis Kyle reprit le récit :

- Lorn et moi, nous nous étions cachés avant leur arrivée, et nous étions armés. Lui derrière la remise, et moi dans les écuries. J'avais décidé que je ne laisserais pas repartir cette ordure vivante. Que c'était la troisième fois qu'il mettait les pieds à Inverie, mais c'était la fois de trop. Quand je l'ai vu pousser Jennie à l'intérieur, mon sang n'a fait qu'un tour. Mais nous étions coincés : nous devions nous occuper des soldats d'abord. Je suis alors sorti des écuries en criant et j'ai surpris les soldats qui se sont tournés vers moi tous les trois. J'en ai abattu deux d'un coup de pistolet, puis j'ai tiré mon épée pour m'occuper du troisième. A ce moment, Lorn est sorti de la remise et il a tiré. Il a blessé le dernier soldat que j'ai pu achever avant de me précipiter dans la salle. Et là…

Il secoua la tête, poussa un long soupir :

- Là, je n'ai plus trouvé que le cadavre de Luxley. Il était mort d'une balle, entre les deux yeux. C'est ton fils qui a tiré, Héloïse.

Ma bouche s'ouvrit en grand et mes yeux de même. J'étais à la fois stupéfaite et effarée que Roy ait pu faire cela.

- Comment... ?

J'étais incapable d'en dire plus. Jennie reprit la parole.

- Luxley m'avait conduite dans la grande salle et il tentait de m'impressionner en me posant des questions, en disant qu'il allait faire fouiller tout le château, qu'il pillerait tout et nous tuerait tous si je ne lui disais pas la vérité. Quand il a entendu les coups de feu au-dehors, il s'est précipité vers la fenêtre. Voyant ce qui se passait, il a voulu gagner la porte, mais, à ce moment-là, il s'est retrouvé face à Roy qui le menaçait du pistolet de Kyrian, celui que tu avais laissé dans ta coiffeuse. J'ai bien vu sur son visage qu'il a été totalement pris au dépourvu, qu'il ne s'attendait pas à se retrouver face à un enfant. Roy n'a pas hésité une seconde. Il a tiré. Et Luxley s'est effondré, juste avant que Kyle n'arrive.

- Mon Dieu... soupirai-je en portant les mains à mon visage.

Mon cœur battait comme un fou. Une peur rétrospective m'envahissait. Je sentis un sanglot naître dans ma gorge, mais il ne put en sortir. Jennie se leva et s'approcha de moi, me prit dans ses bras.

- Héloïse... Ton fils a agi en homme. Il est jeune encore, mais les temps que nous traversons vont certainement obliger nos enfants à grandir plus vite que nous ne le souhaiterions.

- Il n'a pas tremblé, ajouta Kyle. Il avait encore le pistolet fumant dans la main quand je suis arrivé. Il m'a regardé et il m'a dit : "Oncle Kyle, j'ai tué cet homme. Il était mauvais. Il a enlevé maman et il menaçait Tante Jennie." Je me suis accroupi face à lui, je lui ai retiré l'arme des mains et je l'ai pris dans mes bras en lui disant : "Tu viens de faire ce que je m'étais promis de faire, car cet homme était en effet très mauvais. Il avait fait beaucoup de mal à ta tante, quand elle était toute jeune. Et il a tué. Beaucoup de gens. Ton oncle, Alec. Et Alex. Et d'autres encore. Il aurait dû être jugé, mais en ce pays, il n'y aura pas de justice tant que les Anglais seront là."

Je relevai mon visage plein de larmes vers Jennie. Elle hocha la tête, confirmant les dires de Kyle. Puis elle reprit :

- Kyle et Lorn... se sont débarrassés des cadavres des Anglais. Je ne sais pas où, ni comment. Il refuse de me le dire. Puis nous avons très vite décidé de partir. Nous craignions que d'autres patrouilles ne viennent. Te sachant en fuite, nous avons espéré que tu parviendrais à Inverie, c'est pour cela que j'ai laissé la lettre dans le bureau. J'ai pensé que tu y chercherais des papiers ou de l'argent. Je n'en ai laissé qu'un peu car j'ai préféré emmener avec nous tout ce qui restait du mandat de ton frère et de la dernière collecte. Nous avons alerté les villageois et je leur ai ordonné de partir dans d'autres villages. Nous avions réfléchi et nous pensions que si une patrouille revenait par ici, les soldats seraient capables d'exécuter des gens en représailles. Les villageois reviendront à Inverie quand tout sera plus calme. Et nous aussi.

"Les villageois reviendront à Inverie quand tout sera plus calme... Et nous, aussi".

Ces paroles, j'allais me les répéter souvent au fil des semaines et des mois à venir.

**

Lorsque nous quittâmes ma chambre, je me mis aussitôt à la recherche de Roy. Je voulais lui parler avant le dîner. Il était dans la chambre des garçons, avec Gowan, Ervin et Galyn. Tobias était absent. Je m'approchai du lit où ils étaient assis et je demandai aux garçons de me laisser seule avec lui. Je pris place à ses côtés et l'entourai de mes bras.

- Maman ? Tout va bien ?

- Ca va...

- Tu pleures encore ?

- Un peu, oui. J'ai eu tellement peur pour vous, tellement... Quand je suis arrivée à Inverie, que j'ai découvert le village désert, le château fermé et vide... Avant de trouver la lettre de Jennie, j'ai vraiment craint le pire. Et là, je vous retrouve tous...

- Sauf papa.

Je baissai la tête. Que dirait Kyrian à ma place ? Comment parlerait-il à son fils ? Je devais faire face, seule. Même avec le soutien de Kyle, de Jennie, de tout le clan, j'étais seule.

- Roy... Kyle et Jennie m'ont raconté ce que tu as fait.

- J'ai tué un homme, me dit-il avec sérieux. Sauf que ce n'était pas vraiment un homme. C'était un monstre.

- Oui. Mais tu es encore bien jeune... pour cela. Même si tu as du courage.

- Papa n'est pas là. Il faut bien que quelqu'un s'occupe du clan.

- Nous allons nous en occuper. Tous ensemble. Et pas seulement moi. Ou toi. Tous.

- Nous allons rentrer à Inverie ?

- Pas tout de suite. Nous verrons avec Manfred ce qu'il convient de faire, mais... mais pour le moment, cela va être l'heure du repas, conclus-je avec un petit sourire.

Nous arrivâmes dans la grande salle, Roy et moi. Les autres garçons s'étaient déjà joints au reste de la famille. Manfred et Ana présidaient la tablée. Cela me fit une impression un peu étrange de les voir à cette place, même si ce n'était pas la première fois puisque nous étions demeurés à Dunvegan quelques jours après la cérémonie des serments. Mais j'avais un tel souvenir de Craig et Elisabeth présidant le repas... Cette dernière me sourit et m'invita à prendre place à ses côtés, entre Iona et elle. Je fus touchée de sa gentillesse, une fois de plus. En agissant ainsi, en me conviant près d'elle, elle n'était pas que gentille, même si cette qualité dictait très certainement son attitude : elle me faisait aussi reprendre mon rang, celui de Lady d'Inverie.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Pom&pomme ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0