Chapitre 36 (deuxième partie)
Pour commencer, Joyeux Noël à tous !
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Château de Dunvegan, été 1746
J'avais décidé assez vite, au début de l'été, d'entamer la rédaction d'un journal. Je n'écrivais pas chaque jour, mais quand j'en ressentais le besoin. L'absence de Kyrian était toujours aussi douloureuse à supporter pour moi et, par ce biais, je parvenais à calmer un peu ma peine. J'écrivais au sujet de ce que nous vivions, je parlais aussi de mes enfants. Je racontais parfois quelques souvenirs qui me revenaient en mémoire, de moments que j'avais partagés avec mon époux, y compris certains intimes. Je ressentais le besoin de raconter notre histoire, comme pour la prolonger encore un peu, au-delà de la mort. C'était aussi une façon pour moi de cacher mon chagrin aux yeux de mes proches, et particulièrement de mes enfants. Même si je savais qu'ils n'étaient pas dupes, Jennie et Clarisse en tout premier lieu.
Je n'avais jamais séjourné à Dunvegan en été, mais c'était tout aussi agréable qu'à Inverie. L'anse offrait, de plus, une belle plage abritée et les enfants y trouvaient un formidable terrain de jeux. Un jour, Manfred me raconta comment autrefois Caleb, Kyrian et lui-même y jouaient avec d'autres enfants du clan.
- Nous étions toute une petite bande, comme ceux-là aujourd'hui. Nous formions des clans en miniature, nous nous affrontions pour un bout de plage ou quelques rochers. Puis, nous prêtions des serments d'unité et d'entraide et alors, nous menions le combat contre les Anglais.
- Et certains d'entre vous acceptaient de jouer le rôle de l'occupant ? demandai-je avec intérêt.
- Aucun. C'étaient les adultes qui jouaient ce rôle, nos maîtres d'armes, quelques soldats. Je me souviens d'une fois où Dougal a déclaré qu'il était le roi sur son trône ! Et qu'il allait nous bouter hors de ses terres, que son armée était plus puissante que nous autres qui n'étions qu'une bande de sauvages.
- Et qui a gagné, à la fin ?
- Nous, bien sûr ! répondit-il en riant.
Nous avions quitté le château tous les deux, avec Ana et Iona, et nous nous tenions sur le rivage, sur la large bande de terre herbue qui descendait en pente douce vers la plage. Là avaient été sortis quelques bancs de bois où nous prenions souvent plaisir à nous asseoir, nous les femmes, l'après-midi, pour profiter de la douce chaleur estivale en regardant nos enfants s'ébattre sur la plage ou dans l'eau. Ils savaient tous déjà bien nager, hormis les deux petites dernières, Lowenna et Eilidh. Tobias était d'ailleurs en train de montrer à celle-ci comment s'y prendre.
Je les regardais faire avec tendresse. Peu après, Manfred nous laissa, car il avait à faire au château et Iona était rentrée elle aussi, pour chercher son ouvrage de couture. Elle m'avait confié que cette activité lui faisait du bien, qu'elle ne pensait à rien ainsi, et surtout pas à Caleb. Les semaines passaient, mais le deuil serait long et jamais définitif pour elle. J'en avais toujours le cœur serré en y pensant, et elle m'avait dit une fois qu'elle ne savait pas quelle situation était la pire : la sienne, en étant certaine d'être veuve, ou la mienne qui pouvait encore, un peu, espérer, mais qui pouvait aussi être rongée par l'incertitude. J'avais apprécié cet échange que nous avions eu toutes les deux, et nous en avions conclu que nous devions maintenant vivre pour nos enfants. Je mesurais pleinement la chance qu'elle avait avec la petite Kayane.
J'étais donc seule avec Ana et nous discutions tranquillement, quand nous vîmes arriver quelques hommes, parmi lesquels Fillan. Celui-ci me fixa un moment et me salua d'un signe de tête. Je lui répondis de même et poursuivis ma conversation avec Ana. Ils s'éloignèrent un peu plus loin, le long du rivage et Ana me dit alors :
- Héloïse, as-tu remarqué comment Fillan te regarde ?
Je la fixai, étonnée de cette remarque.
- Oui, poursuivit-elle. Je ne sais pas si tu t'en es rendue compte, mais... Je crois que ce garçon est amoureux de toi.
- Que dis-tu ? Mais, c'est impossible !
- Et pourquoi non ?
- Mais... Je suis mariée !
- Certes... mais Kyrian n'est pas là et il est peut-être...
- ... mort, dis-je en un souffle pour compléter sa phrase qu'elle avait hésité à terminer.
Elle hocha la tête et reprit :
- Je sais que ce jeune homme t'a sauvé la vie, mais il aurait pu retourner à Glencoe, te sachant maintenant en sécurité et voyant que nous prenions bien soin de sa sœur. Or, il ne l'a pas fait et ne semble pas avoir l'intention de le faire. Ce n'est pas un souci qu'il reste là, Manfred l'aurait renvoyé chez lui si cela avait été le cas. Mais je pense qu'il reste ici à cause de toi. Pour être avec toi.
Je gardai le silence, réfléchissant à ce qu'elle me disait. Je n'avais pas vu les choses ainsi et je devais bien avouer que je m'étais posé peu de questions concernant Fillan. Je m'étais préoccupée de mes enfants, de ma famille, de mes proches, j'avais aussi parlé avec Manfred de la situation du pays et de celle du clan d'Inverie, et c'étaient là bien assez de sujets de préoccupation. Ana continua :
- Héloïse, si... ce n'est pas bon que ce jeune homme reste ici. Ce n'est pas bon pour lui si... si tu ne veux pas de lui. Il va s'enfermer dans ses sentiments et si Kyrian revient, il souffrira. A moins que tu ne veuilles de lui dans ton lit...
- Jamais ! Jamais je ne partagerai mon lit avec un autre que Kyrian, jamais ! Ana ! Tu m'entends ? Jamais !
Elle posa sa main avec douceur sur mon bras et me sourit :
- Je le conçois et le comprends, je ne te juge pas et je ne t'encourage pas non plus à le prendre comme amant. Je voulais juste te livrer mon sentiment, car c'est un bon garçon, sensé, qui a de la suite dans les idées. Il a fait ce que Torquil lui avait demandé. Il a veillé sur toi, il s'est assuré que tu étais désormais autant en sécurité qu'il est possible. Ce n'est pas ta faute s'il est tombé amoureux de toi. Mais il ne faut pas l'encourager dans cette voie, je dis cela pour lui.
- Je comprends, dis-je plus calmement.
Mais je relevai cependant sa phrase : n'avais-je vraiment rien fait pour l'encourager ? Il m'avait vue nue, m'avait tenue dans ses bras pour me réchauffer et me réconforter. Je n'avais rien fait pour le repousser. Certes, c'était une question de survie, mais... N'avait-il pas alors pensé ou imaginé que... alors qu'il n'avait peut-être jamais vu une femme nue de sa vie et encore moins tenu une dans ses bras ? Ana me laissa dans mes réflexions un moment avant de reprendre :
- Si tu veux éviter à ce garçon de souffrir, il faut lui confier une mission. Renvoie-le à Inverie, Manfred pourrait lui adjoindre quelques hommes, pour voir comment les choses évoluent là-bas. Demande-lui de rencontrer quelques chefs de village, je ne sais...
- Hum... C'est une bonne idée. Kyle parlait l'autre jour de retourner à Mallaig ou à Airor, pour avoir quelques renseignements. Mais Manfred pense que ce n'est pas prudent que Kyle retourne sur le continent pour le moment et Jennie aussi.
- Jennie a raison et ne le laissera pas partir, sourit Ana. Parle de cela avec Manfred, avant le dîner.
- Oui, dis-je en regardant à nouveau vers la grève où les enfants poursuivaient leurs jeux innocents, bien loin de nos préoccupations d'adultes.
**
Avec mon accord, Manfred confia donc à une petite escouade de cinq hommes, dont Fillan, de se rendre sur les terres d'Inverie. Le chef de cette escouade était Murray, un de ses hommes de confiance. Ils avaient grandi ensemble et Murray aussi connaissait bien Kyrian. Il promit de me ramener le plus de nouvelles possibles des miens et de pousser jusqu'à Inverie si cela lui semblait sûr. Je lui transmis les noms des différents chefs de village et lui demandai de passer en priorité sur les terres voisines du clan Campbell. Je craignais des difficultés pour des hommes comme Delaery, me rappelant aussi les propos de Torquil.
Lorsqu'ils revinrent, quelques semaines plus tard, Fillan n'était plus avec eux. Il était resté auprès de Delaery et avait rapporté à sa famille ce qu'il savait de Torquil. J'ignorais encore quel avait été le sort réservé aux prisonniers de Fort William, mais je me doutais que certains d'entre eux avaient été exécutés pour m'avoir aidée à m'évader. Beaucoup seraient déportés en Amérique.
Mais les nouvelles que Murray me rapportaient avaient aussi de quoi m'inquiéter : si les exactions des troupes anglaises avaient été réduites, ce n'était pas tant par clémence de ces dernières, mais plutôt parce qu'il y avait un arrangement entre les autorités de Fort William et Logan Campbell : ce dernier avait revendiqué une partie de nos terres, et notamment celles s'étendant jusqu'à la côte depuis Strathan, plaçant ainsi John Delaery dans une situation très délicate. Mais Campbell, comme d'autres, n'allait pas pouvoir profiter de cet avantage bien longtemps : les Anglais allaient bien vite interdire les serments au laird et se mettre à détruire méthodiquement tous les rouages du fonctionnement clanique.
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