Chapitre 36 (troisième partie)

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Château de Dunvegan, décembre 1746

Nous étions à l'approche des fêtes de Noël, mais le cœur n'y était pas vraiment. Toutes les nouvelles que nous recevions de l'extérieur étaient mauvaises et si, un temps, j'avais espéré être de retour à Inverie avant l'hiver, j'avais vite compris que ce ne serait pas possible. Manfred n'était pas en mesure de garantir notre sécurité en-dehors de Skye. J'étais, de plus, toujours recherchée pour évasion. Et obtenir une grâce n'était pas à l'ordre du jour des vainqueurs.

Au cours des mois passés, nous avions pris part à la vie de la petite communauté de Dunvegan. Madame Lawry et Clarisse s'étaient fondues parmi les domestiques du château, quant à moi, je passais de longs moments avec Jennie, Iona, Ana et Elisabeth. Nous retrouvions là l'entente qui avait été la nôtre lorsque j'avais fait leur connaissance. Nous avions aussi de l'occupation avec les enfants, surtout en ces longs mois d'hiver où les sorties étaient rarement possibles, même si nous profitions de la moindre éclaircie pour les faire courir un peu. Ils adoraient jouer dans la neige dans la cour du château et je prenais souvent plaisir à les accompagner. Les hommes, quant à eux, parlaient entre eux, tentaient d'imaginer ce que serait notre avenir.

Les matinées étaient réservées à l'éducation des enfants. Je leur apprenais à lire, à écrire, à compter. Je recevais aussi l'aide de Robert McTosh qui avait été le précepteur de Kyrian et de ses cousins. Il leur enseignait notamment des notions qui m'étaient étrangères, mais qui pourraient leur être utiles à l'avenir. Si tous les enfants parlaient gaëlique, ils avaient aussi quelques notions d'anglais et les miens, ceux de Jennie et de Clarisse, savaient aussi parler français. Marie était une des plus assidue à mes cours de langue et elle aimait beaucoup réciter des poèmes ou chanter des chansons en français. Elle avait une très belle voix et, souvent, le soir, elle faisait partie des conteurs ou chanteurs qui agrémentaient de leur art les heures d'après dîner. La petite Eilidh n'avait reçu aucun enseignement, mais elle appréciait ces quelques heures de cours matinales. Elle prenait cela comme un jeu et, bien vite, elle sut écrire. Elle eut plus de mal avec la lecture, mais Tobias l'aidait beaucoup. Elle aussi apprit le français, surtout à travers les chansons de Marie.

Les premiers mois qui avaient suivi la défaite avaient été terribles, les exactions nombreuses. Avec l'hiver, on aurait pu espérer un peu d'apaisement, mais rien ne semblait pouvoir arrêter les Anglais et Cumberland. La violence et la haine se déchaînaient partout. De vieux chefs de clans furent arrêtés, comme Lord Lovat qui allait être décapité au début de l'année suivante à Londres. Geoffrey MacKenzie était mort à Culloden, ainsi qu'une grande partie de ses hommes. Ils payaient un des plus lourds tributs de la défaite. D'autres, plus rares, avaient pu fuir comme Lord Cameron. Les Campbell, quant à eux, n'ayant pas participé à la rébellion, connaissaient une paix relative. Ils en avaient profité pour étendre leur mainmise sur une partie de nos terres, et John Delaery n'avait pu que plier devant leur force. Je n'étais pas en mesure de l'aider à faire face. Mais, d'une certaine façon, et bien que ce ne fût pas son but, Logan Campbell allait nous servir. Ses terres formaient comme une barrière entre les nôtres et le Great Glenn. Les Anglais devaient les traverser pour gagner la côte et, se sachant en terre alliée, ils ne se risquaient que peu au-delà. Ils se déchaînaient beaucoup plus sur les territoires du nord, et les clans des Fraser, des MacKenzie, des MacKintosh étaient mis à sac.

Manfred n'avait pas non plus été en mesure de me garantir l'envoi de courrier, notamment à destination de la France et je n'avais pu encore, à ce jour, écrire à François et lui donner de nos nouvelles. J'imaginais sans peine sa grande inquiétude nous concernant tous et j'espérais que cela n'affectait pas trop la santé de mon père.

En ce jour de décembre, je ressentais une peine plus profonde et inexpliquée. Je n'avais pas conscience qu'il s'agissait de la date anniversaire à laquelle j'avais perdu mon premier enfant, assassiné par Abigail. Personne n'y fit allusion autour de moi et j'avais à m'occuper de Lowenna qui avait attrapé un rhume et se plaignait de la tête. Madame Barach'n lui avait préparé une infusion et je m'efforçai de la lui faire prendre à intervalles réguliers. C'était le milieu de l'après-midi et ma fille était enfin parvenue à s'endormir. Je la laissai un moment et rejoignis les autres enfants qui jouaient dans un des grands salons du château où nous nous retrouvions souvent. Jennie et les épouses de ses cousins discutaient tranquillement en cousant, les garçons apprenaient un jeu de cartes avec Kyle. Tobias était assis avec Eilidh qui ne le quittait pas du matin au soir, lui lisant un livre. Marie regardait, songeuse, les flammes, assise en tailleur devant le foyer.

Je choisis de la rejoindre et je m'assis dans un fauteuil, près d'elle. Je demeurai silencieuse. Je me souvenais d'un soir d'hiver, à Inverie. Il faisait très froid au-dehors. C'était durant l'hiver qui avait suivi la naissance de Tobias. Il avait un peu plus d'un an et dormait désormais dans la même chambre que son frère, Kyrian et moi ayant pu alors retrouver un peu d'intimité. Nous ne nous étions pas couchés tard, tous autant que nous étions, et je m'étais installée dans un fauteuil, un livre sur les genoux, devant la cheminée de notre chambre. Je me tenais pareillement qu'aujourd'hui, n'ayant finalement pas ouvert mon livre et regardant les flammes danser joyeusement dans le foyer. Kyrian était debout, appuyé contre le manteau de la cheminée. Je pouvais admirer son profil éclairé par la lueur rougeoyante du feu. Comme à chaque fois que j'avais le temps de le regarder, de le contempler, je le trouvais beau et je sentais mon cœur se gonfler d'amour pour lui. Je n'aurais pu trouver homme meilleur, plus attentionné à moi, à nos enfants, à notre famille. Je n'aurais pu trouver homme plus soucieux des siens, de son clan, cherchant toujours à améliorer le quotidien de tous, à faciliter la vie de tous. Il m'avait déjà donné deux beaux garçons et je me sentais comblée.

Percevant mon regard sur lui, il s'était redressé, étiré et retourné vers moi. Il était venu s'accroupir devant moi, en cette attitude que je le voyais souvent prendre avec les enfants qui étaient encore petits ou, simplement, lorsque nous faisions étape en un petit campement et qu'il s'installait près du feu, lors d'un de nos voyages sur nos terres. Il avait pris mes mains entre les siennes, les avait caressées longuement tout en me fixant. Il ne disait rien, moi non plus. Nous étions simplement bien, simplement heureux, ensemble.

Puis il m'avait fait glisser lentement vers lui, me prenant dans ses bras. Je n'aimais rien tant que ces moments de tendresse exquise, quand je me sentais alors enveloppée dans sa chaleur, protégée de tout. Il avait laissé courir ses lèvres dans mon cou, puis avait déposé de tout petits baisers sur mon front, mes paupières fermées, le bout de mon nez et répandu son souffle chaud sur mes lèvres, avant de m'étendre au sol. Il m'avait fait l'amour, là, devant la cheminée, sur le tapis. Je me souvenais que nous étions restés longtemps, ensuite, étendus, enroulés dans son tartan, le feu réchauffant doucement nos peaux moites de sueur. J'aurais pu m'endormir là, entre ses bras, lovée contre lui. Mais je préférais le regarder, me laisser emporter encore par son regard vert, tendre, amoureux, profond, chaleureux. Vivant.

Je me laissai aller contre le dossier du fauteuil, un soupir au bord des lèvres. En ce lointain souvenir, Kyrian était vivant. Et moi aussi. Pensive, j'en avais oublié jusqu'à la présence des miens, la chaleur de cette famille, pour ne plus ressentir que le froid insidieux de la mort.

La voix, douce, mais assurée, de Marie, me fit revenir au présent. Elle sembla n'avoir parlé que pour moi :

- Il est vivant, My Lady. Je sais qu'il est vivant.

Je la regardai, plus émue qu'étonnée. Son regard était aussi assuré que sa voix :

- Je l'ai vu. My Laird est vivant.

Je ne lui posai aucune question, mais je me sentis étrangement réconfortée et le froid qui s'était glissé jusque dans mes os reflua lentement, laissant place à nouveau à la chaleur de l'espérance et de la vie.

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