Chapitre 20. READ
À pas feutrés, nous gravîmes le grand escalier de marbre. Il débouchait sur un large couloir. Andie nous guida vers ce qu'elle supposait être la chambre d'Alie, la première des trois sœurs décédée. Je baissai la poignée de la porte et l'ouvrit. Aussitôt, Beckie balaya la chambre avec la lampe de poche. Quelle déception ! La pièce était vide. Andie nous conduisit devant une seconde porte. Je demandai :
- C'est quelle pièce ?
Elle inspira lentement, puis me répondit enfin :
- La chambre au volet fermé, la chambre de Jane.
Je savais à quel point cet instant pouvait être difficile pour elle, aussi je m'éloignai de la porte pour la laisser l'ouvrir. Elle s'exécuta d'une manière si solennelle qu'on eût dit qu'elle était elle-même condamnée à mort. Beckie fit un pas en avant et tendit la lampe torche vers la chambre. Elle ne comportait aucun meuble, à l'exception d'un matelas posé à même le sol. Andie s'avança à l'intérieur. Je la suivais de loin. Elle s'accroupit devant le matelas et passa sa main dessus, dans une sorte de caresse désespérée, le type de geste que je n'avais jamais vu auparavant. Elle semblait à la fois triste et enragée. Je connaissais ce sentiment, mais pas aussi intensément qu'elle. Je ne pouvais pas connaître un sentiment plus profond que celui d'une jeune fille désespérée, qui a perdu la seule personne qui donnait du sens à sa vie, dont les pensées et les passions ne tournent toujours qu'autour de ce fantôme et qui depuis des années vit avec une soif de vengeance insoutenable. Ce que pouvait éprouver Andie était ineffable. L'envie de lui dire quelque chose ne me manquait pas, seulement aucun de mes mots n'aurait pu panser sa peine. Avec une tendresse qui me fit monter les larmes aux yeux, Andie souleva la couverture qui couvrait le matelas. Elle sortit sa lampe de la poche de son manteau et la braqua sur ce qui avait sans doute été le lit de Jane. Au milieu du matelas, il y avait plusieurs tâches de sang. Andie ferma ses paupières et serra les dents. Je posai ma main sur son épaule, ne pouvant trouver les mots appropriés. Elle tourna alors la tête vers moi, et nous nous sourîmes. S'en retournant vers les traces de sang, Andie déclara :
- C'est une preuve ça, non ? Ça prouve bien qu'elle a subi des violences physiques.
Samantha s'approcha et se pencha au-dessus du matelas. Elle décréta :
- Ils ont dû essayer de le laver. Pas de chance pour eux, le sang ça part difficilement, un peu comme le chocolat...
Je trouvais la comparaison assez inappropriée, à moins que les Brooks n'aient été des vampires, ce dont je doutais fortement. Ma sœur reprit :
- Malheureusement, ça ne prouve rien. N'importe qui pourrait penser que ces traces sont juste des pertes mensuelles. Si ces tâches de sang constituent une preuve pour nous, elles n'en seront une pour personne d'autre. Il faudrait quelque chose de bien plus évident.
- On ne trouvera rien ! s'emporta Andie. On ne parviendra jamais à faire éclater la vérité au grand jour. On va se faire prendre et tout le monde nous prendra pour de pauvres folles qui forcent la porte de la maison d'honorables gens pour les corrompre en cherchant à les réduire au statut d'assassins. Personne ne voudra connaître notre version des faits. Et finalement ça tombe bien, car on ne sait rien précisément de ce qui s'est passé dans cette maison.
- Ne perds pas espoir, dis-je. Allons voir la chambre de Wendy. Si nous ne trouvons rien, nous repartirons.
- Repartir ? me demanda Andie. Comment oses-tu parler de repartir si nous n'avons rien trouvé ? Je suis venue ici pour venger la mort de Jane, et par n'importe quels moyens je le ferai. Si on ne trouve aucune preuve, j'irai tuer Mr. Brooks de mes propres mains.
- Andie, rends-moi le couteau.
- Non, tu ne m'empêcheras pas de faire ce que j'ai à faire. Tu penses que c'est facile de vivre avec l'assassin de la fille que tu aimes en tant que voisin ?
- Je comprends.
Je me relevai. Andie fit de même. Je ne pouvais la dissuader de faire ce qu'elle comptait faire. Je ne pouvais plus qu'espérer que Wendy ait laissé de réelles preuves des crimes de son père derrière elle. Nous nous dirigeâmes dans ce qui avait été la chambre de ma meilleure amie. On entra dans la pièce. Il y avait un lit, un bureau, une penderie, des posters un peu partout sur les murs. Il me semblait encore sentir le parfum de Wendy. Jamais de son vivant je n'étais entrée dans sa chambre, et le fait d'y être à présent la faisait revivre en moi. J'avais l'impression étrange qu'elle était là, quelque part, avec moi. J'avais envie de dire cela aux autres, mais je ne pensais pas qu'elles comprendraient. Je demandai à Sam de monter la garde près de la porte pendant que Rebecca, Andie et moi, chacune munie d'une lampe, passions la pièce au peigne fin. Même dans cet endroit qui reflétait en quelques sortes l'intimité de Wendy, tout laissait encore penser que sa vie avait été parfaite. Alors qu'Andie fouillait le lit et Beckie la penderie, je m'attaquai au bureau. Il y avait un pot à crayons, un vase avec des fleurs, qui depuis avaient dépéri. Dans les tiroirs, je trouvai ses cahiers de cours, ses innombrables boîtes de maquillage, des feuilles de papier à lettre, dont le lot d'où provenait celle qu'elle m'avait envoyée avant sa mort. Rien qui ne puisse nous intéresser. Pourtant, alors que je regardais les papiers à lettre, le manque de profondeur du tiroir me surprit. Je le vidai de tout son contenu et l'examinai attentivement. Au fond, il y avait une encoche. Je passai mon doigt dedans et tirai dessus. Le morceau de bois se déboita. Je souris; si Wendy avait un tiroir à double fond, ça ne pouvait être que pour cacher quelque chose. Et si personne d'autre que les Brooks n'était jamais entré dans cette villa, elle n'avait pu vouloir cacher cette chose qu'à sa propre famille. J'engouffrai ma main dans le tiroir et en sortis la seule chose qui y restait. C'était un carnet.
- Andie, appelais-je.
La jeune fille s'approcha. Je lui montrai ma trouvaille et lui demandai de bien vouloir me tenir la lampe, pour que je puisse lire ce qui était écrit dans le carnet. Beckie ne tarda pas à se rapprocher pour découvrir avec nous les secrets de Wendy. C'était visiblement un journal intime, et il commençait au premier janvier de cette même année. Je commençais à lire.
Jeudi 1er Janvier.
Je m'appelle Wendy Brooks, et je n'ai jamais eu de journal avant aujourd'hui. J'ai trouvé qu'il pourrait être drôle d'écrire ma vie quelque part. Si seulement je savais quoi écrire.
Sur toutes les pages suivantes étaient écrits des proverbes chinois. Ils se terminaient le dix-huit avril.
Samedi 18 Avril.
J'ai passé la journée avec Deborah et Kyle. Ce sont des personnes fantastiques. En réalité, ce sont les seules personnes vivantes que je suis bien heureuse de connaître. Deborah est ma meilleure amie, je ne sais pas ce que je ferais sans elle. Je sais que je peux tout lui dire. Le seul inconvénient c'est que je n'y arrive pas. Kyle est mon petit ami depuis quelque temps déjà. C'est un garçon génial, très patient et attentionné. Il m'aime vraiment et je l'aime aussi. Seulement j'ai tendance à penser qu'il ne sera jamais heureux avec une fille qui a une vie comme la mienne. Kyle me parle sans cesse de son enfance au Nouveau Mexique, et moi si je lui disais une seule des choses qui me sont arrivées depuis mon enfance, il s'enfuirait probablement en courant.
Le journal de Wendy commençait à devenir intéressant dans notre enquête. Quelque chose y paraissait tout de même étrange. Bien que ce fût un journal intime, on sentait qu'elle y écrivait avec une certaine retenue, comme si ce qu'elle avait à dire était même trop dur face au papier. Les pages suivantes manquaient terriblement d'intérêt. Le premier mai par exemple, elle avait juste écrit qu'elle avait mangé une crème glacée dans le centre ville. Elle décrivit ainsi pendant plusieurs pages ses repas, et tout le mois de juin ne fut basé que sur le maquillage qu'elle portait chaque jour. À partir du trentième jour de juin, elle commença un compte à rebours.
Mardi 30 Juin.
J-3
Mercredi 1er Juillet.
J-2
Jeudi 2 Juillet.
J-1
Et le compte à rebours ramenait à la nuit de la mort de Wendy. À ma grande surprise, elle avait écrit le jour où elle s'était suicidée...
Vendredi 3 Juillet.
J'ai pris une lourde décision. Je vais m'en aller. Ce soir même, c'est l'anniversaire de la mort de Jane, ma sœur. Cela fait des années que je vis ici, dans la villa de l'horreur, des années où je n'ai vu que du sang et entendu que des pleurs. J'avais deux sœurs à une époque, qui selon mon père ne méritaient pas la vie. Il répétait sans cesse qu'elles étaient des créatures démoniaques et il les retenait enfermées ici, dans la villa de l'horreur. Je ne sais pas s'il y a une seule nuit de mon enfance où je n'ai pas entendu leurs cris de douleur. Y a-t-il eu seulement une nuit où mon père ne les a pas battues ou abusées ? Ma mère n'a jamais rien dit, elle avait trop peur. Ma sœur Alie est morte alors que j'étais âgée de dix ans. C'était un mardi, à quinze heures. Depuis, chaque mardi à cette heure précise, ma mère renouvelle ses roses dans un vase, c'est ce qu'elle appelle «La résurrection». Ce n'est pas pour autant qu'Alie nous reviendra. Ma sœur Jane a été tuée un matin, au matin du quatrième jour de juillet. Ma mère n'a pas inventé d'étrange rituel pour ce jour, elle s'y était préparée depuis longtemps, je crois. Les meurtres de mes deux saurs ont été quasiment identiques. Mon père, les ayant mises enceintes, décidait d'en finir. Il les violentait et les noyait dans la baignoire. Deux fois j'ai assisté à ce morbide spectacle, je me suis interdit de détourner la tête. Moi qui ne subissais aucune violence physique, je voulais souffrir avec mes sœurs, mourir avec elles, et jamais je n'ai ignoré leurs souffrances. Je les ai vues se débattre et s'écrouler, j'ai vu leurs corps livides flotter dans la baignoire, j'ai dû me laver dans cette même baignoire tous les autres jours de ma vie, et à chaque fois l'eau me faisait un peu plus peur. Je ne sais pas quel rôle est le pire, probablement celui de la victime. Mais être le témoin de scènes comme celles-ci est un poids insupportable. Je l'aurais probablement supporté si j'avais été traitée comme mes sœurs, si moi aussi on m'avait fait souffrir. Mais le fait d'être épargnée me fait me sentir tellement coupable que depuis des années je m'inflige moi-même des coups pour me blesser. Il n'y a pas un seul jour de ma vie où je ne pense pas à ce qui s'est passé dans cette maison. Et le pire, c'est de savoir que leurs corps sont encore congelés ici, sous nos pieds. Voilà tant de raisons pour lesquelles je veux en finir. Comme je suis incapable de mettre encore un pied dans cette maudite salle de bain, je m'ouvrirai les veines. Mes parents seront meurtris, ça leur apprendra à faire du favoritisme dont je n'ai jamais voulu ! Quand ils retrouveront mon corps, il voudrons le faire enterrer dignement, alors les gens se demanderont pourquoi une fille soi-disant aussi heureuse que moi s'est tuée, ils ouvriront une enquête et découvriront tout. J'ai pris le temps d'écrire une lettre à Deborah, pour ne pas qu'elle s'en mêle, et qu'elle sache bien qu'elle n'a strictement rien à voir avec cette histoire. Je ne veux plus que cette demeure fasse de mal à personne, surtout pas à elle et Kyle. Maintenant, je vais monter au ciel et je vais trouver la paix.
Nous tenions la preuve, mais j'étais trop chamboulée pour m'en réjouir. Tout ce qui s'était passé ici était rédigé dans ce journal, de manière un peu confuse mais suffisamment claire. Personne ne pourrait mettre ça en doute. Mais Wendy s'était trompée, personne ne s'était posé de question, à part moi. J'allais faire ce qu'elle voulait, maintenant, j'allais faire rendre la justice. J'étais certaine à présent de n'être en rien coupable de sa mort. J'allais peut-être enfin pouvoir achever mon deuil. Il fallait que nous sortions, à présent, que nous apportions ce journal à la police et que nous fassions arrêter Mr. et Mrs. Brooks. Je refermai le journal, me redressai et lançai aux autres :
- Filons !
Je glissai notre unique preuve valable dans la poche intérieure de mon manteau et nous redescendîmes l'escalier. Nous passâmes devant le salon. Mrs. Brooks y était toujours inconsciente. Je m'apprêtai à sortir de la maison par le garage lorsqu'Andie ouvrit une porte, sous l'escalier. Je m'étonnai :
- Que fais-tu ?
Elle tourna la tête vers moi, d'un air déterminé :
- Tu te rappelles ce qu'à écrit Wendy ? Elle a dit que les corps étaient ici, elle a dit qu'ils étaient «congelés sous nos pieds». Alors ils ne peuvent être qu'à la cave. Dans ma logique, c'est par ici.
- Andie, sortons et amenons le journal à la police. Ils iront chercher les corps eux-mêmes plus tard.
- Pourquoi plus tard ? Je veux aller retrouver Jane et immédiatement !
- Je ne pense pas qu'elle soit en état d'être vue.
- État ou pas, je l'aime, et je vais aller chercher ce corps !
Rien ne pouvait ôter cette idée de la tête d'Andie, et je me refusais à la laisser seule dans la villa de l'horreur. Je fis signe à mes sœurs :
- Allons voir à la cave, mais faisons vite.
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